Entretien avec Elsa Gimenez

Internet, théâtre de la polémique

Illustration : Alice Bossut

Elsa Gime­nez est socio­logue et enseigne à l’Université de Lau­sanne. Elle réa­lise actuel­le­ment une thèse sur un média alter­na­tif natio­na­liste fran­çais en ligne situé dans la mou­vance de « réin­for­ma­tion ». Elle répond à nos ques­tion­ne­ments sur le « théâtre de la polé­mique » qu’est deve­nu inter­net, les stra­té­gies de la facho­sphère en matière de dif­fu­sion de pro­pos hai­neux, les pos­si­bi­li­tés pour la gauche de por­ter les colères sociales sur les réseaux et d’y mobi­li­ser pour agir et faire réflé­chir, en nous ame­nant à dis­tin­guer les registres émo­tion­nels de haine et de colère, mais aus­si ceux de colère et d’indignation.

La colère est un affect, un sentiment qui semble très présent sur internet. On pense notamment à celles qui s’expriment dans les commentaires de posts sur Facebook ou d’articles de presse. Quelle est la mécanique des commentaires haineux (racistes, homophobes, sexistes, etc.) ? Sont-ils prédominants comme on en a parfois l’impression étant donnée leur fréquence ? Connait-on les motivations de ceux qui les laissent ?

Tout d’abord, il me semble impor­tant de bien dis­tin­guer d’une part les émo­tions liées à la colère ou à l’indignation qui ont nour­ri les révo­lu­tions, les résis­tances et les rebel­lions à tra­vers l’histoire et d’autre part, les émo­tions asso­ciées à la haine qui nous ren­voient plu­tôt vers les régimes fas­cistes. Aus­si, je ne place pas ma réflexion concer­nant les com­men­taires hai­neux dont vous par­lez dans le registre de la colère ou de l’indignation. S’il me paraît impor­tant de dis­tin­guer ces deux registres, c’est parce que s’ils coha­bitent et que leurs fron­tières sont poreuses, le pro­jet de socié­té et les pos­si­bi­li­tés de faire com­mun qu’ils sous-tendent ne sont pas du tout les mêmes.

Il est très dif­fi­cile de répondre à la ques­tion sur le plan quan­ti­ta­tif. Je suis inca­pable de dire si les com­men­taires hai­neux sont effec­ti­ve­ment majo­ri­taires sur les espaces dits « ouverts » (réseaux sociaux numé­riques, com­men­taires, etc.) et je n’ai pas connais­sance d’une étude qui per­met­trait de vali­der ou d’invalider cette hypo­thèse. En revanche, on sait que l’occupation de ces espaces acces­sibles a fait par­tie et fait par­tie de la stra­té­gie d’implantation des droites extrêmes en ligne. L’enjeu est triple : pre­miè­re­ment, les dis­po­si­tifs tech­niques per­mettent à un mili­tant de se « démul­ti­plier », par exemple en pre­nant plu­sieurs iden­ti­tés et en réagis­sant plu­sieurs fois à un même article. Ils donnent ain­si l’impression aux lec­teurs pas­sant par là que les gens qui par­tagent ces idées sont nom­breux. Deuxiè­me­ment, ces espaces per­mettent aux mili­tants des groupes d’extrême droite de rendre visibles leurs idées, leurs posi­tions et de dif­fu­ser une inter­pré­ta­tion de l’actualité qui cadre avec leurs idéo­lo­gies xéno­phobes. Ils vont donc com­men­ter en prio­ri­té tous les faits d’actualités qui peuvent être détour­nés afin de rendre visibles leurs lec­tures du monde basé sur l’élaboration récur­rente et répé­tée de la figure de l’Autre : les musulman·e·s, les immigré·e·s, les homosexuel·le·s, etc. Une figure qui est dési­gnée comme la source de l’ensemble des pro­blé­ma­tiques sociales sou­le­vées par l’actualité. Enfin, Inter­net offre des res­sources à ces mili­tants pour com­mu­ni­quer et s’organiser.

