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Elvis, le rock et l’état de nos frustrations

Illustration : Margaux Joachim

C’est le 16 août 1977 que naquit l’un des plus grands mythes de la culture popu­laire occi­den­tale. Ce jour-là, dans l’après-midi, heure locale, on retrouve Elvis Pres­ley inani­mé dans sa salle de bain de Gra­ce­land, à Mem­phis. Le King vient de suc­com­ber à une crise car­diaque, pro­vo­quée par plu­sieurs années d’abus médi­ca­men­teux, de drogues, d’alcools et de junk food.

Long­temps, les com­men­ta­teurs s’attacheront à ter­nir la répu­ta­tion de cet inter­prète de génie, stig­ma­ti­sant dans les médias à scan­dales ses frasques de mil­liar­daires, sa vie sen­ti­men­tale chao­tique ou sa lente auto­des­truc­tion qui, il est vrai, trans­for­ma un chef‑d’œuvre de la sculp­ture Renais­sance en un per­son­nage à la Bote­ro. Mais le mythe y pui­se­ra sa dimen­sion tra­gique. Le culte se répan­dra à tra­vers la galaxie.

Les cyniques, en effet, n’y entendent rien au rock’n’roll, ce brouet dia­bo­lique concoc­té par les musi­ciens afro-amé­ri­cains et qui, comme l’exprimait fort bien le phi­lo­sophe Lux Inter­ior, n’était pas, à l’origine, QUE de la musique. Feu le chan­teur des Cramps rap­pe­lant, l’œil mali­cieux, que les termes eux-mêmes (to rock and to roll), dans l’argot du blues ori­gi­nel, dési­gnaient l’acte sexuel !
L’équation pres­leyienne avait donc de quoi faire trem­bler l’Amérique conser­va­trice des années 50 : un blanc issu d’un milieu pauvre, au look de délin­quant juvé­nile, chan­tant sur une musique de « nègre » avec des poses éro­ti­que­ment ambigües… Les cen­seurs prirent des mesures : ils ten­tèrent d’empêcher le jeune Elvis d’exposer à la télé­vi­sion le poten­tiel sug­ges­tif de son pel­vis. Mais ce fut too much, too late !

Enten­dons-nous bien : Elvis Pres­ley n’a pas inven­té le rock’n’roll. Mais il l’a incar­né, il en a défi­ni l’alchimie, entre réa­lisme magique et faux-sem­blants. Il est le pre­mier qui, sans même le savoir, a explo­sé le cadre de la culture ado­les­cente des fif­ties. Par sa brève exis­tence (il est mort à 42 ans), il a per­mis au rock, et à la musique pop en géné­ral, de deve­nir récits, sources d’une his­toire qui se raconte, qui se par­tage. Une mytho­lo­gie en d’autres termes. Et quoi qu’en disent les pro­fanes, cette pop music moderne dont l’histoire, tor­due, démarre jus­te­ment avec les pre­miers enre­gis­tre­ments du King au beau milieu des années 50, aura eu un impact énorme sur la jeu­nesse mondiale.

Ô bien enten­du, le rock n’a ni chan­gé ni sau­vé le monde. Mais qui l’a fait ? Le rock n’était là, à l’origine, que pour per­mettre aux ado­les­cents d’extérioriser leurs frus­tra­tions – sexuelles notam­ment –, dans un monde de répres­sions sco­laire, sociale et paren­tale. Le rap ne fit rien d’autre. On l’oublie trop sou­vent mais le rôle cathar­tique de ces musiques « non clas­siques » empêche aus­si, sou­vent, le trop-plein de haine de s’exprimer en vio­lence phy­sique… Comme celle qui s’abattit sur les Sex Pis­tols, à Londres, au moment même où Elvis pas­sait à la pos­té­ri­té. La haine que sus­ci­ta le groupe dans l’opinion publique bri­tan­nique ne connaî­tra aucun équi­valent dans l’histoire de la culture pop. Leur pre­mier album, qui est aus­si leur tes­ta­ment musi­cal, Never Mind the Bol­locks, Here’s the Sex Pis­tols, paraît à l’automne 77, entraî­nant un pro­cès pour « immo­ra­li­té » (visant l’utilisation du mot Bol­locks sur la pochette, qu’on tra­duit géné­ra­le­ment par couilles, dans le sens d’emmer­de­ments) ; pro­cès fina­le­ment gagné, et qui sera sans consé­quence sur la pos­té­ri­té du disque. Qua­rante ans plus tard, celui-ci figure tou­jours au fir­ma­ment de l’Histoire offi­cielle du rock. Suprême ironie.

En cette fin des années 70, même si une cer­taine jeu­nesse tur­bu­lente (et très mino­ri­taire au final) semble quelque peu moquer les icônes du « pas­sé », la figure d’Elvis impose encore son aura écra­sante. Les fameuses Sun Ses­sions, ces enre­gis­tre­ments datant de 1954 – 55 pour le label Sun Records, paraissent au prin­temps 1976. Les rock-cri­tics s’emballent. Il y a de quoi. On parle de « Tables de la loi » à pro­pos du LP ou mieux, de « pierre de rosette » de la pop. Le culte s’en trouve revi­go­ré. Il res­te­ra pré­gnant jusqu’aux années 2000, ali­men­tant le juteux mar­ché de la réédition.

Aujourd’hui, à la veille d’un nou­vel Apo­ca­lypse nucléaire poten­tiel, cer­tains, cer­taines, écoutent encore la musique du Diable.