Entretien avec Laurence Rosier

Développer une éthique langagière face à l’insulte

Pro­fes­seure de lin­guis­tique à l’ULB, Lau­rence Rosier s’est spé­cia­li­sée dans l’étude de l’insulte. Elle est éga­le­ment cura­trice de l’exposition « Salope ! et autres noms d’oiselles » et a publié « Petit trai­té de l’insulte » ain­si que « De l’insulte… aux femmes », ouvrage sor­ti récem­ment qui ajoute une dimen­sion fémi­niste à ses ana­lyses. Retour sur ces insultes dont les méca­nismes assignent une iden­ti­té à l’insulté et qui peuvent être, sui­vant les contextes, vec­trices de discrimination

Comment déterminer si une insulte est sexiste, homophobe ou raciste ?

Dans le méca­nisme de l’insulte, quelqu’un d’autre, et pas nous, choi­sit un trait de notre iden­ti­té, que ce soit eth­nique, sexuel, pro­fes­sion­nel, etc. et nous réduit à ce trait iden­ti­taire. L’insulte relève d’une assi­gna­tion iden­ti­taire parce que, la plu­part du temps, les insultes relèvent des types sui­vants. D’abord, les eth­no­types (« bou­gnoule », « maca­ro­ni », « wal­lon », « fla­mouche »…). Puis, les sexo­types qui relèvent du sexisme, au sens large, (pas seule­ment au sens fémi­niste du terme, si je dis à un homme « petite couille », c’est aus­si une insulte sexiste même si le sexisme est his­to­ri­que­ment atta­ché à la dis­cri­mi­na­tion et à la stig­ma­ti­sa­tion des femmes). C’est donc tout ce qui relève des insultes à orien­ta­tion sexuelle (« salope », « gouine », « pédé »…). Ensuite, les socio­types, tout ce qui relève de l’ancrage socio­pro­fes­sion­nel et des sté­réo­types, par exemple, avec « espèce de fonc­tion­naire » ou « pay­san ». Et enfin, les onto­types, où une carac­té­ris­tique onto­lo­gise la per­sonne. Par exemple, appe­ler une per­sonne forte « le gros » ou bien le gar­dien au foot qui laisse pas­ser des buts qui va deve­nir « la passoire ».

Je vois l’insulte comme dans un petit théâtre avec l’insulteur·se et l’insulté·e, l’insulte elle-même, le contexte où elle est pro­fé­rée et la mémoire. Et c’est une com­bi­na­toire de tous ces élé­ments qui fait qu’on peut dire si on est face à une insulte sexiste, homo­phobe, raciste ou non. Car l’insulte se situe tou­jours dans un contexte. Sui­vant le contexte, elle peut être plus ou moins grave, elle peut même être accep­tée dans un cer­tain contexte négo­cié. Ain­si, dans l’intimité, on peut par exemple avoir des appel­la­tifs type « ma salope » qui peuvent être accep­tés parce qu’ils ont été négo­ciés, de façon impli­cite ou expli­cite. Mais, quand on est dans l’espace public, et pour moi, c’est là que ça se joue, il y a une res­pon­sa­bi­li­té, notam­ment des per­son­nages publics aujourd’hui, qui ont le devoir de poli­cer leur lan­gage, de ne pas s’autoriser les insultes et le mépris. Dans les espaces publics régu­lés entre les citoyens et les citoyennes, il doit y avoir un res­pect et une éthique langagière.

Ne serait-ce que parce que les réseaux sociaux per­mettent que se déverse sur le net une série de choses qu’il serait impos­sible de dire dans les rap­ports inter­in­di­vi­duels. On a d’ailleurs connu une sorte d’inversion totale puisqu’avant on disait des choses à l’oral, mais on ne les écri­vait pas…

Est-ce que, comme Judith But­ler l’affirme, ce qui est socia­le­ment violent dans l’insulte, ce n’est pas tant le terme hai­neux en lui-même que leur répétition ?

Tout à fait, il y a des mino­ri­tés aujourd’hui qui sont har­ce­lées, car les insultes sont répé­ti­tives. Car quand on parle de har­cè­le­ment dans la sphère publique pour les femmes, ce n’est pas la répé­ti­tion d’une seule per­sonne, c’est une répé­ti­tion sociale : une femme ou quelqu’un de la com­mu­nau­té LGBTQ va ain­si être insul­té très régu­liè­re­ment et par de nom­breuses personnes.