Cela dit, je ne crois pas que l’on puisse limi­ter l’analyse de ces « com­men­taires hai­neux » en attri­buant leurs tota­li­tés à des mili­tants iden­ti­taires qui se mul­ti­plie­raient en pre­nant plu­sieurs pseu­dos et en pro­fi­tant de la visi­bi­li­té qu’offrent ces espaces en ligne et de l’anonymat qu’ils per­mettent. On peut éga­le­ment sup­po­ser que, comme n’importe quel espace social, ces zones de com­men­taires et les réseaux sociaux numé­riques sont régis à la fois par des règles et des dis­po­si­tifs tech­niques liés à la pla­te­forme, mais éga­le­ment par un ordre social dyna­mique qui se négo­cie et s’élabore au fil des inter­ac­tions. Par ailleurs, dans un contexte média­tique qui favo­rise les logiques de « clash » et de « buzz », le fait d’apparaître comme une per­sonne qui attaque, qui insulte, qui envoie des « pun­chlines », etc. est une moda­li­té d’être à l’autre, une moda­li­té qui peut être valorisante.

On a à faire à une sorte de théâtre de la polé­mique, qui peut consti­tuer un jeu sans consé­quence pour cer­tains et/ou un lieu de libé­ra­tion de frus­tra­tions sociales pour d’autres. Ce qu’il faut gar­der à l’esprit c’est que ce théâtre est au ser­vice d’une tac­tique poli­tique pen­sée et mise en œuvre par les droites extrêmes, les cou­rants iden­ti­taires notam­ment, qui nour­rissent ces malaises sociaux, matière pre­mière de leurs idéo­lo­gies xéno­phobes, et qui ont tout inté­rêt à ali­men­ter leur expansion.

Quel est l’impact potentiel pour un internaute lambda (qui ne serait pas d’extrême-droite) d’être exposé de manière régulière à ce genre de commentaires ? Est-ce que ça a une influence sur sa manière de recevoir l’information ou change son regard sur un article de presse qu’il vient de lire ?

Par­mi les carac­té­ris­tiques de ces « espaces ouverts » en ligne, il y a peut-être la coha­bi­ta­tion entre les élé­ments de codage (l’orientation de l’information par les dif­fu­seurs) et les traces de déco­dage (les réac­tions lais­sées par les lec­teurs ou vision­neurs). Ain­si, lorsqu’il prend connais­sance d’un conte­nu, le pas­sant reçoit à la fois le mes­sage ini­tial, mais aus­si les mes­sages des pré­cé­dents contri­bu­teurs, il va donc pro­cé­der à un déco­dage qui consi­dère l’ensemble des infor­ma­tions à sa dis­po­si­tion. Conscients de cela, les agi­ta­teurs d’extrême droite vont s’efforcer de pro­duire des liens de cause à effet entre un fait divers et ce qu’ils thé­ma­tisent comme « l’immigration de masse » ou « la pré­sence inva­sive des musul­mans », ils pro­posent ain­si un nou­veau cadrage de l’information que le « lec­teur lamb­da » reçoit, sans pour autant aller le chercher.

Étant don­né que ce type d’association d’idées est éga­le­ment pré­sent au sein de l’espace poli­tique et mass-média­tique, une répé­ti­tion obs­ti­née en ligne ne rend le mes­sage que plus audible encore. La com­bi­nai­son entre l’anonymat que per­met inter­net et plus géné­ra­le­ment la libé­ra­tion des dis­cours de haine que l’on peut obser­ver par ailleurs et qui accom­pagnent la mon­tée des droites extrêmes dans le monde favo­rise le déploie­ment d’une ver­sion encore plus vio­lente et moins « poli­ti­que­ment cor­recte » de cette ligne poli­tique. Je crois que tout cela contri­bue à une sorte d’habituation et de nor­ma­li­sa­tion de ce genre de dis­cours, de leurs conte­nus et de leurs formes.

