Quel regard portes-tu sur les mouvements sociaux qui se lèvent un peu partout en Europe et dans le monde, des « indignés » aux révolutions arabes ?
Les indignés et les « révolutions arabes », cela participe d’un même désir de justice sociale mais dans des contextes très différents. On ne « révolutionne » pas une démocratie libérale comme on révolutionne une dictature. Dans une dictature largement corrompue, un moment de ras-le-bol populaire peut parfois suffire pour évacuer le sommet, un peu comme le couvercle d’une marmite qui saute sous la pression. Cela donne une évidente bouffée d’oxygène mais construire une société juste est une toute autre histoire. C’est précisément ce que montre le mouvement des « indignados » en Espagne. Ils sont une étape au-delà des Egyptiens ou des Tunisiens : les jeunes Espagnols vivent déjà dans une démocratie, mais ils n’y trouvent plus d’offre politique pour les représenter. Il ne suffira pas de « faire sauter le couvercle » parce que c’est tout le contenu de la marmite qui est en train de « mal tourner ». La grande force du capitalisme, plus encore en démocratie libérale qu’ailleurs, c’est de s’inscrire au cœur même de nos aspirations et de façonner nos envies. On peut crier « dégage » au dictateur mais pas à la logique capitaliste, parce qu’elle est partout, et d’abord en nous-mêmes.
Face aux contradictions croissantes entre « les peuples et les élites mondialisées » penses-tu que nous sommes à la veille de bouleversements politiques majeurs ou, au contraire, que les vertus de la régulation politique par la démocratie représentative conserveront le dessus ?
La démocratie représentative fonctionne encore à l’échelle locale, mais elle n’existe pas, ou pratiquement pas, là où se décident les mouvements de fond qui orientent nos sociétés. Elle n’existe pas au G8, au G20, au FMI, à la Banque Mondiale et elle existe à peine au niveau des instances européennes. Elle existe encore moins au sein des grandes entreprises, des fonds de pension ou des bourses. La démocratie représentative n’a jamais été vraiment essayée au-delà de l’échelon national, de moins en moins pertinent. Une démocratie représentative à l’échelle mondiale serait déjà en soi un bouleversement politique majeur.
Ce bouillonnement, parfois aux limites de la démagogie, signe-t-il les limites des partis, des syndicats ou des ONG quant à la légitimité et à la représentation des citoyens ?
Les partis, les syndicats et les ONG disposent tous d’une part de légitimité. Mais il s’agit chaque fois d’une légitimité très partielle. Les partis, parce qu’ils opèrent tous à une échelle bien trop locale et ont donc intériorisé les « contraintes » qui pèsent « au-dessus » : celles des marchés et des instances supranationales. Les syndicats défendent (comme ils peuvent) les droits des travailleurs au moment où une partie considérable de la population n’a plus qu’un accès très précaire au travail et au moment même où la « vie au travail », qui est pourtant au cœur de la vie tout court, dans nos sociétés, est de moins en moins perçue comme un sujet de débat politique. Les syndicats, n’ont jamais vraiment pu et semblent pouvoir de moins en moins formuler des projets politiques convaincants qui englobent les autres aspects de notre vie, comme citoyens, comme habitants, usagers, consommateurs, ou simplement comme personnes soucieuse de trouver un sens à leur vie. Quant aux ONG, leur légitimité – qui est réelle dans l’opinion – si elle a l’avantage de jouer au niveau mondial, est encore plus « sectorisée » : MSF soigne, Amnesty défend les libertés politiques, Greenpeace défend l’environnement, mais cette spécialisation réduit considérablement leur capacité de s’attaquer aux injustices fondamentales. On dit souvent que les générations futures n’ont pas de lobby pour les défendre. Il semble qu’aujourd’hui, il en aille de même pour la justice sociale : ce n’est plus le business de personne, du moins à l’échelle qui compte. Il y a donc une demande sociale fondamentale pour laquelle il n’y a pas d’offre politique adéquate.