L’insulte vient d’ailleurs aussi répéter ou redoubler d’autres discriminations. Typiquement, quelqu’un de racisé, qui se voit par exemple refuser un travail ou un logement à cause de sa couleur de peau et qui en plus subit une insulte raciste dans la rue…

En effet, dans le domaine, on réflé­chit en termes d’intersectionnalité, je mêle tou­jours le clas­sisme, le racisme, le sexisme, puisqu’il y a des cumu­lards face à l’insulte. Dans l’expo « Salopes ! », c’est le genre de ques­tions que je vou­lais poser : est-ce que Marie-Antoi­nette se fait insul­ter parce qu’elle est une femme ? Parce qu’elle est Autri­chienne ? Jeune ? En fait, ça se superpose.

« Con » est-il une insulte sexiste ?

Si éty­mo­lo­gi­que­ment, « con » désigne le sexe fémi­nin, aujourd’hui, il est appli­qué à tout une série de com­por­te­ments sociaux très dif­fé­rents, on peut dire que cha­cun a son « con » ou sa « conne ». La conno­ta­tion sexuelle n’est plus là dans ce terme sans doute parce qu’il est très poly­sé­mique et très uti­li­sé. L’évolution du lan­gage fait que cer­taines insultes res­tent très situées comme « salope » qui est très conno­tée sexuel­le­ment et mora­le­ment (le coté mani­pu­la­trice) alors que « con » ne porte pas néces­sai­re­ment avec lui le poids de son pas­sé. La mémoire de l’insulte est extrê­me­ment impor­tante pour son sens.

Alors, par­fois, ça peut être pro­blé­ma­tique. Dans le Petit trai­té, je cite cet extrait du film Le goût des autres, où l’un des per­son­nages dit « pédé » en l’utilisant dans le sens de « con » dans une dis­cus­sion avec deux per­sonnes homo­sexuelles qui vont lui rétor­quer « des pédés comme nous tu veux dire ? » comme pour l’inviter à réflé­chir à son propos.

Des termes comme « fillette », « tapette » ou « femmelette » renvoient-ils à une seule masculinité possible ?

Je suis en train de tra­vailler sur les insultes dans le sport, où même un terme comme « fra­gile » est très mal vécu. On a quand même dans le milieu spor­tif un prin­cipe de la viri­li­té qui rend très com­pli­quée l’expression éven­tuelle d’une homo­sexua­li­té. Là, oui c’est clair, ces termes font par­tie d’un sys­tème qui repro­duit le modèle hétéronormé.

Un terme comme « enculé » conserve-t-il une charge homophobe ?

On traite rare­ment une femme d’enculée… Je pense que la charge homo­phobe reste, c’est une insulte qui reste sexuelle. Et on sait, le sexe conti­nue quand même d’être un tabou social. Même si des sup­por­ters de foot qui scandent « arbitre encu­lé » dans un stade ne pensent pas à la charge homo­phobe. Mais, on peut la véhi­cu­ler mal­gré soi. C’est d’ailleurs le propre des sté­réo­types, on conti­nue à les col­por­ter sur la place publique en les énon­çant. C’est pour­quoi je pense qu’il faut conti­nuer à s’interroger sur cette charge qu’on trans­porte mal­gré soi, de sté­réo­types néga­tifs et d’assignation qui sont véhi­cu­lés par ces mots-là.

Et s’interroger sur ce que ça veut dire doit-il aller jusqu’à purger son vocabulaire de certains mots, chercher des substituts ?

On le fait déjà lorsque les enfants disent « putain » et qu’on leur demande de dire « purée », parce qu’on se dit que socia­le­ment, il fau­drait qu’ils ne disent pas ce mot-là… Même si par ailleurs, on sait que « putain » est une espèce d’interjection qui n’a plus du tout une signi­fi­ca­tion en tant que telle et qu’il s’agit sur­tout là de prendre un registre un peu gros­sier pour ponc­tuer son langage.