Il me semble que c’est seule­ment en consi­dé­rant ces deux aspects (le conte­nu et la forme) que l’on peut com­men­cer à com­prendre ce qu’il se passe. Consi­dé­rer d’une part ce qui se joue dans les espaces hégé­mo­niques, par exemple en se ques­tion­nant très sérieu­se­ment sur ce que peut signi­fier le fait que les repré­sen­tants et repré­sen­tantes poli­tiques institutionnel·le·s actuel·le·s consi­dèrent Twit­ter, ses 140 carac­tères et ses hash­tags comme un espace valable de com­mu­ni­ca­tion poli­tique. D’autre part en s’interrogeant sur ce qui se passe en ligne : la libé­ra­tion des dis­cours de haine, les pro­pos ouver­te­ment racistes, les appels au viol, etc. comme la mani­fes­ta­tion de malaises sociaux et éco­no­miques gran­dis­sants que les droites extrêmes par­viennent à cana­li­ser pour les décu­pler, les ali­men­ter et les putréfier.

Est-il souhaitable, pour des militants (et sympathisants) de gauche, de jouer sur le plan de ce « théâtre de la polémique » ? Est-ce que la gauche critique doit utiliser le même genre d’armes et stratégies d’occupation de l’espace numérique voire de « guérilla culturelle » sur le net que l’extrême-droite. Est-ce rentable de consacrer une partie de son temps militant en ligne à déposer / répondre à des commentaires, s’insurger, dénoncer des intoxs etc. ?

Je pense que le champ mili­tant, que ce soit les mili­tants et les mili­tantes de col­lec­tifs anti­fas­cistes ou de l’antiracisme poli­tique sont sur le ter­rain depuis long­temps, ils ont une grande connais­sance des enjeux et sur­tout ils ont été atten­tifs et atten­tives à ce qui se passe en ligne bien avant que sonnent les réveils ins­ti­tu­tion­nels et uni­ver­si­taires. À ce titre, ce n’est vrai­ment pas à moi de répondre sur le com­ment de la lutte à enga­ger. En ce qui concerne le monde uni­ver­si­taire, je crois qu’il est temps de repen­ser la dimen­sion cri­tique de la recherche en science sociale à plus grand frais, d’être prêts et prêtes à assu­mer des enga­ge­ments poli­tiques clairs au sein de l’espace public et de se rendre davan­tage attentif·ve·s à ce qui est pro­duit au sein des espaces mili­tants ou artis­tiques afin de com­bi­ner les forces pour pro­duire un dis­cours éclai­ré sur des pro­blé­ma­tiques sociales contem­po­raines qui causent énor­mé­ment de souffrances.

Pour en reve­nir à inter­net, on peut prendre l’exemple de la cir­cu­la­tion des fausses infor­ma­tions qui consti­tuent sou­vent des mor­ceaux de ce qu’on appelle com­mu­né­ment « les théo­ries du com­plot ». Une caté­go­rie qui me semble d’ailleurs, pour le moins pro­blé­ma­tique d’un point de vue ana­ly­tique. Face à cette cir­cu­la­tion, plu­sieurs atti­tudes sont pos­sibles et peuvent se décli­ner selon la posi­tion sociale de l’individu ou du col­lec­tif qui y fait face.

Une pos­si­bi­li­té serait d’entreprendre un véri­table tra­vail de contre-enquête qui consis­te­rait à reprendre, point par point, les asser­tions qui consti­tuent le récit. Ce tra­vail est par­ti­cu­liè­re­ment chro­no­phage, peut-être un peu déses­pé­rant, mais sur­tout il s’agit de se cal­quer sur la démarche que l’on entend déconstruire.

