Écrivains publics : entre le marteau et la plume

Illustration : Vanya Michel

Depuis plu­sieurs mois, une cer­taine fatigue se fait sen­tir au sein du réseau des écrivain·e·s publics de Liège. Des écrivain·e·s publics rap­portent en effet avec las­si­tude que leur per­ma­nence leur semble deve­nir le lieu qua­si-exclu­sif d’un accom­pa­gne­ment aux per­sonnes hors emploi. L’aide à la rédac­tion de CV et de lettres de moti­va­tion y occupe, en par­ti­cu­lier, une place de plus en plus grande, pla­çant les écrivain·e·s publics entre le mar­teau et la plume, entre exi­gences ins­ti­tu­tion­nelles et sou­tien à l’émancipation.

D’année en année, le nombre de cour­riers écrits par des écrivain·e·s publics a sin­gu­liè­re­ment aug­men­té. Dans le réseau de Liège (pro­vince de Liège, Namur et Luxem­bourg), plu­sieurs mil­liers de cour­riers ont ain­si été rédi­gés sur l’année 2015. Un rythme qui ne fai­blit pas et qui s’explique par le fait que le ser­vice est de mieux en mieux connu par les admi­nis­tra­tions et orga­ni­sa­tions diverses, qui y envoient régu­liè­re­ment des per­sonnes, par l’augmentation du nombre de per­ma­nences, et par le fait que de plus en plus de per­sonnes res­sentent le besoin d’y faire appel.

Pour cette même année 2015, d’après les sta­tis­tiques recueillies auprès de 40 per­ma­nences, les CV et lettres de moti­va­tion ont consti­tué 60% des tra­vaux d’écriture réa­li­sés. Ce chiffre est d’autant plus frap­pant si on le met en pers­pec­tive avec les don­nées recueillies les années pré­cé­dentes : 20% en 2010, 40% en 2013, 47% en 2014… La part que cela repré­sente n’a pas ces­sé d’augmenter depuis 2007 (date de la pre­mière col­lecte de statistiques).

Sans que les écrivain·e·s publics ne remettent en ques­tion la néces­si­té d’apporter un accom­pa­gne­ment lié à la recherche d’un emploi, ce sont plu­tôt les consé­quences sur leur tra­vail qui les inter­pelle. Plu­sieurs se plaignent de devoir choi­sir entre limi­ter le nombre de per­sonnes reçues, et les accueillir toutes au risque de faire du CV « à la chaîne »…

De plus, des écrivain·e·s ont rap­por­té que des conseiller·e·s du Forem leur retour­naient par­fois leurs CV « cor­ri­gés » selon les normes de l’institution. Cette pra­tique n’est pas rare, et vient sans doute d’une mécon­nais­sance du rôle et du prin­cipe d’indépendance des écrivain·e·s publics, ain­si que d’un manque de temps des salarié·e·s du Forem qui pré­fèrent ren­voyer à d’autres ce tra­vail per­çu comme basique. Il est sou­vent dif­fi­cile de refu­ser de répondre à ces demandes. Comme le sou­ligne une écri­vaine publique, « si nous ne fai­sons pas le job, qui le fera ? Peut-être per­sonne. Et ces gens déjà un peu fra­giles par rap­port à la demande appuyée de pos­tu­ler vont être encore retar­dés, voire sanc­tion­nés ». Une situa­tion d’autant plus absurde que cer­taines per­sonnes tenant des per­ma­nences sont elles-mêmes deman­deuses d’emploi, et donc tenues de prou­ver à leur propre conseiller·e qu’elles recherchent acti­ve­ment du tra­vail – être béné­vole étant sou­vent consi­dé­ré par le Forem comme un obs­tacle à l’employabilité !1