Mais, oui, l’idée c’est bien de réflé­chir à ce qu’on dit. Pour­quoi ne pas faire atten­tion ? C’est res­pec­ter l’autre. C’est à cha­cun de s’autoréguler, sui­vant les contextes. Il s’agirait donc, non pas, de dres­ser une liste des mots qu’on ne peut plus dire comme avec le poli­ti­que­ment cor­rect, mais de déve­lop­per une sorte d’éthique du lan­gage qui invite cha­cun à réflé­chir à ce qu’il dit, de se rendre compte que les mots peuvent conser­ver une charge séman­tique ou une mémoire, même si cer­tains peuvent occul­ter leur sens de base à force d’être uti­li­sés, comme avec « encu­lé » au foot. Ain­si, ce serait arri­ver à se dire qu’en uti­li­sant ce terme comme insulte, on cri­tique quelque chose, qui peut être une pra­tique sexuelle, qui a his­to­ri­que­ment été punie et reste tabou, que les hété­ro­sexuels pra­tiquent d’ailleurs aus­si, etc.

Quelle riposte possible à l’insulte sexiste, raciste ou homophobe ?

Il y a d’abord la riposte directe, insul­ter en retour. Mais le pro­blème, c’est qu’à par­tir du moment où on com­mence à être dans un voca­bu­laire insul­tant, on entre dans une mon­tée en ten­sion qui va déve­lop­per de toute façon de la vio­lence ver­bale voire phy­sique : l’insulte est sou­vent la pré­misse aux coups (et non un exu­toire à ceux-ci).

On a éga­le­ment le retour­ne­ment du stig­mate qui consiste à prendre comme un mot-slo­gan le mot-insulte dont on a été affu­blé. On peut pen­ser aux « slut­walks » [« marche des salopes »] fémi­nistes ou aux mili­tants homo­sexuels qui se reven­diquent « pédés et fiers de l’être ». Ce qui ne date pas d’hier : des termes comme « trots­kystes » en poli­tique ou « impres­sion­nistes » en art sont par exemple au départ des insultes qui ont été retour­nées et reven­di­quées par les insultés.

Ce que je défends plu­tôt, comme riposte à l’insulte, c’est l’éloquence à la manière d’une Chris­tiane Tau­bi­ra qui répond aux insultes racistes par un poème. C’est peut-être une posi­tion aris­to­cra­tique mais je pense qu’on peut édu­quer à l’éloquence à l’école, que c’est envi­sa­geable d’apprendre à répondre des beaux mots à des gros mots.

Vous avez dit que l’insulte était un bon baromètre de ce qu’on accepte dans une société. Quelle est la tendance actuellement ?

On est dans un grand écart. D’un côté, on est deve­nu hyper sus­cep­tible, les réseaux sociaux nous le montrent en jouant le rôle d’une espèce de police : on ne sup­porte plus rien. Et je me mets dans le « on ». Mais en fait, si on est comme ça, c’est peut-être parce qu’on s’est mis à regar­der le monde de façon un peu plus poli­tique, à se poser des ques­tions sur telles ou telles publi­ci­tés ou dis­cours, on est plus atten­tif à ça. C’est plu­tôt une bonne chose. Et d’un autre côté, il y a cette ques­tion de la liber­té d’expression, qui s’exprime aus­si sur les réseaux sociaux où on veut conser­ver la pos­si­bi­li­té de dire ce qu’on et où on ne sup­porte pas d’être cen­su­ré. On est donc dans une ten­sion extrême entre un « on ne peut pas dire n’importe quoi » et un « lais­sez-moi dire ce que je veux ». Et on doit trou­ver des curseurs.

En la matière, les réseaux sociaux jouent comme un véri­table labo­ra­toire. Pen­dant long­temps, on a plu­tôt été dans l’examen des inten­tions de l’insulteur qui peut dire « mais je n’avais pas l’intention de te bles­ser » en écou­tant moins l’insulté qui lui pou­vait dire « oui, mais moi, j’ai été bles­sé ». Aujourd’hui, ce qui a chan­gé, c’est qu’on écoute un peu plus l’insulté. Ce qui per­met tout un jeu de négo­cia­tion séman­tique entre celui/celle qui dit et celui/celle qui reçoit. C’est vrai­ment au cas par cas, et pro­gres­si­ve­ment, en s’intéressant à ce qui se dit et à sa por­tée, dans une négo­cia­tion per­ma­nente, qu’on pour­ra construire cette éthique sociolangagière.

Dernier ouvrage paru : De l’insulte… aux femmes (Éditions 180°, 2017)

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

code