Droits culturels : une introduction

Illustration : Baptiste Fuchs

De plus en plus sou­vent invo­qués dans les débats sur l’action cultu­relle et sur la vie démo­cra­tique, les droits cultu­rels demeurent mécon­nus et mal com­pris. Ils consti­tuent pour­tant une notion qui embrasse avec une effi­ca­ci­té sur­pre­nante la com­plexi­té et la richesse de notre vivre-ensemble et de notre nature humaine. Les droits cultu­rels sont notam­ment défi­nis par la Décla­ra­tion de Fri­bourg rédi­gée en 2007 par le Groupe d’experts inter­na­tio­naux du même nom. Celle-ci, dépas­sant les avan­cées per­mises par la décla­ra­tion et la Conven­tion de l’UNESCO sur la diver­si­té cultu­relle, pro­pose une défi­ni­tion de la culture qui met la per­sonne au centre et replace l’enjeu de la diver­si­té cultu­relle en face de la fina­li­té ultime des droits de l’homme : la digni­té humaine.

PAUVRETÉ ET RICHESSE CULTURELLE : LA DIGNITÉ HUMAINE EN QUESTION

Le terme « culture » désigne ici « les valeurs, les croyances, les convic­tions, les langues, les savoirs et les arts, les tra­di­tions, ins­ti­tu­tions et modes de vie par les­quels une per­sonne ou un groupe exprime son huma­ni­té et les signi­fi­ca­tions qu’il donne à son exis­tence et à son déve­lop­pe­ment » (Décla­ra­tion de Fri­bourg sur les droits cultu­rels, 2007).

Les droits cultu­rels visent à garan­tir à cha­cun la liber­té de vivre son iden­ti­té cultu­relle, com­prise comme « l’ensemble des réfé­rences cultu­relles par les­quelles une per­sonne, seule ou en com­mun, se défi­nit, se consti­tue, com­mu­nique et entend être recon­nue dans sa digni­té » (Décla­ra­tion de Fri­bourg sur les droits cultu­rels, 2007).

Cette iden­ti­té est le fruit d’un pro­ces­sus per­ma­nent d’identification qui implique l’existence d’une liber­té inté­rieure d’une part et l’accès à des res­sources cultu­relles adé­quates d’autre part. Ces deux condi­tions sont inter-reliées. Est cultu­rel­le­ment pauvre celui qui est pri­vé de ce couple liber­té inté­rieure – res­sources exté­rieures. Est cultu­rel­le­ment riche celui qui jouit de la capa­ci­té d’accéder à des réfé­rences cultu­relles, de choi­sir celles qui lui conviennent, de les inter­pré­ter et de les faire siennes.

Dès lors, la pau­vre­té cultu­relle doit être consi­dé­rée comme une ampu­ta­tion grave de l’identité de la per­sonne ; la richesse cultu­relle, comme le che­min de l’émancipation et de la digni­té humaine.

L’approche des droits cultu­rels est dite « per­son­na­liste » : elle place les per­sonnes au centre et au-des­sus du tout. Chaque droit est expres­sé­ment indi­vi­duel en même temps qu’il défi­nit la rela­tion à l’autre. Il met en cor­res­pon­dance une liber­té et une res­pon­sa­bi­li­té. Il consti­tue le mode d’emploi de la rela­tion sociale et poli­tique entre les personnes.

INTIME, EXTIMITe : « MA CULTURE, C’EST COMME MA PEAU »

Patrice Meyer-Bisch, membre du Groupe de Fri­bourg et fervent défen­seur des droits cultu­rels , aime à com­pa­rer la culture d’une per­sonne à sa peau. Cette méta­phore évo­ca­trice nous dit l’importance de la culture qui, loin d’être un luxe, consti­tue l’interface entre l’intérieur et l’extérieur de l’être, entre son inti­mi­té et ce qu’il donne à voir de celle-ci au-dehors : son exti­mi­té. Elle est cette sur­face par laquelle s’exprime l’identité de la per­sonne et sur laquelle s’impriment les réfé­rences cultu­relles incorporées.

