Edwy Plenel

« Créer un chemin de raison sensible »

Photo : Hélène Fraigneux

Jour­na­liste à la longue car­rière, ancien direc­teur de la rédac­tion au Monde, co-fon­da­teur et actuel pré­sident de Media­part, site d’information, de débats et d’enquête, Edwy Ple­nel est une figure impor­tante de la gauche dans le pay­sage intel­lec­tuel et média­tique fran­co­phone. Il publie Pour les Musul­mans, livre de com­bat qui dresse le constat d’une isla­mo­pho­bie ordi­naire ayant conta­mi­né les milieux poli­tiques, aca­dé­miques, média­tiques et intel­lec­tuels en France et face à laquelle il s’agit de prendre position.

Dans Pour les Musulmans, vous constatez l’explosion de l’islamophobie et vous donnez des arguments pour la combattre. Pourquoi ce livre ?

Je ne suis pas le pre­mier à par­ler de cette isla­mo­pho­bie. Le constat en a été docu­men­té par des cher­cheurs, des socio­logues et des jour­na­listes de ter­rain. Mon essai est plu­tôt un appel à rompre l’indifférence. C’est celui d’un jour­na­liste, d’un citoyen qui tend la main, parce que ce qui est ter­rible c’est le silence qui entoure cette vio­lence sym­bo­lique inima­gi­nable dont sont la cible nos com­pa­triotes d’origine, de culture ou de croyance musulmane.

Le titre Pour les Musul­mans s’inspire d’un article publié en 1896 par Émile Zola, vingt mois avant son fameux « J’accuse », qui s’intitulait « Pour les Juifs ». Dans ce texte, il se révol­tait contre la bana­li­sa­tion d’un dis­cours du pré­ju­gé, de l’essentialisation, de la dis­cri­mi­na­tion contre les Juifs pris en bloc : les Juifs de France assi­mi­lés à l’argent par un anti­ju­daïsme chré­tien, mais aus­si par cet anti­sé­mi­tisme moderne qui confon­dait lutte contre le capi­tal et lutte contre les Juifs. Tout cela était pro­fon­dé­ment maré­ca­geux, mais, en même temps, tout cela était par­fai­te­ment mon­dain : c’était accep­té comme ce que nous enten­dons dans les médias en France ou ailleurs aujourd’hui.

D’où mon pro­pos qui, pour sor­tir du maré­cage actuel, invite ceux qui se réclament d’idéaux de pro­grès et de démo­cra­tie à prendre une ligne de crête contre la bana­li­sa­tion bien­séante de la hié­rar­chie des civi­li­sa­tions, contre la guerre des civi­li­sa­tions. La démo­cra­tie, pour moi, passe par le sou­ci des mino­ri­tés, bien plus que par la loi de la majo­ri­té. Pour qu’une page de texte tienne, il faut des marges, et, com­plé­men­tai­re­ment, les mino­ri­taires ont à s’inventer de manière à ren­for­cer la cohé­sion du centre.

La recrudescence de ces débats qui essentialisent les minorités et divisent les populations n’est-elle pas d’abord une manière de masquer la question sociale ?

C’est le cœur, c’est la clé. Cette façon de construire arti­fi­ciel­le­ment l’autre comme une menace, de créer un bouc émis­saire prin­ci­pal, le musul­man, ramène les per­cep­tions, les dis­cours, les débats à la seule pro­blé­ma­tique de l’origine, de l’identité, de la reli­gion. Ce qui revient à mettre en exergue ce que nous pen­sons sépa­ré­ment plu­tôt que ce que nous fai­sons ensemble. On conduit les domi­nés, les exploi­tés, les tra­vailleurs à se faire la guerre au nom de leur iden­ti­té, de leur ori­gine, de leur croyance, de leur appa­rence au lieu de réflé­chir à ce qu’ils ont en com­mun : leurs condi­tions de vie, leurs condi­tions de tra­vail, leurs condi­tions d’habitat, leurs espé­rances sociales et démo­cra­tiques. C’est la ruse éter­nelle des domi­nants ! Car ceux qui pro­fitent des inéga­li­tés sont habi­tés par la peur. La peur de l’inconnu, de l’imprévu, de la révolte. Et c’est parce qu’ils ont peur eux-mêmes qu’ils n’arrêtent pas de dif­fu­ser la peur, l’angoisse, l’inquiétude, de mettre sans cesse en branle la méca­nique de la cris­pa­tion iden­ti­taire, de l’imposer à l’agenda politique.