RÉPERCUSSIONS DE « L’ACTIVATION » DES PERSONNES HORS EMPLOI

Ces situa­tions, au-delà de la détresse qu’elles mettent en lumière, nous amènent à nous inter­ro­ger quant à l’accompagnement des deman­deurs et deman­deuses d’emploi dans le contexte d’un accrois­se­ment des pres­sions à leur encontre. En effet, les vingt der­nières années ont connu une trans­for­ma­tion pro­gres­sive des pra­tiques du Forem, et notam­ment de leur rôle dans l’accompagnement des deman­deurs et deman­deuses d’emploi. Depuis 2004, dif­fé­rents accords et décrets ont ren­for­cé « l’accompagnement et le sui­vi actifs » des per­sonnes au chô­mage, notam­ment en inten­si­fiant la fré­quence de leurs convo­ca­tions et en dotant chacun·e d’un·e conseiller·e référent·e, avec qui est éta­bli un plan d’accompagnement indi­vi­dua­li­sé. Ces mesures « d’accompagnement » se retrouvent cepen­dant mêlées, dans le dis­cours public et les déci­sions poli­tiques prises, à des menaces de sanc­tions de plus en plus strictes. Le plan d’accompagnement indi­vi­dua­li­sé peut par exemple leur ser­vir de jus­ti­fi­ca­tion : en cas de non-res­pect, les per­sonnes au chô­mage peuvent voir leurs allo­ca­tions dimi­nuer, être sus­pen­dues, voire être reti­rées. Un mélange des genres qui s’accentue en 2016 avec le trans­fert au Forem des com­pé­tences de contrôle et de déci­sion de sanc­tion, aupa­ra­vant dévo­lues à l’Onem (qui reste en charge d’appliquer les sanctions).

Dans ce nou­veau para­digme de « l’ac­ti­va­tion » des per­sonnes hors emploi, l’obligation de four­nir des preuves de recherche d’emploi n’a pas seule­ment des consé­quences pour les per­sonnes elles-mêmes et pour leurs conseiller·e·s du Forem, mais aus­si pour de nom­breux acteurs et actrices du sec­teur asso­cia­tif, salarié·e·s ou béné­voles. En effet, bien que le Forem soit essen­tiel­le­ment en charge de cet accom­pa­gne­ment, nombre d’as­so­cia­tions jouent éga­le­ment un rôle impor­tant à cet égard, notam­ment les EFT (Entre­prises de For­ma­tion par le Tra­vail) et les OISP (Orga­nismes d’In­ser­tion Socio­pro­fes­sion­nelle). En 2015, un article paru dans le Jour­nal de l’Al­pha2 sou­li­gnait déjà l’impact des poli­tiques d’activation sur le public s’inscrivant aux for­ma­tions d’alphabétisation de l’as­bl Lire et Ecrire : « cer­tains deman­deurs d’emploi s’inscrivent dans un centre de for­ma­tion tel que Lire et Ecrire, ‘’envoyés’’ par leur conseiller pour apprendre à rédi­ger leur cur­ri­cu­lum vitae ». Une vision à court terme qui s’accommode mal des objec­tifs des mou­ve­ments d’éducation permanente.

L’accompagnement d’une per­sonne hors emploi se décline en dif­fé­rentes étapes : l’orientation pro­fes­sion­nelle, la for­ma­tion, et l’aide à la rédac­tion de CV et de lettres de moti­va­tion. Depuis la sup­pres­sion des conseiller·e·s en recherche emploi au sein du Forem, son site offi­ciel ren­voie cette der­nière tâche au Car­re­four Emploi For­ma­tion Orien­ta­tion et aux Mai­sons de l’Em­ploi ; mais il s’agit d’une mise à dis­po­si­tion de maté­riel infor­ma­tique (PC, impri­mante) et de fardes d’exemples de CV et de lettres, plu­tôt que d’une aide per­son­na­li­sée pour le fond et la forme. Les per­sonnes les plus pré­ca­ri­sées, qui ne savent pas écrire, ou qui ne savent pas uti­li­ser un trai­te­ment de texte, se retrouvent dému­nies… et sont alors ren­voyées vers des OISP ou des béné­voles comme les écrivain·e·s publics. En ce sens, on se retrouve face à un « écré­mage » des per­sonnes hors emploi : en Bel­gique comme dans d’autres pays d’Eu­rope, la pres­sion mise sur les admi­nis­tra­tions éta­tiques et sur leurs par­te­naires quant aux résul­tats de la lutte contre le chô­mage peut avoir pour effet d’ex­clure de l’ac­com­pa­gne­ment les per­sonnes les moins bien outillées pour trou­ver un emploi, pri­vi­lé­giant l’aide aux per­sonnes les plus sus­cep­tibles de retrou­ver un poste rapidement.

POUR QUI ÉCRIVENT LES ÉCRIVAINS PUBLICS ?