Une deuxième pos­ture pour­rait consis­ter à dévoi­ler les réseaux et les arti­cu­la­tions idéo­lo­giques qui sous-tendent ces récits. C’est une démarche néces­saire, notam­ment car elle per­met de réins­crire dans des héri­tages poli­tiques les pers­pec­tives déployées par ces nar­ra­tions. Une autre moda­li­té consis­te­rait à s’emparer non pas des récits, mais des pro­blé­ma­tiques sociales et poli­tiques qu’ils entendent sou­le­ver et mener une cam­pagne d’information, de sen­si­bi­li­sa­tion et de publi­ci­sa­tion de cette pro­blé­ma­tique en se la réap­pro­priant et en en modi­fiant les termes du débat.

Enfin, une autre atti­tude, peut-être la plus fré­quem­ment ren­con­trée dans les espaces média­tiques et poli­tiques de large audience consiste à mener une condam­na­tion morale de ces récits, l’utilisation des caté­go­ries « théo­rie du com­plot » ou de « conspi­ra­tion­nisme » sont régu­liè­re­ment convo­quées pour délé­gi­ti­mer pure­ment et sim­ple­ment le conte­nu du pro­pos adverse. Dans mon tra­vail de recherche, je m’intéresse par­ti­cu­liè­re­ment à ce type d’oppositions énon­cia­tives, et il me semble que c’est là la plus mau­vaise façon de pro­cé­der. D’une part, car la force de l’argument « folie » est tout à fait limi­tée et d’autre part, car les dis­cours à décons­truire et les idéo­lo­gies à com­battre contiennent très sou­vent des méca­nismes qui leur per­mettent de faire face à ce type d’attaque. Bien sou­vent, ceux que l’on peut qua­li­fier d’agitateurs d’extrême droite engagent une éner­gie consi­dé­rable à se pré­mu­nir contre toutes les dis­qua­li­fi­ca­tions qui pour­raient leur être adres­sées, neu­tra­li­sant ain­si, en amont, ce type de contradiction.

En tant que socio­logue, il me semble inté­res­sant et per­ti­nent de ne pas limi­ter l’analyse au conte­nu et de se foca­li­ser davan­tage sur ce qui carac­té­rise ces dis­cours, sur les démarches d’enquêtes qui sont enga­gées par ces indi­vi­dus ou ces col­lec­tifs afin d’en sai­sir les méca­nismes et de com­prendre en quoi ceux-ci consti­tuent des obs­tacles à la réa­li­sa­tion d’un espace public éga­li­taire et émancipateur.

Vous évoquiez très justement la différence entre expression de colère ou d’indignation, portées par un sentiment d’injustice d’avec des expressions de haine plutôt portées par l’extrême-droite et s’attachant à la figure de l’Autre. Comment la gauche critique peut-elle favoriser (et utiliser) l’expression du sentiment du scandale, de dénonciation et condamnation d’injustices ou d’inégalités, mais aussi d’exaspérations sociales et des malaises sociaux et économiques que vous évoquiez ? Est-ce qu’une expression politique motivée par l’indignation et la colère est possible sur le net ? Et est-il possible de faire de ces expressions un outil susceptible de mobiliser/faire réfléchir des gens sur internet ?

Il me semble qu’il y a deux aspects. Le pre­mier concerne l’outil. Inter­net est un espace social qui per­met à ceux et celles qui ont peu ou pas la parole dans l’espace public hégé­mo­nique de la prendre. C’est donc impor­tant de ne pas dia­bo­li­ser les outils et les for­mats qui se déve­loppent en ligne au pré­texte qu’ils sont uti­li­sés par cer­tains pour nour­rir un pro­jet raciste, sexiste, fas­ciste ou réac­tion­naire. Ce qui fait la dif­fé­rence est dans le conte­nu, même si, évi­dem­ment, on ne peut pas dés­im­bri­quer tota­le­ment le fond de la forme ! Cepen­dant, le fait d’épingler quelqu’un, de le nom­mer et de l’élever au rang d’incarnation d’un pro­blème social est tota­le­ment dif­fé­rent que de déve­lop­per un pro­pos au sujet du pro­blème social en ques­tion. Les deux atti­tudes peuvent appa­raitre comme cri­tiques, mais les effets ne sont pas les mêmes : poin­ter une per­sonne ou un groupe de per­sonne comme causes du pro­blème revient à sous-entendre que la dis­pa­ri­tion de cette per­sonne ou de ce groupe fera inévi­ta­ble­ment dis­pa­raître le problème…

