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Éditeurs et libraires indépendants : se redéfinir ou périr

Illustration : Fanny Dreyer

Gilles Mar­tin a une double cas­quette puisqu’il est à la fois le direc­teur des Édi­tions Aden mais a éga­le­ment fon­dé la librai­rie Joli Mai située à Saint-Gilles (Bruxelles). Il réagit aux bou­le­ver­se­ments qui touchent à la fois l’édition et la dis­tri­bu­tion : l’achat en ligne de livres (Ama­zon au pre­mier chef) ou leur déma­té­ria­li­sa­tion. Et trace quelques pistes pour une muta­tion de l’édition.

Comment vous emparez-vous de la question de la dématérialisation du livre à Aden ?

Le gros pro­blème du pas­sage au numé­rique, c’est que ça demande un inves­tis­se­ment de départ très lourd. Il s’agit de le faire cor­rec­te­ment, on ne met pas un PDF en ligne. Ce qui repré­sente un inves­tis­se­ment de départ assez lourd qui va peut-être rap­por­ter de l’argent mais pas tout de suite car c’est un mar­ché bal­bu­tiant. Le retour de tous les édi­teurs qui y ont été, c’est que ça repré­sente seule­ment 5 % du chiffre d’affaire envi­ron. Le papier reste donc notre prin­ci­pale source de reve­nu. D’autre part, si on fait le pari de la déma­té­ria­li­sa­tion et du pas­sage au numé­rique, on se tire une balle dans le pied en pas­sant par-des­sus les libraires qui repré­sentent le prin­ci­pal sou­tien de tout éditeur.

Vous réalisez une partie des ventes des Éditions Aden sur Amazon, c’est un mal nécessaire ? Faut-il le boycotter ?

Non, mais une des solu­tions, ce serait d’interdire le mar­ché belge ou fran­çais à Ama­zon tant que celui-ci n’y paye pas l’impôt. Et avec l’argent de cette taxa­tion, on pour­rait ins­tau­rer un tarif pos­tal « livre » acces­sible à tout libraire ou édi­teur à la manière du tarif pos­tal des pério­diques. Nous, on est inca­pable de vendre un livre en ligne, ça nous coûte trop cher. On ne peut donc pas riva­li­ser avec Ama­zon qui a sans doute des accords avec la poste.

On peut aus­si pen­ser à la loi sur le prix unique qui obli­ge­rait tout le monde à vendre un livre au même prix. Ça pro­té­ge­rait de la vente à prix cas­sé des livres par des grosses enseignes qui affai­blit des libraires indé­pen­dants qui ne peuvent pas se per­mettre ce rabais. Ama­zon réa­li­se­rait aus­si pas mal de cas­sage de prix s’il n’était pas contraint et for­cé d’appliquer le prix unique par la France.

Le métier de libraire va dis­pa­raitre. On va devoir jouer la carte humaine qu’Amazon n’a pas. Faire beau­coup plus de ren­contres, ame­ner des auteurs, des dédi­caces. Il fau­dra faire muter le métier. On ne pour­ra plus vendre que des piles de bouquins.

Comment en tant qu’éditeur voyez-vous la suite ?

Il y a un défi dans la fabri­ca­tion du pro­duit : le livre-objet avec le déve­lop­pe­ment d’un corol­laire numé­rique. Je pense que la numé­ri­sa­tion va balayer les édi­teurs qui n’ont pas une réflexion sur la forme qui est liée natu­rel­le­ment au fond. Si on prend par exemple le livre de poche, qu’on le lise en papier, sur un Kindle ou un iPad, ça ne change fina­le­ment pas grand-chose. En revanche, un livre avec un cer­tain conte­nu et une forme réflé­chie et chouette, qui consti­tue un bel objet, va conti­nuer d’exister un peu à la manière du vinyle qui revient en force alors qu’on peut télé­char­ger toute la musique du monde. Pour­quoi ? Parce qu’il y a une valeur ajou­tée à l’objet, un soin appor­té à la pochette, des petits tirages de qua­li­té, une qua­li­té d’écoute. Avec le papier, on doit faire la même chose. Si on conti­nue à édi­ter des livres cheap, on a per­du d’avance face au numérique.

