Du « printemps arabe » au mouvement « indignés »

Indignados, Plaça de Catalunya - CC BY-NC-ND 2.0 by Calafellvalo

Com­ment pen­ser les mou­ve­ments sociaux qui ont pro­fon­dé­ment émaillé l’année 2011 ? Des révoltes aux révo­lu­tions, des indi­gna­tions aux pro­po­si­tions. Ren­contre avec Marc Jac­que­main, pro­fes­seur de socio­lo­gie à l’Université de Liège

Quel regard portes-tu sur les mouvements sociaux qui se lèvent un peu partout en Europe et dans le monde, des « indignés » aux révolutions arabes ?

Les indi­gnés et les « révo­lu­tions arabes », cela par­ti­cipe d’un même désir de jus­tice sociale mais dans des contextes très dif­fé­rents. On ne « révo­lu­tionne » pas une démo­cra­tie libé­rale comme on révo­lu­tionne une dic­ta­ture. Dans une dic­ta­ture lar­ge­ment cor­rom­pue, un moment de ras-le-bol popu­laire peut par­fois suf­fire pour éva­cuer le som­met, un peu comme le cou­vercle d’une mar­mite qui saute sous la pres­sion. Cela donne une évi­dente bouf­fée d’oxygène mais construire une socié­té juste est une toute autre his­toire. C’est pré­ci­sé­ment ce que montre le mou­ve­ment des « indi­gna­dos » en Espagne. Ils sont une étape au-delà des Egyp­tiens ou des Tuni­siens : les jeunes Espa­gnols vivent déjà dans une démo­cra­tie, mais ils n’y trouvent plus d’offre poli­tique pour les repré­sen­ter. Il ne suf­fi­ra pas de « faire sau­ter le cou­vercle » parce que c’est tout le conte­nu de la mar­mite qui est en train de « mal tour­ner ». La grande force du capi­ta­lisme, plus encore en démo­cra­tie libé­rale qu’ailleurs, c’est de s’inscrire au cœur même de nos aspi­ra­tions et de façon­ner nos envies. On peut crier « dégage » au dic­ta­teur mais pas à la logique capi­ta­liste, parce qu’elle est par­tout, et d’abord en nous-mêmes.

Face aux contradictions croissantes entre « les peuples et les élites mondialisées » penses-tu que nous sommes à la veille de bouleversements politiques majeurs ou, au contraire, que les vertus de la régulation politique par la démocratie représentative conserveront le dessus ?

La démo­cra­tie repré­sen­ta­tive fonc­tionne encore à l’échelle locale, mais elle n’existe pas, ou pra­ti­que­ment pas, là où se décident les mou­ve­ments de fond qui orientent nos socié­tés. Elle n’existe pas au G8, au G20, au FMI, à la Banque Mon­diale et elle existe à peine au niveau des ins­tances euro­péennes. Elle existe encore moins au sein des grandes entre­prises, des fonds de pen­sion ou des bourses. La démo­cra­tie repré­sen­ta­tive n’a jamais été vrai­ment essayée au-delà de l’échelon natio­nal, de moins en moins per­ti­nent. Une démo­cra­tie repré­sen­ta­tive à l’échelle mon­diale serait déjà en soi un bou­le­ver­se­ment poli­tique majeur.

Ce bouillonnement, parfois aux limites de la démagogie, signe-t-il les limites des partis, des syndicats ou des ONG quant à la légitimité et à la représentation des citoyens ?

Les par­tis, les syn­di­cats et les ONG dis­posent tous d’une part de légi­ti­mi­té. Mais il s’agit chaque fois d’une légi­ti­mi­té très par­tielle. Les par­tis, parce qu’ils opèrent tous à une échelle bien trop locale et ont donc inté­rio­ri­sé les « contraintes » qui pèsent « au-des­sus » : celles des mar­chés et des ins­tances supra­na­tio­nales. Les syn­di­cats défendent (comme ils peuvent) les droits des tra­vailleurs au moment où une par­tie consi­dé­rable de la popu­la­tion n’a plus qu’un accès très pré­caire au tra­vail et au moment même où la « vie au tra­vail », qui est pour­tant au cœur de la vie tout court, dans nos socié­tés, est de moins en moins per­çue comme un sujet de débat poli­tique. Les syn­di­cats, n’ont jamais vrai­ment pu et semblent pou­voir de moins en moins for­mu­ler des pro­jets poli­tiques convain­cants qui englobent les autres aspects de notre vie, comme citoyens, comme habi­tants, usa­gers, consom­ma­teurs, ou sim­ple­ment comme per­sonnes sou­cieuse de trou­ver un sens à leur vie. Quant aux ONG, leur légi­ti­mi­té – qui est réelle dans l’opinion – si elle a l’avantage de jouer au niveau mon­dial, est encore plus « sec­to­ri­sée » : MSF soigne, Amnes­ty défend les liber­tés poli­tiques, Green­peace défend l’environnement, mais cette spé­cia­li­sa­tion réduit consi­dé­ra­ble­ment leur capa­ci­té de s’attaquer aux injus­tices fon­da­men­tales. On dit sou­vent que les géné­ra­tions futures n’ont pas de lob­by pour les défendre. Il semble qu’aujourd’hui, il en aille de même pour la jus­tice sociale : ce n’est plus le busi­ness de per­sonne, du moins à l’échelle qui compte. Il y a donc une demande sociale fon­da­men­tale pour laquelle il n’y a pas d’offre poli­tique adéquate.