C’est par ce dépla­ce­ment à double sens entre l’intime et l’extime que se fabrique une œuvre cultu­relle, laquelle est un acte de com­mu­ni­ca­tion por­teur « d’identité, de valeurs et de sens » (Décla­ra­tion de l’UNESCO sur la diver­si­té cultu­relle, 2001), par lequel les indi­vi­dus qui y par­ti­cipent, déposent, trans­mettent et s’approprient des res­sources culturelles ?

Les droits cultu­rels tendent à garan­tir à cha­cun les capa­ci­tés de construire, de pro­té­ger et d’étendre sa sur­face cultu­relle. Plus celle-ci sera grande, plus on sera riche cultu­rel­le­ment et plus on sera en mesure de s’enrichir encore. On consti­tue ain­si un capi­tal cultu­rel, une den­si­té de res­sources inter­con­nec­tées et capables de géné­rer de nou­velles richesses.

LE DIFFICILE CHEMINEMENT VERS LA RECONNAISSANCE DES DROITS CULTURELS

Il appa­raît clai­re­ment que les droits cultu­rels sont aus­si impor­tants que les autres droits humains mais qu’ils ont éga­le­ment un effet levier sur l’effectivité des autres droits. Ils ouvrent l’accès à des capa­ci­tés et per­mettent l’appropriation de res­sources indis­pen­sables à la réa­li­sa­tion de ces autres droits.

Bien que fai­sant par­tie inté­grante des droits de l’homme, ils sont pour­tant peu visibles dans les dif­fé­rents textes exis­tants. Pour­quoi ce para­doxe ? La genèse des droits de l’homme a été mar­quée par la frac­ture idéo­lo­gique entre la vision libé­rale et la vision socia­liste qui a relé­gué les droits cultu­rels au der­nier rang des pré­oc­cu­pa­tions des uns et des autres. Tan­dis que les pre­miers pre­naient la culture pour un luxe et une affaire pri­vée, les seconds voyaient dans les droits cultu­rels un dan­ger. Certes, la Décla­ra­tion uni­ver­selle des droits de l’homme de 1948 a consa­cré son article 26 au droit à l’éducation (tou­te­fois essen­tiel­le­ment com­pris comme un droit social) et son article 27 au droit de par­ti­ci­per à la vie cultu­relle. Le pacte inter­na­tio­nal des droits éco­no­miques, sociaux et cultu­rels a repris et déve­lop­pé ces dis­po­si­tions (articles 13, 14 et 15). Mais le droit de par­ti­ci­per à la vie cultu­relle est mal­gré tout res­té sous-développé.

Il fau­dra attendre 2001 pour que l’UNESCO adopte une Décla­ra­tion uni­ver­selle sur la diver­si­té cultu­relle, en s’appuyant notam­ment sur les tra­vaux du Groupe de Fri­bourg. Ce texte marque une avan­cée consi­dé­rable. La richesse cultu­relle est désor­mais recon­nue comme une res­source du patri­moine com­mun de l’humanité.

En 2005, la décla­ra­tion est sui­vie de la Conven­tion sur la pro­tec­tion et la pro­mo­tion de la diver­si­té des expres­sions cultu­relles. Moins ambi­tieux, ce texte défend notam­ment la liber­té des États à pro­té­ger leurs indus­tries cultu­relles au nom de la pré­ser­va­tion de la diver­si­té des cultures, mena­cée par les effets de la mon­dia­li­sa­tion. L’adoption de la conven­tion marque tou­te­fois un apport majeur au plan international.

Consi­dé­rant ces avan­cées insuf­fi­santes, le Groupe de Fri­bourg publie en 2007 sa propre décla­ra­tion sur les droits cultu­rels. Pen­sée comme un texte issu de la socié­té civile et des­ti­née à favo­ri­ser une meilleure recon­nais­sance des droits cultu­rels, la Décla­ra­tion de Fri­bourg consti­tue­ra une réfé­rence pour les tra­vaux ultérieurs.