Nous avons sou­le­vé plus haut la dis­tinc­tion entre colère/indignation et haine, mais, à mon sens, on peut éga­le­ment éta­blir une dis­tinc­tion per­ti­nente entre colère et indi­gna­tion, notam­ment lorsqu’il s’agit de ques­tion­ner les forces de mobi­li­sa­tions qu’elles contiennent. Dans la culture occi­den­tale, il y a une forte dis­tinc­tion nor­ma­tive entre la colère qui résulte d’une forme d’émotion incon­trô­lée, per­çue comme néga­tive et l’indignation qui, quant à elle, résul­te­rait d’une bon­té d’âme, une capa­ci­té de l’Homme à consi­dé­rer la misère du monde et à s’en indigner.

Sur inter­net, on a eu des exemples de ces deux registres émo­tion­nels et des formes de mobi­li­sa­tions qu’elles ont pu sus­ci­ter. La colère est ce qui est reven­di­qué par les col­lec­tifs qui luttent au quo­ti­dien contre les inéga­li­tés et les injus­tices sociales. Elle est conti­nuel­le­ment ali­men­tée par la mani­fes­ta­tion de ces souf­frances infli­gées par le sys­tème patriar­cal, raciste, sécu­ri­taire, capi­ta­liste, etc. Il me semble que la force de mobi­li­sa­tion que contient la colère est ancrée dans ces réveils conti­nuels. Pen­sons par exemple aux mobi­li­sa­tions qui se sont dérou­lées ces der­nières années sous l’impulsion de col­lec­tifs anti­ra­cistes auto­nomes qui ont su uti­li­ser inter­net pour mobi­li­ser les citoyens et les citoyennes et les pous­ser à se dépla­cer, par exemple lors de l’exposition Exhi­bit B. La mobi­li­sa­tion s’est appuyée sur une vague de colère ancrée dans un argu­men­taire tra­vaillé fai­sant état de dyna­miques racistes pro­fondes et sys­té­miques. Il ne s’agissait pas d’une indi­gna­tion liée à un débor­de­ment d’affect momen­ta­né. En ce sens, j’aurais ten­dance à envi­sa­ger le registre de la colère comme un moteur qui active une ligne de lutte elle-même arti­cu­lée à un pro­jet poli­tique plus large.

À l’inverse, j’ai ten­dance à ana­ly­ser les mani­fes­ta­tions de l’émotion d’indignation comme plus contex­tuelle et for­te­ment liée à un évé­ne­ment : l’indescriptible pho­to du corps d’Aylan et toute l’indignation qu’elle a pro­vo­quée me semblent être une expres­sion de ce déca­lage entre les deux registres. On s’indigne face à la mort d’un enfant et à l’image de son corps échoué, mais les choix poli­tiques des uns et des autres qui contri­buent à rendre ce genre de scène pos­sible ne peuvent pas, à mon sens, pro­vo­quer seule­ment de l’indignation, mais bien de la colère. Une colère qui résulte certes de l’insupportable, mais aus­si de la conscience qu’Aylan n’a pas été et ne sera pas le seul corps, enfant ou adulte, homme ou femme que la mer dépo­se­ra sur les plages européennes.