Les écrivain·e·s publics du réseau lié­geois, après de nom­breuses dis­cus­sions, ont sou­hai­té rédi­ger un cour­rier pour aler­ter le Forem sur leur sen­ti­ment de malaise, voire d’instrumentalisation. Ce cour­rier a été trans­mis en mai 2016 à dif­fé­rents res­pon­sables de l’ins­ti­tu­tion, et a don­né lieu à une réunion excep­tion­nelle en juin. Plu­sieurs pistes ont été abor­dées pour la suite, notam­ment la créa­tion d’un sta­tut spé­cial des écrivain·e·s publics exer­çant dans le cadre des Mai­sons de l’Emploi ou des Relais Emploi. Des res­pon­sables du Forem ont éga­le­ment expri­mé leur éton­ne­ment et leur malaise d’apprendre que les écrivain·e·s étaient par­fois sol­li­ci­tés pour reta­per des CV « cor­ri­gés » par des conseiller·e·s. Il semble pour­tant logique que les exi­gences de résul­tats mises sur ces dernier·e·s se réper­cutent sur d’autres per­sonnes, per­çues comme ayant le temps de faire des tâches répé­ti­tives et chronophages…

Ces pro­po­si­tions ne répondent cepen­dant pas à toutes les ques­tions que se posent les des écrivain·e·s du réseau : com­ment se posi­tion­ner en tant qu’actrices, acteurs d’éducation per­ma­nente, engagé·e avec une per­sonne, écou­tant sa demande per­son­nelle, quand une par­tie de celles qui viennent en per­ma­nence se trouvent dans une situa­tion de pres­sion telle que leur demande la plus immé­diate est sim­ple­ment, comme cela nous a été expri­mé, « qu’on fasse ces CV pour le Forem » ?

Car on constate bien en per­ma­nence que les lettres et les CV pour les­quelles des per­sonnes viennent deman­der de l’aide sont par­fois davan­tage des­ti­nés à des conseillères et conseillers qu’à des employeurs poten­tiels. Quelques exemples de situa­tions rele­vées dans les per­ma­nences : ain­si, cet homme, exemp­té de recherche d’emploi pour rai­sons médi­cales depuis le début des années 80, à qui on demande en 2016 de recom­men­cer à cher­cher – et à prou­ver qu’il cherche – un emploi. Pani­qué, il vient voir l’écrivaine publique pour qu’elle l’aide à rédi­ger son CV : qu’y écrire, lui qui a exer­cé son der­nier emploi en 1979 ? Un autre arrive avec la même obli­ga­tion… et explique à l’écrivaine publique qu’il ne sait ni lire, ni écrire. Il a tra­vaillé long­temps à l’usine et aime mieux se pré­sen­ter direc­te­ment dans une entre­prise pour tra­vailler, mais « ils » (le Forem) veulent un CV, dit-il. L’écrivaine fait au mieux, mais quelle est l’utilité, s’interroge-t-elle, d’exiger cela d’un homme qui se trou­ve­ra dans l’incapacité de lire toute réponse éven­tuelle ? Et pour­quoi ne pas l’aider à rédi­ger ce CV, puisque son dos­sier pré­ci­sait clai­re­ment sa mécon­nais­sance de l’écrit ? Ou encore, une femme qui vient d’accoucher : « êtes-vous dis­po­nible immé­dia­te­ment ? » demande l’écrivaine publique. La femme et son mari rient dou­ce­ment : « mais non bien sûr, nous venons tout juste d’avoir un enfant… Mais on nous a dit qu’il fal­lait un CV ! » Et d’innombrables autres cas de femmes et d’hommes qui ne com­prennent pas pour­quoi écrire, par exemple, des CV en qua­druple exem­plaires, por­tant des rubriques iden­tiques mais sous un inti­tu­lé dif­fé­rent, eux qui ont tou­jours exer­cé des métiers qui croisent un peu de tout – bâti­ment, net­toyage… « La conseillère m’a dit : il faut que vous fas­siez trois CV, un pour manu­ten­tion­naire, un pour chauf­feur-livreur, un pour ouvrier parcs et jar­dins. Est-ce que vous pour­riez faire ça s’il vous plaît ? » Et l’on copie et l’on colle des rubriques plus ou moins vides de conte­nu et de sens…

HEURTS DE VALEUR

Ain­si, c’est déjà tout un tra­vail d’expliquer à la per­sonne la rai­son d’être – logique, au départ – de ces fameuses rubriques. Est-ce utile de par­ler des loi­sirs que l’on fait ? Qu’est-ce qu’un atout ? Qu’est-ce qu’une com­pé­tence ? Sou­vent, les per­sonnes ne voient pas bien en quoi leur expé­rience de quatre ou cinq ans comme technicien·ne de sur­face ou manu­ten­tion­naire a bien pu leur apprendre quoi que ce soit. Prendre le temps de les écou­ter et de refor­mu­ler ensemble, c’est aus­si redon­ner de la réa­li­té et de la valeur à ce qu’elles ont appris et réa­li­sé aupa­ra­vant dans leur vie.