Ain­si en 2009, le Conseil des droits de l’Homme des Nations unies met en place un expert indé­pen­dant pour les droits cultu­rels. La même année, le Comi­té des droits éco­no­miques, sociaux et cultu­rels (organe du Haut-Com­mis­sa­riat des Nations unies aux droits de l’homme) publie l’Observation géné­rale N° 26 qui reprend l’essentiel des prin­cipes conte­nus dans la Décla­ra­tion de Fribourg.

REPENSER LE POSITIONNEMENT DE LA CULTURE DANS L’ACTION PUBLIQUE

La notion de droits cultu­rels com­porte plu­sieurs prin­cipes clés qui méritent d’être explo­rés dans le cadre des réflexions actuelles sur la redé­fi­ni­tion de nos modèles d’intervention en matière culturelle.

D’abord, il s’agit de mettre la per­sonne au centre des pro­ces­sus de pro­duc­tion de l’action publique. Cela sup­pose un véri­table chan­ge­ment de para­digme quant à la manière de consi­dé­rer la rela­tion entre l’individu et le pou­voir public. Il faut sor­tir d’un modèle où l’État — et par exten­sion, les col­lec­ti­vi­tés locales et leurs pres­ta­taires — sont les déten­teurs exclu­sifs de l’expertise et les pro­duc­teurs d’un ser­vice public des­ti­né à être consom­mé par des « usa­gers ». Ces der­niers doivent au contraire être consi­dé­rés comme des per­sonnes por­teuses de res­sources propres, dépo­si­taires d’une exper­tise par­ta­gée et capables de por­ter col­lec­ti­ve­ment la com­mu­nau­té poli­tique de manière active et responsable.

Ensuite, la défi­ni­tion de la culture telle qu’elle est abor­dée par l’approche des droits cultu­rels nous sug­gère d’oublier toute rup­ture entre « culture savante » et « culture popu­laire » et d’envi­sa­ger la culture comme un conti­nuum englo­bant une diver­si­té de réfé­rences et de res­sources qui sont autant d’expressions de notre huma­ni­té. Sans pour autant bou­der la recherche de l’excellence, on peut consi­dé­rer que toutes les réfé­rences cultu­relles se valent dès lors qu’elles servent un pro­ces­sus d’identification qui res­pecte la digni­té de personnes.

La notion de trans­ver­sa­li­té est éga­le­ment à explo­rer. Le cloi­son­ne­ment sec­to­riel, en enfer­mant la culture dans une caté­go­rie à part, nuit à la cohé­rence glo­bale de l’action publique ; plus grave encore : il nie la dimen­sion cultu­relle des autres sec­teurs de la vie publique et, par­tant, l’intégrité du citoyen en tant qu’acteur cultu­rel capable de créer, por­ter et par­ta­ger ses propres res­sources et réfé­rences cultu­relles. Il convient donc d’accompagner le déve­lop­pe­ment d’interconnexions et d’interactions entre les sec­teurs d’intervention, les publics, les ins­ti­tu­tions, les dis­ci­plines cultu­relles, les milieux cultu­rels, de manière à favo­ri­ser la connec­ti­vi­té des res­sources et à faci­li­ter ain­si la pro­duc­tion et la cir­cu­la­tion du sens.

Enfin, la notion des droits cultu­rels nous invite à consi­dé­rer les pro­blé­ma­tiques de la socié­té poli­tique non plus en termes de besoins à satis­faire, sou­vent en vain, mais en termes de capa­ci­tés à déve­lop­per. Per­mettre à une per­sonne en situa­tion de pau­vre­té éco­no­mique de s’émanciper en construi­sant et en vivant plei­ne­ment son iden­ti­té cultu­relle, c’est donc lui offrir aus­si de meilleures chances de vaincre elle-même les autres dif­fi­cul­tés liées à sa pauvreté.

Baptiste Fuchs est consultant en développement culturel.

Vous trouverez d'autres articles de lui sur son blog : http://baptistefuchs.wordpress.com/

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