La pho­to de Aylan a beau­coup cir­cu­lé et les pos­si­bi­li­tés tech­niques des réseaux sociaux numé­riques a ren­du cela aisé, les indi­vi­dus ont ain­si pu, par un clic, par­ta­ger et rendre publique, leur indi­gna­tion. Ils et elles ont sur­ement eu le sen­ti­ment d’agir en par­ti­ci­pant à la dénon­cia­tion de cet évé­ne­ment et dans un registre un peu plus fleg­ma­tique, ils et elles ont aus­si pu pro­fi­ter de ce par­tage pour ali­men­ter la mise en scène de leur iden­ti­té en ligne en se mon­trant concerné·e·s, sen­sibles et indigné·e·s. Mais la ques­tion que je me pose c’est com­ment peut-on faire le lien entre cette indi­gna­tion et un pro­jet plus vaste de lutte contre les poli­tiques qui rendent pos­sible cela ? Par­ta­ger une pho­to c’est agir, oui, mais pour­quoi, avec qui et contre quoi ? La pho­to d’Aylan a mar­qué les esprits c’est cer­tain, elle est pro­ba­ble­ment deve­nue une image icône, elle a peut-être contri­bué à conscien­ti­ser cer­taines per­sonnes, mais force est de consta­ter qu’elle n’a pas sus­ci­té une vague de mobi­li­sa­tion contre les poli­tiques migra­toires qui per­mettent ces crimes. On pour­rait éga­le­ment s’interroger plus fine­ment sur l’articulation entre alté­ri­té et recon­nais­sance que le corps d’un petit enfant a ren­due pos­sible, trop petit pour cadrer avec l’image de l’Autre, du migrant ou du ter­ro­riste ; cette pho­to est celle d’un corps inno­cent, mais sur­tout inof­fen­sif, un corps qui a échap­pé au pro­ces­sus de déshu­ma­ni­sa­tion à l’œuvre. Les images extrê­me­ment cho­quantes de poli­ciers fran­çais sac­ca­geant les lieux de sur­vie des migrants à Paris n’ont pas pro­vo­qué la même vague d’indignation et pour­tant tout cela pro­cède bien du même pro­jet politique.

Bien sûr, les luttes contre les inéga­li­tés n’ont pas le mono­pole de la colère. Cer­taines mobi­li­sa­tions, je pense notam­ment à la mani­fes­ta­tion « jour de colère » qui est un pro­duit d’internet, sont plu­tôt le reflet de ce que je décri­vais plus haut, le résul­tat, sur le pavé, de la cana­li­sa­tion d’un malaise social énorme que cause la socié­té inéga­li­taire dans laquelle nous vivons aujourd’hui. Cette mani­fes­ta­tion a notam­ment été por­tée par Éga­li­té et Récon­ci­lia­tion, une asso­cia­tion qui mobi­lise des indi­vi­dus que nul autre par­ti ou col­lec­tif n’a réus­si à mobi­li­ser jusque-là. Cette mani­fes­ta­tion avait comme but pre­mier de crier haut et fort le malaise et la colère res­sen­tie par une part de la popu­la­tion, les agi­ta­teurs ne créent pas, ni ce malaise ni cette colère, ils s’en ali­mentent et la célèbre. Alain Soral porte un pro­jet ouver­te­ment natio­na­liste et reven­dique un pro­jet de « récon­ci­lia­tion natio­nale », une récon­ci­lia­tion qui concerne ceux et celles préa­la­ble­ment iden­ti­fiés au tra­vers d’une grille de lec­ture conser­va­trice (la droite des valeurs). Le tra­vail d’Alain Soral ces der­nières années a consis­té à mul­ti­plier ses audiences en s’adressant à des publics très dif­fé­rents, contrai­re­ment à cer­tains de nos poli­tiques, il a su iden­ti­fier où trou­ver les sources les plus vives du malaise social et leur don­ner de l’écho.

Cette idée de partage en ligne, de mise en public de son indignation sans aller au-delà de la simple dénonciation, comme dans le cas de la photo de Aylan, s’apparente-t-elle avec ce que certains ont nommé le « slacktivisme » (de slack, « paresseux » en anglais et activisme) c’est-à-dire la tendance à pratiquer une forme de militantisme « light » et peu engageant, à coup de click, de like, de partage de post et de re-tweet que d’aucuns jugent inoffensif ?