La montée des mouvements poujadistes dans une Europe de plus en plus conservatrice qui prônent le retour à l’identité nationale, au protectionnisme, voire à la sortie de l’euro, et qui brouillent parfois la césure classique entre gauche et droite, sont-ils un phénomène politique passager et conjoncturel ou un courant de fond qui inaugure une nouvelle séquence de l’histoire de notre continent ?
Faire des prédictions est toujours hasardeux, mais il semble que les conditions soient réunies pour faire du poujadisme une tendance de long terme en Europe. Si on y réfléchit, la progression de l’extrême droite en Europe depuis trente ans (et de manière générale, la droitisation du champ politique et idéologique) s’inscrit dans une inversion, sous la pression de la mondialisation, des domaines réservés à l’individu et au collectif. Non à travers simplement un « backlash » contre les excès de l’individualisme, mais plutôt par une réorganisation du rapport entre les deux termes. On peut faire l’hypothèse que l’hégémonie idéologique de la gauche durant les années 1945 – 1975 s’est construite sur la promotion du collectif dans l’ordre matériel (par la sécurité sociale, l’encadrement du marché, l’interventionnisme étatique…) et de l’individu dans l’ordre symbolique (la décléricalisation et la sécularisation, la libération de la sexualité, l’affaiblissement du nationalisme). La globalisation, l’offensive néolibérale, mais aussi l’individualisation des risques et des formes d’organisation du travail ont rendu de plus en plus coûteux le maintien de la solidarité collective dans l’ordre matériel au cours des trente-cinq dernières années. Le processus s’est donc inversé : la réindividualisation dans l’ordre du matériel (nouvelle idéologie méritocratique, compétition généralisée, attaques contre la sécurité sociale) aboutit à fragiliser les individus et dégage une demande de sécurisation collective dans l’ordre symbolique : retour en force des questions identitaires, sous la forme du « narcissisme de petites différences » comme le dit Zaki Laïdi. Chacun n’en a plus que pour son drapeau, voire, dérisoirement, son folkore ou ses coutumes, convaincu que « entre nous », on s’en sortira mieux.
Quelle alternative progressiste et crédible à la mondialisation libérale, aux impasses écologiques, culturelles, économiques et sociales, bref à la crise de civilisation capitaliste, pourrait se dessiner dans le futur européen ?
Ce qui a fait la force du modèle des trente glorieuses c’est précisément que le travail et le capital, pendant un temps, ont joué à la même échelle : celui précisément du cadre national. En Irlande, en Grèce, en Espagne, au Portugal, on voit bien aujourd’hui l’écrasement de la démocratie nationale : les peuples peuvent voter ce qu’ils veulent, ils finissent par subir la loi du marché. Mais c’est vrai même pour un pays comme la France où le vote négatif sur le traité de Lisbonne n’a guère eu d’effet réel. En Belgique, la bataille qui se prépare pour sauver l’index, si elle n’est pas perdue d’emblée faute de combattants, sera un test pour la capacité d’un petit pays de faire un choix social qui lui soit propre.
Dès lors, l’alternative sera lente à dessiner : à court terme, c’est au plan local que les forces progressistes disposent encore de certains leviers. Mais cela les incite à jouer finalement le jeu du capitalisme mondialisé : « positionner » son petit pays ou sa petite région de la manière la plus compétitive possible face aux investisseurs nomades. Ce qui veut dire fragiliser encore davantage le maintien de sécurités matérielles collectives, et par ricochet, exacerber encore le nationalisme, qui, paradoxalement, devient de plus en plus populaire à mesure que se confirme l’impuissance du niveau national. Ainsi, moins le gouvernement et l’État grec ont de prise sur les événements, plus les Grecs se réfugient dans leur fierté nationale.
Je suis bien incapable de dire quelle alternative « progressiste et crédible » pourra se dessiner, mais je suis profondément convaincu qu’elle supposera une révision majeure de nos schémas politiques : l’alternative ne passera pas par la résistance à la mondialisation mais par son approfondissement, comme l’ont bien compris – sans convaincre – les altermondialistes.