C’est cette poli­tique de la peur qui pro­duit des monstres au cœur du peuple. Dou­ble­ment. D’une part, les monstres de la xéno­pho­bie, du racisme, du vote d’extrême droite qui dirigent la colère des indi­vi­dus contre le voi­sin musul­man au lieu de s’en prendre à la vraie cause, com­mune, de leurs mal­heurs. D’autre part, il y a les monstres pro­vo­qués par l’humiliation, par le res­sen­ti­ment, ce sen­ti­ment de mal-être lié à une vic­ti­mi­sa­tion exa­cer­bée qui mène vers des che­mins de per­di­tion jusqu’à ces enfants de nos quar­tiers popu­laires qui choi­sissent de se perdre dans des idéo­lo­gies tota­li­taires, vio­lentes, assi­mi­lées au « djihad ».

Dji­had contre croi­sades : c’est le piège des guerres de civi­li­sa­tions, l’engrenage infer­nal que pro­duit la poli­tique de la peur, où, à force de faire se répondre monstres et épou­van­tails, on bru­ta­lise la démo­cra­tie elle-même, on met la socié­té en guerre contre elle-même, et on finit par géné­rer des pro­phé­ties auto-réalisatrices.

De ce point de vue, mon livre se veut une réflexion pour mon­trer qu’il existe un autre che­min, un che­min de rai­son, de rai­son sen­sible, qui se sou­cie de l’humanité concrète : les hommes les femmes, ce ne sont pas des abs­trac­tions iden­ti­taires, des enti­tés idéo­lo­giques, ce sont des réa­li­tés dans toute leur diversité.

Dans votre livre, justement, vous pointez une certaine dérive de la laïcité que vous appelez le laïcisme. Une laïcité qui stigmatise plus qu’elle n’apprend à vivre ensemble…

Je défends la laï­ci­té. Et je défends la laï­ci­té contre ceux qui, aujourd’hui, tra­hissent la laï­ci­té ori­gi­nelle par ce laï­cisme à la manière des inté­grismes dans les reli­gions. Ce laï­cisme c’est la haine du reli­gieux, c’est la peur du reli­gieux. C’est, sous pré­texte de détes­ta­tion de la reli­gion, la stig­ma­ti­sa­tion d’une popu­la­tion. Et je rap­pelle dans ce livre que la laï­ci­té ori­gi­nelle, notam­ment en France avec l’invention de la Troi­sième Répu­blique, ce n’est pas cela. C’est d’abord la recon­nais­sance des cultes mino­ri­taires, en l’occurrence du pro­tes­tan­tisme et du judaïsme. C’est la fin du face-à-face d’une Répu­blique anti­clé­ri­cale et d’une reli­gion majo­ri­taire domi­nante, le catho­li­cisme. C’est la fin d’une que­relle qui fai­sait pié­ti­ner les enjeux démo­cra­tiques et sociaux. Et c’est l’ouverture d’un che­min de laï­ci­sa­tion, que l’on peut défi­nir comme ce que nous fai­sons ensemble.

Le che­min de laï­ci­sa­tion pro­duit en 1905 par la Loi de sépa­ra­tion des Églises et de l’État, c’était d’ouvrir le cadre pour les catho­liques et de leur dire : « Vous avez le droit à votre culte, c’est votre espace pri­vé. En revanche, construi­sons tous ensemble la cité com­mune, oubliez votre hié­rar­chie reli­gieuse, vos évêques, faites votre che­min sans eux ». Qu’est-ce que cela a don­né ? Le chris­tia­nisme social, les prêtres ouvriers, le mou­ve­ment « Le Sillon », la Jeu­nesse ouvrière chré­tienne, le mou­ve­ment Témoi­gnage chré­tien et son jour­nal. Tout cela a fait par­tie d’une his­toire essen­tielle au cœur de la gauche et a per­mis qu’énormément de membres des classes popu­laires, du monde du tra­vail fassent leur che­min vers des idéaux d’émancipation sans avoir le sen­ti­ment d’être dépouillés de ce qu’ils étaient, de ce qu’ils avaient en propre, leurs croyances, leur culture, leurs habitudes.

