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Écologie sociale et communalisme, le réveil écologique des peuples

 Illustration : Giulia Gallino

Si la pro­po­si­tion de l’écologie sociale, formulée dès les années 1960 par le pen­seur américain Mur­ray Book­chin, a com­mencé tout récemment à être diffusée et à intéresser médias et éditeurs, c’est que l’époque est mûre pour prendre un tour­nant radi­cal devant l’urgence de la situa­tion. Ce n’est pas un hasard, en effet, si la conver­gence entre la révolte des gilets jaunes en France et les nou­veaux mou­ve­ments écologistes a donné nais­sance au slo­gan « fin du monde, fin du mois, même combat ».

Beau­coup de citoyens, qui s’inquiètent de la menace d’effondrement écologique ou des difficultés crois­santes d’accéder aux moyens de sub­sis­tance, en appellent encore aux États ou aux ins­ti­tu­tions supra-natio­nales pour réglementer les activités pol­luantes et pour assu­rer l’accès de tous aux res­sources vitales. Cette demande est d’une grande naïveté au regard des dizaines d’exemples de com­pli­cité des ins­ti­tu­tions poli­tiques avec le système indus­triel et finan­cier res­pon­sable de ces nui­sances. Pour ne citer que quelques exemples : les États n’ont cessé de favo­ri­ser le trans­port aérien et le trans­port rou­tier au détriment du trans­port fer­ro­viaire ; l’aménagement des voi­ries en faveur du vélo reste mini- mal pour éviter de nuire à l’industrie auto­mo­bile ; les télécommunications et les gigan­tesques data-cen­ters sont stimulés via l’école numérique, l’installation forcée de comp­teurs com­mu­ni­quants, les équipements de « smart cities » au nom de la sécurité ; le marché des énergies renou­ve­lables est confié aux géants des énergies fos­siles ou nucléaire, avec l’objectif non de rem­pla­cer au plus vite celles-ci mais d’augmenter l’offre glo­bale pour garan­tir leurs bénéfices. On pour­rait allon­ger la liste bien davan­tage, mais ce n’est pas nécessaire car, au fond, qui ignore ces faits évidents ? Qui ignore la col­lu­sion entre les intérêts des États et ceux des géants économiques ?

Pour­quoi alors inter­pel­ler encore les gou­ver­ne­ments afin qu’ils prennent les mesures indis­pen­sables à la sur­vie sur la planète ? Pro­ba­ble­ment parce qu’il n’existe actuel­le­ment aucun autre pou­voir décisionnel et coer­ci­tif, parce qu’on ne voit pas quelle autre ins­tance serait en mesure de s’opposer à la puis­sance démesurée des intérêts économiques. Mais aus­si parce que la popu­la­tion n’est pas consciente de son propre pou­voir ou de sa légitimité à l’affirmer. Parce que des décennies de social-démocratie pater­na­liste lui ont fait croire qu’il fal­lait lais­ser la poli­tique aux spécialistes, pour le bien de tous. Pour­tant la démocratie n’était pas née pour être confisquée par quelques-uns.

SI, C’EST POSSIBLE !

C’est en se fon­dant sur les expériences démocratiques qui parsèment le cours de l’histoire, des cités grecques à la révolution espa­gnole de 1936, en pas­sant par les villes médiévales et par la Com­mune de Paris, que Mur­ray Book­chin a réaffirmé à la fois la désirabilité et la fai­sa­bi­lité de la démocratie directe. On peut remon­ter à Aris­tote pour trou­ver les réponses aux objec­tions qu’on lui oppose habi­tuel­le­ment, celle du nombre et celle de la com­plexité. Les États sont trop vastes et trop peuplés pour que toute la popu­la­tion puisse délibérer ? Très bien : décentralisons-les, divi­sons-les sui­vant le nombre de per­sonnes que nous esti­mons pou­voir se réunir en assemblée générale. Confédérons ensuite ces assemblées par un système de délégation vers des assemblées régionales ou plus larges encore, en fonc­tion des ques­tions à régler en com­mun, en veillant à ce que les assemblées de base res­tent sou­ve­raines et que ne s’y sub­sti­tue pas un pou­voir bureau­cra­tique et pyra­mi­dal. Dira-t-on que les problèmes poli­tiques et économiques sont trop com­plexes pour être jugés par des citoyens ordi­naires ? Très bien : for­mons la popu­la­tion, dès l’enfance, à acquérir les capacités nécessaires à une bonne délibération, c’est‑à-dire l’aptitude à com­prendre des infor­ma­tions et des enjeux, l’aptitude à évaluer des argu­ments et à expo­ser clai­re­ment les siens, la capa­cité d’enrichir son juge­ment per­son­nel grâce à celui des autres. Pas besoin d’être un expert en toutes matières pour inter­ro­ger les spécialistes et savoir trai­ter l’information en vue de l’intérêt général. Au Mexique,