Cette forme de mobi­li­sa­tion par­ti­cipe effec­ti­ve­ment de la mise en scène de soi, d’une part en se pré­sen­tant comme un indi­vi­du concer­né par les affaires de la cité et d’autre part, cela a pour fonc­tion de se défi­nir sur la base d’une sélec­tion thé­ma­tique des infor­ma­tions et des mobi­li­sa­tions qui seront ren­dues publiques à son réseau. On peut ima­gi­ner que ce phé­no­mène est le reflet d’une recon­fi­gu­ra­tion de l’espace poli­tique et de la fra­gi­li­sa­tion du sens asso­cié au cli­vage gauche-droite. En effet si l’identification à des par­tis ou aux grandes orien­ta­tions poli­tiques tra­di­tion­nelles n’est plus opé­rante, le recours à la publi­ci­sa­tion de prises de posi­tion sur des pro­blé­ma­tiques ponc­tuelles appa­rait comme une alter­na­tive pour se situer sur un échi­quier poli­tique mou­vant, désta­bi­li­sant, mais aus­si, peut-être, terre fer­tile pour de pro­fondes transformations.

Par ailleurs, je crois qu’il ne faut pas négli­ger le fait que les espaces en ligne peuvent accueillir des reven­di­ca­tions et des mobi­li­sa­tions qui ne sont pas relayées dans les espaces mass-média­tique. À ce titre, on pour­rait se deman­der si ce type de mobi­li­sa­tions per­çues comme « pares­seuses » ne relèvent pas plus de la cir­cu­la­tion de l’information que de l’engagement politique.

À quel point cette expression d’indignation est-elle « publique » ? N’y a‑t-il pas un risque, sur ces réseaux dits sociaux mais en fait très communautaires, de rester « entre amis », dans un cercle de « gens de bonne compagnie » et en ayant essentiellement accès à une info à laquelle on est déjà sensibilisé ?

Les recherches sur les espaces en ligne ont effec­ti­ve­ment mon­tré assez clai­re­ment que l’occupation et les formes d’usage des espaces (poli­tiques) en ligne n’échappaient pas aux déter­mi­nismes sociaux. On sait éga­le­ment qu’en ligne, les phé­no­mènes d’homophilie sociale se ren­forcent, notam­ment sous l’effet des fameux algo­rithmes. Cepen­dant, je suis assez curieuse de voir la façon dont les indi­vi­dus gèrent la publi­ci­sa­tion de leurs posi­tion­ne­ments poli­tiques au sein de pla­te­formes RSN (Réseaux sociaux numé­riques) qui mélangent dif­fé­rents réseaux sociaux : coha­bitent par­fois la famille, les amis, les vieux copains, les col­lègues de tra­vail, les contacts en ligne… On peut ima­gi­ner que cela donne lieu à des tac­tiques d’occultation (en sélec­tion­nant les per­sonnes qui peuvent voir un sta­tut Face­book par exemple ou en ali­men­tant plu­sieurs comptes en paral­lèle) que rendent pos­sibles cer­tains dis­po­si­tifs, des formes de cen­sure ou d’autocensure, mais on peut éga­le­ment sup­po­ser que ces copré­sences pro­voquent cer­taines « sor­ties de bulle », par exemple intergénérationnelles.

Sur Twitter circulent des hashtags (mots-dièses) se rapportant à des situations d’injustices comme par exemple #BlackLivesMatter au sujet de crimes ou humiliations contre des Afro-américains aux USA ou #onvautmieuxqueça face à la précarisation du travail en France. Ces nombreux hashtags jouent-ils comme point de ralliement ? En tant que bannière, peuvent-ils potentiellement « organiser » les colères ?