Je crois que c’est la même chose qui se pose aujourd’hui : ne pas ren­voyer l’Autre à son iden­ti­té mais lui pro­po­ser un chemin.

Ce que nous avons à faire, nous, dans une socié­té démo­cra­tique, c’est dire que l’on doit inven­ter ce che­min dans le res­pect de la liber­té de cha­cun. Car les idéo­lo­gies de l’identité, les idéo­lo­gies conser­va­trices et les idéo­lo­gies iden­ti­taires sup­po­sé­ment laï­cistes, elles, veulent nous fixer, nous immo­bi­li­ser, nous enfer­mer. À l’inverse, nous pro­po­sons de pou­voir bou­ger, de pou­voir s’inventer dans la rela­tion, dans le dialogue.

Est-ce que votre appel à faire chemin ensemble peut se lire comme une tentative de sortir par le haut d’une crise du social, de la fragmentation du collectif telle que l’a décrit par exemple Alain Touraine pour, en somme, « retrouver le sens de l’universel » cher à Camus ?

Pour moi, plu­tôt que le mot « uni­ver­sel » qui nous a joué des tours — le sen­ti­ment de l’Occident, de l’Europe, d’être pro­prié­taire de l’universel et d’avoir à l’apporter aux autres, dans un rap­port du fort au faible —, je pré­fère le mot « uni­ver­sa­li­sable ». C’est-à-dire ce qui, dans des situa­tions his­to­riques et cultu­relles dif­fé­rentes, conduit aux mêmes valeurs : valeurs de jus­tice, d’égalité, de droit, etc. Camus sou­ligne que nous sommes des socié­tés d’individus, que notre moder­ni­té, c’est de faire groupe à par­tir du fait d’être des indi­vi­dus. Et c’est cela que la gauche, dans son his­toire, dans sa tra­di­tion et dans cer­taines de ses impasses, a du mal à com­prendre. Nous sommes des indi­vi­dus et c’est à par­tir de notre liber­té d’individus dans toutes ses par­ti­cu­la­ri­tés, qu’elles soient cultu­relles, reli­gieuses ou sexuelles, que nous arri­vons à trou­ver un che­min collectif.

Il existe un cer­tain dis­cours « d’en haut » qui, très sou­vent, se réfu­gie dans la déplo­ra­tion de la fin de la soli­da­ri­té à l’ancienne, qui s’en prend à l’individualisme de nos socié­tés. Or, je pense, moi, qu’il y a un che­min à retrou­ver qui est celui de la libé­ra­tion des ini­tia­tives, des éner­gies indi­vi­duelles, où cha­cun vient avec ce qu’il est pour inven­ter un che­min com­mun. C’est une dia­lec­tique de l’un et du mul­tiple. Elle est au cœur des pro­blèmes et des impasses de notre socié­té. Com­ment pen­ser le plu­riel tout en pen­sant l’un, mais pas le grand UN uni­for­mi­sa­teur d’en haut.

Rap­pe­lez-vous ce texte de réfé­rence pour nous tous, pour tous les esprits de pro­grès de liber­té et d’émancipation, qu’est le Dis­cours de la ser­vi­tude volon­taire de La Boé­tie. Écrit, au milieu du 16e siècle, dans un moment de guerres de reli­gion, ce texte va pro­vo­quer les Essais de Mon­taigne. Le pre­mier à écrire à la pre­mière per­sonne, à pen­ser comme un spé­ci­men de l’humaine condi­tion, à affir­mer que tout être, tout indi­vi­du porte en lui la condi­tion humaine. Ce Dis­cours de la ser­vi­tude volon­taire, qui inter­pel­lait nos ser­vi­tudes, nos sou­mis­sions a cir­cu­lé ensuite avec le sous-titre sui­vant : « Le Contr’ un ». Contre Dieu, la Nation, le Par­ti, contre le grand UN qui vient d’en haut. C’est cette vita­li­té qui vient d’en bas qu’il faut retrou­ver dans le cadre d’une nou­velle culture démo­cra­tique. Tout le sens de mon appel est celui-là : c’est d’ouvrir ce chemin-là.