les zapa­tistes du Chia­pas se sont organisés de cette façon depuis plus de vingt ans, et ils ont amélioré considérablement leur exis­tence dans tous les domaines. En Europe aus­si, chaque fois que des citoyens ordi­naires sont rassemblés en conseils consul­ta­tifs, leurs délibérations montrent une intel­li­gence de la situa­tion et une capa­cité d’évaluation du bien com­mun qui confirment la confiance qu’on peut avoir en leur prise de décision, à condi­tion de mettre en place les procédures adéquates. Jusqu’à présent, le seul problème de ces conseils est qu’ils n’ont aucun pou­voir décisionnel et servent seule­ment de façade démocratique aux gou­ver­ne­ments en place.

LES CONDITIONS DE LA DÉMOCRATIE COMMUNALISTE

Cer­taines per­sonnes de gauche craignent que le juge­ment de la foule soit guidé prin­ci­pa­le­ment par l’égoïsme, la xénophobie, la peur de tout ce qui sort de la norme. C’est éventuellement un argu­ment contre le référendum, s’il ne consiste qu’en une consul­ta­tion de chaque indi­vi­du en soli­taire, sans débats ni échanges, dans l’horizon étriqué de sa seule situa­tion per­son­nelle. Mais jamais la démocratie directe n’a signi­fié cela, pas plus d’ailleurs qu’elle ne réside dans le tirage au sort. Dans le com­mu­na­lisme elle retrouve son prin­cipe essen­tiel, qui est la dis­cus­sion en présence phy­sique, seule à même de faire prendre conscience à chaque par­ti­ci­pant de ce que vit cha­cun des autres. C’est pour­quoi aucune autre ins­tance ne pren­dra ses décisions d’une manière aus­si inclu­sive et aus­si sou­cieuse de l’ensemble des aspects d’une problématique.

À côté du chan­ge­ment de men­ta­lité ou d’imaginaire qui se fait pro­gres­si­ve­ment au sein même du pro­ces­sus assembléiste, l’autonomie poli­tique est inséparable d’un chan­ge­ment de cadre économique. En effet, pour ces­ser d’entretenir le système pro­duc­ti­viste, pol­lueur et acca­pa­reur, il faut se délivrer des dépendances que consti­tuent le besoin de gagner sa vie et celui d’acheter le nécessaire, qui nous enchainent aux entre­prises, aux banques et au marché. L’écologie sociale prône la com­mu­na­li­sa­tion des res­sources et des prin­ci­paux moyens de pro­duc­tion et de répartition. Autre­ment dit, c’est l’assemblée com­mu­nale qui doit décider de l’aménagement du ter­ri­toire, de manière à privilégier l’agriculture bio­lo­gique, l’habitat pas­sif, les énergies propres et adaptées aux potentialités natu­relles locales, et qui doit veiller à la satis­fac­tion des besoins de l’en- semble de ses membres. C’est elle aus­si qui doit se mettre en rela­tion avec ses voi­sines ou avec les com­munes d’autres régions pour échanger leurs pro­duits res­pec­tifs et pour décider ensemble de toutes les infra­struc­tures qui demandent une échelle plus large (hôpitaux, ensei­gne­ment supérieur, voies de com­mu­ni­ca­tion…). Car en aucun cas on ne vise l’autarcie locale, qui entrai­ne­rait un repli sur soi et son cortège d’esprit de clo­cher et de régression dans tous les domaines.

Certes, l’institution étatique est un obs­tacle majeur dans le pro­ces­sus de récupération du pou­voir poli­tique décisionnel. Les com­munes n’ont légalement que peu de pou­voirs. Elles peuvent cepen­dant exploi­ter au maxi­mum la marge de manœuvre dont elles dis­posent et se confédérer le plus rapi­de­ment pos­sible pour s’emparer des niveaux supérieurs.

