Égalité dans les rangs ?

Photo : François Lemaire

En Wal­lo­nie, les femmes ne par­ti­cipent pas équi­ta­ble­ment à ce qui consti­tue l’ADN pro­fond de la région : son patri­moine, son folk­lore, ses tra­di­tions. Der­niè­re­ment, l’Association des Marches Folk­lo­riques de l’Entre-Sambre-et-Meuse brillait dans la presse par son sexisme assu­mé, suite aux débats sur­ve­nus autour de la « pos­si­bi­li­té » qu’Alexandra Colin, fille du Tam­bour-Major de la St-Feuillen, puisse le rem­pla­cer en cas de fatigue… « Les femmes, comme l’aurait alors décla­ré le pré­sident de ladite asso­cia­tion, c’est pour le repos du guer­rier… »

Les Marches de l’Entre-Sambre-et-Meuse ? « D’anciennes pro­ces­sions reli­gieuses dédiées à des saints locaux, pro­tec­teurs des paroisses, ayant pris au fil des temps un carac­tère folk­lo­rique, sans cepen­dant que l’aspect reli­gieux en soit tota­le­ment per­du. Elles sont accom­pa­gnées d’escortes armées, éga­le­ment tra­di­tion­nelles. » (Wiki­pé­dia). On compte 140 de ces pro­ces­sions sur le ter­ri­toire wal­lon. D’ampleurs dif­fé­rentes, elles sont gérées par des comi­tés orga­ni­sa­teurs indé­pen­dants. Ces évè­ne­ments popu­laires, à la fois solen­nels et fes­tifs, ont été recon­nus au patri­moine cultu­rel imma­té­riel de l’Unesco en 2012.

Or, sans faire ici une ana­lyse appro­fon­die de toutes ces marches folk­lo­riques, on ne peut nier que leurs orga­ni­sa­tions com­portent des dérives assu­ré­ment sexistes. Un exemple par­mi d’autres ? La Sainte Rolende de Ger­pinnes, star des marches, qui se déroule le dimanche et le lun­di de Pen­te­côte. Rolende, fille d’un roi exi­lé en Gaule, ayant fui un mariage for­cé en 774 pour se consa­crer à Dieu. Elle meurt d’épuisement à Vil­lers-Pote­rie (aujourd’hui vil­lage de l’entité ger­pin­noise) au bout d’une longue marche vers Cologne. Chaque année, cette pro­ces­sion qui réunit plus de 3.000 mar­cheurs, répar­tis en 11 com­pa­gnies, retrace en par­tie le che­min que la Sainte aurait emprunté.

Mais où sont les femmes ?

Trois de ces com­pa­gnies n’acceptent aucune femme… Chez les autres, des places comp­tées sur les doigts de la main sont accor­dées sous cer­tains cri­tères : femmes non-mariées, limite d’âge, places mises aux enchères, obli­ga­tions de por­ter une jupe (!), etc. Notons que la plu­part de ces com­pa­gnies acceptent favo­ra­ble­ment les filles, mais seule­ment jusqu’à l’âge de 12 ans…

Les postes pro­po­sés aux femmes reposent le plus sou­vent sur l’obligation de devoir à la com­pa­gnie. Quand il ne s’agit pas de vendre de la goutte aux sol­dats, il faut por­ter le maté­riel des offi­ciers ou accom­pa­gner les jeunes marcheur·euses. Seules les places, très limi­tées, d’infirmières et de vivan­dières (quand elles ne doivent pas trans­por­ter les tar­tines ou vendre des objets) per­mettent à une petite par­tie d’entre elles de pro­fi­ter de la marche sans obli­ga­tion. Sauf celle de mar­cher au pas.

Pour­tant, les femmes ont un rôle essen­tiel pour la bonne tenue de ces marches folk­lo­riques. Elles s’occupent des cos­tumes et de la logis­tique en amont, gèrent l’intendance et les enfants pen­dant les fes­ti­vi­tés et accueillent la famille et les visi­teurs venus en masse pour pro­fi­ter de l’évènement. Tout le monde n’a donc pas inté­rêt à ce que ça change ! Les hommes sur­tout, qui com­posent très majo­ri­tai­re­ment les organes de déci­sion. Pour jus­ti­fier ces formes d’injustice, les argu­ments d’un autre âge — très répan­dus ! —, ne manquent pas : « C’est la tra­di­tion ! », « Les femmes ne portent pas le fusil ! », « On a tou­jours fait comme ça… »

Tra­di­tion, héri­tage, sou­ve­nir, conscience col­lec­tive, mais aus­si devoir de trans­mis­sion et d’enrichissement des pra­tiques à tra­vers le temps (Voir l’ar­ticle « tra­di­tion » sur Wiki­pé­dia). Ces notions se heurtent au tra­di­tio­na­lisme ambiant que veulent impo­ser les comi­tés orga­ni­sa­teurs. Une atti­tude pas­séiste qui tend à figer l’histoire de manière arbi­traire, comme si elle pou­vait se résu­mer à un ins­tant T que l’on pour­rait rejouer à sou­hait, année après année, sans prendre en compte les muta­tions de la socié­té. L’authen­ti­ci­té que reven­diquent ces comi­tés est le résul­tat d’un tri sélec­tif ser­vant les inté­rêts d’une par­tie seule­ment de la popu­la­tion. Car il est ici ques­tion d’intérêts et de pri­vi­lèges. Si demain en effet, les rôles devaient chan­ger, si les femmes avaient le droit et l’opportunité de pou­voir mar­cher aux côtés de leurs ami·es et de leurs voisin·es, qui assu­re­rait l’intendance ?

Pour ne pas s’essouffler, la sacro­sainte tra­di­tion ne doit-elle pas s’adapter aux évo­lu­tions posi­tives — parce que justes — de notre socié­té ? Pour quelles rai­sons valables peut-on aujourd’hui pri­ver la moi­tié de la popu­la­tion d’un patri­moine com­mun ? Quels mes­sages envoie-t-on à nos filles lorsqu’à l’âge de 12 ans elles doivent quit­ter les rangs, lais­sant leurs frères, leurs cou­sins, leurs amis para­der, eux, librement ?

Aujourd’hui, des groupes de femmes se ras­semblent pour ques­tion­ner cette orga­ni­sa­tion réso­lu­ment patriar­cale de notre folk­lore. Devront-elles s’imposer par la force ? En recou­rant à la jus­tice ? Ou pou­vons-nous espé­rer un sur­saut des esprits ? Le débat est posé, la ques­tion ne pour­ra plus être évi­tée, et il semble logique que les auto­ri­tés locales y prennent aus­si leur part de responsabilité.

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