Ne risque-t-on pas, en rabattant l’enjeu de la conflicatualité sociale sur le terrain de l’interindividuel et de l’identitaire, de reléguer au second plan la question de l’affrontement des intérêts divergents des groupes sociaux ?

Non, je pense bien sûr qu’il y a des classes sociales, qu’il y a des inté­rêts et je pense même que c’est la ruse des domi­nants, de l’oligarchie, d’essayer de nous mettre en guerre au nom de l’identité.

Nous vivons des temps de révo­lu­tion objec­tive : la nou­velle révo­lu­tion indus­trielle, dont le numé­rique est le moteur, bou­le­verse à ce point nos socié­tés, nos rela­tions géo­po­li­tiques, notre rap­port à l’espace et au temps… que la ques­tion démo­cra­tique en rede­vient une ques­tion pro­fon­dé­ment jeune. C’est ce qu’a si pro­fon­dé­ment revi­ta­li­sé, ici en Bel­gique, David Van Rey­brouck dans son livre au titre trom­peur Contre les élec­tions.

L’idéal de la démo­cra­tie, ce n’est pas seule­ment d’élire ses repré­sen­tants une fois tous les quatre ou cinq ans. Non, l’idéal de la démo­cra­tie comme hori­zon — tou­jours impar­fait et ce sera tou­jours une bataille à mener — c’est ce que j’appelle le « n’importe qui » : sans pri­vi­lège de nais­sance, d’origine, de for­tune, de condi­tion, de diplôme, j’ai le droit de m’en mêler, j’ai le droit de pro­tes­ter, j’ai le droit de m’exprimer, j’ai le droit de voter, j’ai le droit d’être can­di­dat et j’ai même le droit de gou­ver­ner. C’est pro­fon­dé­ment révo­lu­tion­naire et c’est devant nous ! Il y a 0,5 % ou 1 % d’ouvriers dans le monde des élus en France, alors qu’ils repré­sentent 25 % des sala­riés. Avec l’autre 25 %, les employés, cela fait 50 % : c’est le groupe social majoritaire !

Aujourd’hui, réen­chan­ter un hori­zon démo­cra­tique passe par la déli­bé­ra­tion, par la par­ti­ci­pa­tion au pou­voir, aux contre-pou­voirs, par l’accès à l’information, par le fait d’accepter notre plu­ra­li­té, de deman­der à cha­cun « Qu’est-ce que l’on fait ensemble ? », et non « Qu’est-ce que tu es ? » ou « Qu’est-ce que tu crois ? ». Le « n’importe qui » c’est aus­si la jeune femme qui a un fou­lard et qui n’est pas exclue de la cité. Elle est là comme n’importe qui pour dis­cu­ter. Qu’est-ce qu’elle pense des droits des femmes ? Qu’est-ce qu’elle pense de la grève que l’on fait dans l’entreprise, de la reven­di­ca­tion sociale ? Il n’y a aucune rai­son qu’elle ne rejoigne pas ce chemin.

C’est en ce sens que la ques­tion démo­cra­tique inclut la ques­tion sociale. Car les musul­mans dont je parle sont employés, pour l’essentiel, dans des entre­prises, ils construisent des auto­mo­biles, ils construisent des immeubles, des routes, ils tra­vaillent dans les campagnes.

Je crois que, dans ce moment, ce qui semble mino­ri­taire est beau­coup plus en réso­nance avec la réa­li­té du peuple qu’on ne le pense. « Le pois­son pour­rit par la tête », dit-on : le pro­blème est en haut. Je ne pense pas que la France soit un pays raciste. Je pense en revanche qu’il y a une xéno­pho­bie qui est dif­fu­sée d’en haut comme une arme de pou­voir, comme une arme de division.

Retrouvez cette interview en vidéo :

(Interview réalisée le 8 octobre 2014)

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