La montée des mouvements poujadistes dans une Europe de plus en plus conservatrice qui prônent le retour à l’identité nationale, au protectionnisme, voire à la sortie de l’euro, et qui brouillent parfois la césure classique entre gauche et droite, sont-ils un phénomène politique passager et conjoncturel ou un courant de fond qui inaugure une nouvelle séquence de l’histoire de notre continent ?

Faire des pré­dic­tions est tou­jours hasar­deux, mais il semble que les condi­tions soient réunies pour faire du pou­ja­disme une ten­dance de long terme en Europe. Si on y réflé­chit, la pro­gres­sion de l’extrême droite en Europe depuis trente ans (et de manière géné­rale, la droi­ti­sa­tion du champ poli­tique et idéo­lo­gique) s’inscrit dans une inver­sion, sous la pres­sion de la mon­dia­li­sa­tion, des domaines réser­vés à l’individu et au col­lec­tif. Non à tra­vers sim­ple­ment un « back­lash » contre les excès de l’individualisme, mais plu­tôt par une réor­ga­ni­sa­tion du rap­port entre les deux termes. On peut faire l’hypothèse que l’hégémonie idéo­lo­gique de la gauche durant les années 1945 – 1975 s’est construite sur la pro­mo­tion du col­lec­tif dans l’ordre maté­riel (par la sécu­ri­té sociale, l’encadrement du mar­ché, l’interventionnisme éta­tique…) et de l’individu dans l’ordre sym­bo­lique (la déclé­ri­ca­li­sa­tion et la sécu­la­ri­sa­tion, la libé­ra­tion de la sexua­li­té, l’affaiblissement du natio­na­lisme). La glo­ba­li­sa­tion, l’offensive néo­li­bé­rale, mais aus­si l’individualisation des risques et des formes d’organisation du tra­vail ont ren­du de plus en plus coû­teux le main­tien de la soli­da­ri­té col­lec­tive dans l’ordre maté­riel au cours des trente-cinq der­nières années. Le pro­ces­sus s’est donc inver­sé : la réin­di­vi­dua­li­sa­tion dans l’ordre du maté­riel (nou­velle idéo­lo­gie méri­to­cra­tique, com­pé­ti­tion géné­ra­li­sée, attaques contre la sécu­ri­té sociale) abou­tit à fra­gi­li­ser les indi­vi­dus et dégage une demande de sécu­ri­sa­tion col­lec­tive dans l’ordre sym­bo­lique : retour en force des ques­tions iden­ti­taires, sous la forme du « nar­cis­sisme de petites dif­fé­rences » comme le dit Zaki Laï­di. Cha­cun n’en a plus que pour son dra­peau, voire, déri­soi­re­ment, son fol­kore ou ses cou­tumes, convain­cu que « entre nous », on s’en sor­ti­ra mieux.

Quelle alternative progressiste et crédible à la mondialisation libérale, aux impasses écologiques, culturelles, économiques et sociales, bref à la crise de civilisation capitaliste, pourrait se dessiner dans le futur européen ?

Ce qui a fait la force du modèle des trente glo­rieuses c’est pré­ci­sé­ment que le tra­vail et le capi­tal, pen­dant un temps, ont joué à la même échelle : celui pré­ci­sé­ment du cadre natio­nal. En Irlande, en Grèce, en Espagne, au Por­tu­gal, on voit bien aujourd’hui l’écrasement de la démo­cra­tie natio­nale : les peuples peuvent voter ce qu’ils veulent, ils finissent par subir la loi du mar­ché. Mais c’est vrai même pour un pays comme la France où le vote néga­tif sur le trai­té de Lis­bonne n’a guère eu d’effet réel. En Bel­gique, la bataille qui se pré­pare pour sau­ver l’index, si elle n’est pas per­due d’emblée faute de com­bat­tants, sera un test pour la capa­ci­té d’un petit pays de faire un choix social qui lui soit propre.

Dès lors, l’alternative sera lente à des­si­ner : à court terme, c’est au plan local que les forces pro­gres­sistes dis­posent encore de cer­tains leviers. Mais cela les incite à jouer fina­le­ment le jeu du capi­ta­lisme mon­dia­li­sé : « posi­tion­ner » son petit pays ou sa petite région de la manière la plus com­pé­ti­tive pos­sible face aux inves­tis­seurs nomades. Ce qui veut dire fra­gi­li­ser encore davan­tage le main­tien de sécu­ri­tés maté­rielles col­lec­tives, et par rico­chet, exa­cer­ber encore le natio­na­lisme, qui, para­doxa­le­ment, devient de plus en plus popu­laire à mesure que se confirme l’impuissance du niveau natio­nal. Ain­si, moins le gou­ver­ne­ment et l’État grec ont de prise sur les évé­ne­ments, plus les Grecs se réfu­gient dans leur fier­té nationale.

Je suis bien inca­pable de dire quelle alter­na­tive « pro­gres­siste et cré­dible » pour­ra se des­si­ner, mais je suis pro­fon­dé­ment convain­cu qu’elle sup­po­se­ra une révi­sion majeure de nos sché­mas poli­tiques : l’alternative ne pas­se­ra pas par la résis­tance à la mon­dia­li­sa­tion mais par son appro­fon­dis­se­ment, comme l’ont bien com­pris – sans convaincre – les altermondialistes.

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