On devra aus­si ima­gi­ner des com­plé­men­ta­ri­tés papier/numérique à l’exemple de cer­tains vinyles qui sont ven­dus avec un code pour télé­char­ger gra­tui­te­ment les ver­sions mp3. On pour­rait tout à fait ima­gi­ner un chouette livre avec accès libre à la ver­sion numé­rique. Je pense que je vais d’ailleurs expé­ri­men­ter d’extraire des cha­pitres auto­nomes de cer­tains bou­quins, en faire un livre numé­rique à 1 euro pour les vendre en ligne. Ces livres-cha­pitre (qui ont une cohé­rence en eux-mêmes) pour­raient invi­ter à décou­vrir l’objet papier, qui seraient lui com­plé­men­taire et plus riche.

Par ailleurs, il y a actuel­le­ment une mul­ti­pli­ci­té des fichiers sui­vant les pla­te­formes. Ceux-ci ne sont pas inter­opé­rables : on ne peut pas lire sur iPad des fichiers ache­tés pour Kindle par exemple. À l’avenir, tou­jours en sui­vant l’industrie musi­cale, on pour­rait donc ima­gi­ner un sys­tème plus uni­ver­sel à la manière du strea­ming. Contre un abon­ne­ment men­suel de quelques euros, on pour­rait avoir accès à des pla­te­formes d’éditeurs et de leurs livres.

Ce serait les pistes que je sui­vrais si j’allais vers le numé­rique. Je ne veux pas faire du numé­rique sim­ple­ment pour faire du numé­rique mais je ne veux pas non plus être dog­ma­tique et fer­mer la porte à la chose même si je suis plu­tôt hos­tile idéo­lo­gi­que­ment au numérique.

Pourquoi êtes-vous plutôt hostile au numérique ?

On com­pare sou­vent l’émergence du numé­rique à la révo­lu­tion qu’a consti­tuée l’invention de l’imprimerie. Or, Guten­berg et les autres qui étaient der­rière l’invention de l’imprimerie étaient des huma­nistes. Il s’agissait de dif­fu­ser des idées huma­nistes. Aujourd’hui, ce sont des com­mer­çants, des grands groupes pri­vés amé­ri­cains comme Apple, Ama­zon ou Google qui sont là pour faire de l’argent. Ain­si, ça influence déjà la forme uti­li­sée : les fichiers sont par exemple ver­rouillés. On n’imagine pas Guten­berg ver­rouiller ses bou­quins, il vou­lait au contraire que ses idées se dif­fusent et que ses livres se mul­ti­plient. Les liens hyper­textes sont encou­ra­gés, or, ils incitent à aller de fichier en fichier à ache­ter, à consom­mer plus et à accu­mu­ler des fichiers. Et ce, en plus d’encourager une lec­ture super­fi­cielle et non une lec­ture pro­fonde, hori­zon­tale et non verticale.

Avec le livre numé­rique, on entre de plus dans un sys­tème très cen­tra­li­sé. Dans une petite librai­rie, il n’y a pas de fichage. Sur le net, on confie sa consom­ma­tion de bou­quin à un pou­voir cen­tra­li­sé qui peut poten­tiel­le­ment le blo­quer mais aus­si recueillir des infor­ma­tions sur nos habi­tudes pour consti­tuer des bases de don­nées qui sont ensuite mon­nayées à d’autres socié­tés privées.

On peut aus­si évo­quer le coût éco­lo­gique : les ondes par­tout, l’électricité, la fabri­ca­tion du pro­duit maté­riel lui-même (tablette, gsm), le cloud et ses énormes fermes de ser­veur à refroi­dir avec des choses très maté­rielles comme l’eau et à ali­men­ter avec des éner­gies loin d’être propres.

Éthi­que­ment, il y a donc de gros pro­blèmes dans tout ce cir­cuit, au ser­vice d’une vision très dure du capi­ta­lisme. Ces com­pa­gnies ne sont pas là pour encou­ra­ger la lec­ture mais pour ame­ner à accu­mu­ler du fichier : à quoi bon avoir 50.000 bou­quins dans sa tablette ? Il y a toute une réflexion phi­lo­so­phique à avoir. Est-ce que nous on veut une socié­té où tout est en réseau, tra­çable, où on devient de plus en plus un pro­duit ? Il faut donc sou­le­ver ces ques­tions éthiques, mobi­li­ser le légis­la­teur pour qu’il amé­liore le droit.



Le site des Éditions Aden : www.aden.be