Édition militante

Sur le fil du rasoir

Les édi­tions Amster­dam, basées à Paris, sont nées de la volon­té de rat­tra­per le retard fran­çais sur la publi­ca­tion de titres de sciences humaines parus notam­ment dans le monde anglo-saxon comme les gen­der, cultu­ral, subal­tern ou post­co­lo­nial stu­dies et de don­ner de la place à la jeune recherche cri­tique fran­çaise et aux débats contem­po­rains, avec un point de vue enga­gé sur ces ques­tions. Clé­mence Gar­rot, édi­trice chez Amster­dam nous donne quelques élé­ments sur la situa­tion de l’édition indé­pen­dante et critique.

Quel regard portez-vous sur le secteur de l’édition et singulièrement sur celui de l’édition militante, indépendante critique, aujourd’hui ?

Il y a un vrai dyna­misme de la théo­rie cri­tique aujourd’­hui. Il y a une vraie volon­té de trou­ver des outils pour pen­ser la situa­tion pré­sente, situa­tion qui a de quoi alar­mer. Les mai­sons d’é­di­tion indé­pen­dantes cri­tiques font par­tie de ces boîtes à outils. On remarque aus­si que cer­taines pro­blé­ma­tiques ren­contrent de plus en plus d’in­té­rêt, dont celle de l’é­co­lo­gie. Ça, c’est le côté positif.

D’un autre côté, on voit que c’est bou­ché pour les tra­duc­tions : les mai­sons de taille moyenne comme La Décou­verte en pro­posent très peu, les petites mai­sons peinent-nous en sommes l’illus­tra­tion. C’est la même chose pour les livres qui dépassent les 500 pages, ou pour les livres exi­geants. Résul­tat, on prend du retard à nouveau.

L’autre chose, c’est que c’est le sec­teur entier qui est bou­ché. Il y a peu d’emplois, sou­vent pré­caires. C’est un sec­teur avec une divi­sion sexuelle du tra­vail très mar­quée. Dans l’é­di­tion mili­tante, rares sont les mai­sons dans les­quelles des femmes ont des res­pon­sa­bi­li­tés, et rares sont celles qui sont recon­nues. Nous rece­vons encore très régu­liè­re­ment des manus­crits qui s’a­dressent à des « Mes­sieurs » … et la chose n’est pas anodine.

Où résident les difficultés à maintenir une activité d’édition aujourd’hui ? Comment défendre un positionnement critique dans un secteur de plus en plus dominé par l’exigence de rentabilité financière ?

La dif­fi­cul­té com­mence lors­qu’il s’a­git de mon­ter une mai­son. Il faut tout de même un cer­tain capi­tal social et sym­bo­lique pour ras­sem­bler la mise de départ. D’au­tant qu’a prio­ri, contrai­re­ment à une entre­prise clas­sique, on ne va pas ren­trer dans ses frais tout de suite, et on fera rare­ment des béné­fices. Ain­si, les per­sonnes qui inves­tissent dans une mai­son d’é­di­tion ont conscience qu’il ne s’a­git pas d’un inves­tis­se­ment mais d’un don.

Ensuite, la dif­fi­cul­té pour main­te­nir l’ac­ti­vi­té, c’est d’a­bord qu’il faut une force de tra­vail. Il faut trou­ver des per­sonnes qui peuvent se per­mettre de tra­vailler béné­vo­le­ment (c’est sou­vent le cas des fon­da­teurs) ou pour pas grand-chose (ceux qui suivent).

Une fois que la mai­son est lan­cée, d’autres pro­blèmes appa­raissent. Les ren­trées d’argent, ce sont pour moi­tié les ventes régu­lières du fonds, et pour moi­tié les ventes de nou­veau­tés. Vue l’am­pleur de la pro­duc­tion de livres en France, les libraires ne peuvent pas gar­der les mêmes livres sur leurs tables pen­dant beau­coup de temps. On a donc une fenêtre de visi­bi­li­té de quelques semaines, au mieux. Quand vous chou­chou­tez un manus­crit pen­dant deux mois, c’est dur de se dire que tout repose sur ces quelques jours ou semaines de visi­bi­li­té après sa paru­tion — et encore, par­fois les libraires ne le com­mandent même pas. Or ces ventes en librai­rie sont de fait fon­da­men­tales pour la pour­suite de notre acti­vi­té. Ce n’est pas Ama­zon qui va nous mettre en avant, ce sont les petits libraires.

Ces ques­tions finan­cières pol­luent notre rap­port à la pro­gram­ma­tion édi­to­riale : Pou­vons-nous accep­ter tel livre col­lec­tif ? Pour­rons-nous obte­nir le manus­crit d’une « star » pour finan­cer celui de tel auteur pro­met­teur ? Pou­vons-nous faire telle tra­duc­tion sans aide du Centre natio­nal du livre ? Et, encore plus prag­ma­ti­que­ment : Com­ment vais-je me payer à la fin de l’an­née, quand on reçoit le misé­rable chiffre d’af­faire d’août alors même qu’on doit payer la fac­ture des impres­sions des livres de la rentrée ?

Nous conti­nuons de pour­suivre une poli­tique auda­cieuse, dont les résul­tats peuvent par­fois nous sur­prendre nous-mêmes (qui eût cru que ce livre de 900 pages, Le Siècle des chefs, ren­con­tre­rait un tel suc­cès ?). Mais on doit prendre en consi­dé­ra­tion d’autres aspects. La plus grande part du tra­vail, aux débuts, était assu­rée sur le mode de l’inves­tis­se­ment : tra­vail béné­vole, ou endet­te­ment. Cela n’est plus pos­sible, et cela n’est pas sou­hai­table non plus.

Que faudrait-il – mesures publiques ou autres – pour faciliter votre fonctionnement et vous permettre de maintenir une activité ?

Il y a des choses à repen­ser dans les aides publiques à l’é­di­tion. Les sub­ven­tions au pro­jet comme le pro­pose le CNL, c’est bien, cela per­met de por­ter des livres ambi­tieux. Mais comme nous avons ten­té de le mon­trer dans notre appel, nos pré­oc­cu­pa­tions portent plus sur la struc­ture : payer le loyer, payer les sala­riés et si pos­sible de manière décente, avoir du maté­riel infor­ma­tique cor­rect, inves­tir dans un nou­veau site Inter­net… Il faut donc des aides à la struc­ture, qui doivent être décon­nec­tées de nos chiffres de vente.

Il faut par ailleurs repen­ser la chaîne du livre, et per­mettre aux libraires de s’en sor­tir finan­ciè­re­ment. Sans vou­loir tenir un dis­cours naïf sur les moti­va­tions des libraires, il est clair que ce sont nos pre­miers alliés. Si la situa­tion finan­cière les rend fri­leux au point de ne mettre que des best-sel­lers sur leurs tables, alors nous sommes tous perdants.

Il est pour finir dif­fi­cile de par­ler de l’é­di­tion sans par­ler du reste. Ce n’est pas un îlot iso­lé. Les mesures d’aus­té­ri­té liées à la crise éco­no­mique, la crise éco­lo­gique, le contexte poli­tique, tout cela nous touche de plein fouet et nous rend abso­lu­ment néces­saires dans le même temps. Il s’a­git pour nous de par­ti­ci­per à la lutte contre la fuite en avant néo­li­bé­rale, pro­duc­ti­viste, raciste, sexiste, homo­phobe. Les temps sont durs.

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