Et en creux, c’est toute une série de choix poli­tiques que l’on aborde. « Je viens vous voir car le Forem m’a cor­ri­gé mon CV, il fau­drait le refaire. » Sur la feuille ten­due, un·e conseiller·e a tout bon­ne­ment ratu­ré la men­tion « arabe : langue mater­nelle » pour ne lais­ser que les autres langues par­lées. Par­fois, c’est tout cur­sus pri­maire ou secon­daire effec­tué à l’étranger qui est bif­fé… Que faire alors ? Bien que par­tant peut-être d’une bonne inten­tion – prendre acte des dis­cri­mi­na­tions actuelles sur le mar­ché de l’emploi et essayer de les contour­ner en mas­quant cer­tains faits – , l’effacement – d’une langue, d’un pas­sé à l’étranger – est sym­bo­li­que­ment lourde et dif­fi­ci­le­ment com­pré­hen­sible pour les per­sonnes… qui pour­tant, s’exécutent – car peu se sentent la capa­ci­té de s’opposer ou même de dis­cu­ter les demandes que leur fait leur conseiller‑e.

Dans la per­ma­nence, l’absurdité res­sen­tie par les per­sonnes s’exprime dis­crè­te­ment, par un sou­rire biai­sé ou une remarque lasse. Elles ne sont pas dupes, mais savent ne pas être en posi­tion de négo­cier. Avec pour corol­laire une forme de dés­in­ves­tis­se­ment dans cette tâche : la lettre de moti­va­tion et le CV, dont la rédac­tion devrait per­mettre de valo­ri­ser par­cours pro­fes­sion­nel et com­pé­tences, deviennent des pro­duits imper­son­nels, dont le but n’est plus de reflé­ter la per­sonne mais de pas­ser le filtre de l’ins­ti­tu­tion : « vous faites comme vous pen­sez que c’est mieux Madame, c’est vous qui savez après tout ! » nous dit-on.

Et les écri­vaines et écri­vains publics se retrouvent pris en tenaille entre leur volon­té de cher­cher avec la per­sonne une voix qui lui soit propre, et le res­pect de sa demande immé­diate, en réa­li­té plus révé­la­trice des besoins de l’ins­ti­tu­tion que des siens : favo­ri­ser le quan­ti­fiable en matière de recherche d’emploi (nombre de CV, nombre de lettres…) au détri­ment de stra­té­gies plus lentes peut-être, mais qui pour­raient payer sur le long terme – en matière d’emploi comme d’é­man­ci­pa­tion per­son­nelle.

  1. Cer­taines per­ma­nences se trouvent néan­moins dans une situa­tion par­ti­cu­lière en ce qu’elles se tiennent dans des Mai­sons de l’Emploi ou des Relais Emploi. Le rap­port entre ces écrivain·e·s publics et le Forem (et l’indépendance des pre­miers vis-à-vis des tra­vailleuses et tra­vailleurs du second) est donc par­fois plus dif­fi­cile à affir­mer, même si rien ne la remet en cause sur le papier.
  2. P. Gil­lard et A. Gode­nir, « Poli­tiques d’ac­ti­va­tion : impact sur la demande de for­ma­tions et dérives », Jour­nal de l’Al­pha n°198, 2015, en ligne ici.

Le projet Écrivain Public

Le projet Écrivain Public s’inscrit dans une perspective d’éducation permanente. En Fédération Wallonie-Bruxelles, il est coordonné par Présence et Action culturelles (PAC). Développé à Liège depuis la fin des années 1990, il s’est progressivement étendu à l’ensemble du territoire de la Fédération Wallonie - Bruxelles.Comme le rappelle la Charte que les écrivain·e·s publics sont amenés à signer lors de la formation que coordonne PAC, il s’agit d’offrir un accompagnement aux personnes qui ne se sentent pas à l’aise avec l’écrit dans le cadre de permanences confidentielles et gratuites, tenues par des bénévoles. Les personnes concernées ne sont pas nécessairement analphabètes ou illettrées : aujourd’hui, des associations comme Lire et Ecrire estiment qu’environ 10% de la population de Wallonie-Bruxelles rencontre des difficultés pour lire ou écrire. Le soutien  offert se veut généraliste et ponctuel : les écrivain·e·s publics renvoient alors aux services compétents toute demande nécessitant un suivi.

Cécile Mantello est écrivaine publique et travaille à PAC-Liège sur le projet Espace Écrivain Public

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