Par­mi les formes poli­tiques qui se déve­loppent en ligne il y a effec­ti­ve­ment les hash­tags, dif­fi­cile d’identifier clai­re­ment à quelle autre forme com­mu­ni­ca­tion­nelle on peut les assi­mi­ler, il peut s’agir de slo­gans, de mots d’ordre ou d’étiquette à laquelle on s’affilie ou vis-à-vis de laquelle on se dis­tan­cie. Cepen­dant, leur ana­lyse ne peut pas se limi­ter à leur forme puisqu’ils pré­sentent une spé­ci­fi­ci­té liée à leurs moda­li­tés de cir­cu­la­tion et d’indexation de fils de com­men­taire. Ils donnent éga­le­ment la pos­si­bi­li­té pour un mou­ve­ment en train de se for­mer de s’articuler à un héri­tage poli­tique his­to­rique ou inter­na­tio­nal (en réuti­li­sant un hash­tag). Ils ont effec­ti­ve­ment le pou­voir de consti­tuer, de façon plus ou moins ponc­tuelle, plus ou moins éphé­mère, une com­mu­nau­té autour d’un intérêt.

Cepen­dant, cela ne dit rien de la com­mu­nau­té effec­ti­ve­ment for­mée, celles-ci sont diverses. Les études por­tant sur l’utilisation des hash­tags montrent qu’il n’y a pas une règle géné­rale appli­cable sys­té­ma­ti­que­ment, mais que chaque fois le ou la cher­cheuse doit par­tir du ter­rain d’enquête, au plus près des pra­tiques des indi­vi­dus pour com­prendre com­ment le mou­ve­ment se struc­ture, se main­tient en vie et meurt ou s’endort.

Mais aus­si, et c’est un autre point inté­res­sant, il est per­ti­nent de cher­cher à iden­ti­fier quels sont les effets de ce type de mou­ve­ment dans l’espace public. De fortes mobi­li­sa­tions en ligne ont été relayées dans les mass-médias et ont ain­si gagné en visi­bi­li­té et en légi­ti­mi­té. De plus en plus, les acti­vi­tés en ligne deviennent des sujets d’information d’actualité trai­tés par les médias de large audience et on sait éga­le­ment, grâce aux recherches qui ont été menées, que Twit­ter est deve­nu un outil notable dans les pra­tiques jour­na­lis­tiques. L’utilisation de hash­tags, comme ça a été le cas autour de la « manif pour tous » ou du #jesui­schar­lie en France, peuvent éga­le­ment conte­nir des formes d’oppositions binaires qui ont très pro­ba­ble­ment un effet sur la forme de l’espace public en amal­ga­mant à l’intérieur de deux camps des pos­tures dis­sem­blables, écra­sant ain­si le nuan­cier des posi­tions poli­tiques vécues vis-à-vis d’un pro­blème public.

Enfin, et cela me parait être un point impor­tant, si ces hash­tags peuvent entrai­ner la mas­si­fi­ca­tion d’une mobi­li­sa­tion et réunir des indi­vi­dus en ligne, la tra­duc­tion en lutte sociale ne peut se faire que sous l’impulsion d’individus qui par­viennent à cana­li­ser cette éner­gie et à orga­ni­ser un mou­ve­ment social. Ces tra­duc­tions conti­nuent de s’appuyer sur des indi­vi­dus qui sont fami­liers des formes poli­tiques plus tra­di­tion­nelles : qui ont déve­lop­pé des com­pé­tences spé­ci­fiques et qui béné­fi­cient aus­si de temps et d’un accès à des res­sources maté­rielles pour cela.

On revient fina­le­ment à cette ques­tion de la colère, de l’indignation et plus lar­ge­ment des formes d’expression d’un malaise social, de frus­tra­tions pro­duites par le contexte poli­tique capi­ta­liste, raciste et sexiste qui, sur inter­net, peuvent en effet se limi­ter à des par­tages d’expériences, des expres­sions plus ou moins châ­tiées et épi­der­miques de ces souf­frances. Il me semble que ce qui devrait être consi­dé­ré avec une grande atten­tion aujourd’hui ce sont les offres de cana­li­sa­tion de ces malaises qui se déve­loppent. Cer­taines visent la mise en œuvre d’une lutte sociale en vue d’une socié­té plus éga­li­taire, d’autres conçoivent la cana­li­sa­tion de ces émo­tions néga­tives comme une fin en soi, et bien sûr il y a dans l’entre-deux une mul­ti­tude de nuances qui méritent toute notre concentration.

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