UNE TRANSITION COMMENCÉE

Pour ce faire, dès les années 1970, Mur­ray Book­chin décrivait deux tac­tiques pos­sibles. L’une, sur­tout adaptée aux petites com­munes où les gens se connaissent rela­ti­ve­ment bien, consiste à présenter une liste aux élections locales, qui, si elle l’emporte, remet­tra tout le pou­voir à l’assemblée générale citoyenne et ne main­tien­dra le conseil offi­ciel qu’en tant que chambre légale d’entérinement. L’autre est adaptée aux cir­cons­tances où il est dif­fi­cile d’emporter les élections, notam­ment lorsque les par­tis locaux sont bien implantés par un réseau clientéliste et médiatique. Elle consiste à réunir régulièrement une assemblée la plus nom­breuse pos­sible pour élaborer des pro­po­si­tions sur toutes les problématiques de la vie com­mune et à faire pres­sion sur les ins­tances offi­cielles afin de faire adop­ter ces mesures, et ce jusqu’à ce que la première tac­tique devienne possible.

La période de tran­si­tion a déjà com­mencé. En France, le ras-le-bol généralisé, dont le mou­ve­ment des gilets jaunes et les grèves en cours sont les expres­sions les plus visibles, a pro­voqué la création d’une mul­ti­tude d’assemblées popu­laires et de groupes infor­mels de soli­da­rité qui cherchent une autre manière de satis­faire leurs besoins essen­tiels. Dans la petite ville de Com­mer­cy (département de la Meuse) s’est déroulée à la mi-jan­vier la première « Com­mune des com­munes », ren­contre d’assemblées et d’alternatives locales venues de tout l’Hexagone ain­si que des pays voi­sins, puisque les frontières natio­nales n’ont plus d’importance dans la pers­pec­tive d’une confédération. Un Ins­ti­tut d’écologie sociale vient d’être fondé en Gironde, avec pour mis­sions de dif­fu­ser des for­ma­tions théoriques et pra­tiques sur tous les aspects de l’écologie sociale, et de mettre outils et ser­vices à la dis­po­si­tion des assemblées qui s’inscrivent dans le cou­rant communaliste.

Un enjeu particulièrement impor­tant pour les assemblées nais­santes est de convaincre un maxi­mum d’habitants à entrer dans le pro­ces­sus, par divers moyens per­met­tant de lut­ter contre le découragement, le sen­ti­ment d’impuissance, l’impression de ne pas être concerné ou de ne pas être à la hau­teur. Contre ce der­nier sen­ti­ment, le mou­ve­ment s’inspire des tech­niques de « capa­ci­ta­tion » mises en œuvre par le cou­rant de l’éducation popu­laire. Pour dépasser l’impression que tout est vain, on peut atteindre très vite des améliorations notables de la vie quo­ti­dienne des per­sonnes qui n’arrivent plus à joindre les deux bouts : mise en com­mun de machines, outils, moyens de trans­port ; ate­liers de réparation ; échanges d’aliments auto­pro­duits, de vêtements, de ser­vices, par le troc ou par une mon­naie locale. Avant même de prendre le pou- voir com­mu­nal, par la pres­sion du grand nombre sur les autorités établies, on peut obte­nir la mise à dis­po­si­tion d’un lieu où orga­ni­ser des repas col­lec­tifs, une halte-gar­de­rie, une mai­son médicale, des consul­ta­tions juri­diques, des échanges de savoirs, sur la base de la gra­tuité ou d’un finan­ce­ment alternatif.

Toutes les per­sonnes engagées dans ces ini­tia­tives en témoignent : elles ont cessé de se croire inca­pables et d’attendre leur salut d’ailleurs, elles ont retrouvé le plai­sir de construire ensemble, et rien ne les fera retour­ner à leur frus­tra­tion impuis­sante. La Com­mune est l’avenir des peuples, et l’époque est mûre pour la déployer.



Annick Stevens est philosophe et fondatrice de l’Université populaire de Marseille.



Quelques lectures pour aller plus loin :

  • Janet Biehl, Le municipalisme libertaire, Écosociété, 2013.
  • Murray Bookchin, Pouvoir de détruire, pouvoir de créer. Vers une écologie sociale et libertaire, L’Échappée, 2019.
  • Floréal M. Romero, Agir ici et maintenant. Penser l’écologie sociale de Murray Bookchin, Édition du Commun, 2019.