Entre l’État et le marché, bien plus que 50 nuances de gris

Illustration : Vanya Michel

On peut défi­nir les rap­ports entre l’État moderne et le capi­ta­lisme, avec la phi­lo­sophe Isa­belle Sten­gers comme « une sorte de pacte asy­mé­trique qui défi­nit ce que, à chaque époque, l’État laisse faire au capi­ta­lisme et ce que le capi­ta­lisme fait faire à l’État ». L’époque du capi­ta­lisme néo­li­bé­ral, inau­gu­rée en 1979, en est un ter­rain d’application… même s’il nous faut la sai­sir au tra­vers de sa propre pério­di­sa­tion en trois phases dif­fé­rentes. Qui ont néan­moins en com­mun de mar­quer une pro­fonde et glo­bale néo­li­bé­ra­li­sa­tion du monde et de l’existence.

Un lieu com­mun fort répan­du vou­drait qu’en consé­quence de la glo­ba­li­sa­tion éco­no­mique néo­li­bé­rale on assiste à un retrait de l’État rame­né à l’exercice de ses seules fonc­tions réga­liennes (police, jus­tice, défense, diplo­ma­tie, mon­naie), à la pri­va­ti­sa­tion et à la mar­chan­di­sa­tion des acti­vi­tés exer­cées par la puis­sance publique, à la mise sous tutelle de la poli­tique éco­no­mique par le capi­ta­lisme finan­cia­ri­sé et mon­dia­li­sé hégé­mo­nique depuis les années 1990. Autre hégé­mo­nie : celle conquise par les grandes socié­tés mul­ti­na­tio­nales dont la taille est sou­vent plus grande que celle des États, et qui par­viennent à mettre les pou­voirs publics natio­naux en concur­rence pour leurs inves­tis­se­ments (fai­sant de l’État lui-même un élé­ment de la com­pé­ti­tion éco­no­mique inter­na­tio­nale) et pour l’élaboration de légis­la­tions tou­jours moins contraignantes.

L’avènement de l’entreprise comme nou­velle figure de la créa­tion de la richesse, après celle du tra­vailleur-pro­duc­teur, passe par tou­jours moins de contraintes, moins de régu­la­tions, moins d’interventions publiques pour les entrepreneurs.

De manière coro­laire, on serait confron­té au déman­tè­le­ment de l’État social, à l’étiolement des ser­vices publics, ain­si qu’à un dis­cré­dit « sans pré­cé­dent » des États et des gou­ver­ne­ments qui feraient face à leur propre inca­pa­ci­té de répondre de manière satis­fai­sante aux pro­blèmes qui leur sont sou­mis. Le désastre éco­lo­gique en pre­mier lieu.

Pour fon­dés qu’ils soient en regard du grand mou­ve­ment « droi­tier »1 qui les sous-tend, ces constats s’ancrent-ils pour autant dans une réa­li­té ins­ti­tu­tion­na­li­sée ? Dit autre­ment : a‑t-on affaire à un pro­ces­sus de décom­po­si­tion et d’impuissantement de l’État face à des acteurs pri­vés qui ont acquis la capa­ci­té, à des degrés divers, d’accéder à des biens publics ou de cap­ter à leur seul pro­fit des leviers de puis­sance publique au-delà même de l’État-nation ? Ou s’agit-il plu­tôt d’un mou­ve­ment géné­ral de recom­po­si­tion de l’État, de ses struc­tures, de ses effec­tifs, de ses modes d’action et de ses ins­tru­ments d’intervention publique dans un contexte don­né qui ne cesse d’évoluer ?

L’ÉTAT SOCIAL N’A PAS DISPARU

Pre­mier constat, for­mu­lé par l’économiste key­né­sien Chris­tophe Ramaux2, nous ne vivons (tou­jours) pas, à pro­pre­ment par­ler, dans des éco­no­mies de mar­ché pures, mais dans des éco­no­mies mixtes, avec du mar­ché et de l’intervention publique.

D’une part, l’État social, bien qu’idéologiquement remis en cause, poli­ti­que­ment désta­bi­li­sé et struc­tu­rel­le­ment rogné par le néo­li­bé­ra­lisme, n’a pas dis­pa­ru. D’autre part, la doc­trine néo­li­bé­rale anti-éta­tiste ten­dance his­to­rique, celle de Hayek et Fried­man, n’a jamais été mise en œuvre fidè­le­ment qu’au Royaume-Uni et, dans une moindre mesure, aux États-Unis… En Europe conti­nen­tale, sa réso­nance idéo­lo­gique a reten­ti davan­tage que ses tra­duc­tions poli­tiques n’ont été menées jusqu’au bout. Prin­ci­pa­le­ment grâce aux mobi­li­sa­tions des orga­ni­sa­tions syndicales.

En revanche, oui, il faut bien l’admettre, l’initiative de l’État est incon­tes­ta­ble­ment en recul. Notam­ment, c’est le cas aujourd’hui le plus fla­grant, par rap­port aux firmes géantes, comme Google, Face­book, Apple, Ama­zon… Celles-ci tendent à se sub­sti­tuer à des pans entiers de l’action publique, via l’économie pri­vée des don­nées et en l’absence de toute règle­men­ta­tion publique, dans des domaines comme la sur­veillance des citoyens, la culture, la santé.

Le corps de l’État est lui-même affec­té. Les effec­tifs de la fonc­tion publique ont été sys­té­ma­ti­que­ment réduits (- 30 % dans la Suède pour­tant sociale-démo­crate lors des années 1990). La spé­ci­fi­ci­té redis­tri­bu­tive et citoyenne des ser­vices publics est som­mée de faire place, de plus en plus, à des pres­ta­tions d’ordre ges­tion­naire liées à l’abaissement des sub­ven­tions et à la chasse aux coûts. Les usa­gers du ser­vice public, eux-mêmes, sont désor­mais consi­dé­rés comme des clients consom­ma­teurs de ser­vices tou­jours davan­tage tarifés…

DES CABINETS D’OPTIMISATION DU MARCHÉ

Dans le domaine de la poli­tique éco­no­mique aus­si, l’État est contes­té par de mul­tiples évo­lu­tions liées à la glo­ba­li­sa­tion dont il est par­tie pre­nante de manière tan­tôt subie, tan­tôt provoquée.

Avec la mon­tée en puis­sance d’un droit euro­péen de la concur­rence, qui n’accorde plus aucune place (ou presque) aux notions de « ser­vice public » et d’« entre­prise publique », un nou­veau rôle lui échoit : ce n’est plus l’État ordon­na­teur du sys­tème key­né­sien d’économie mixte – les gou­ver­ne­ments des années 1980 et 1990 ont eux-mêmes sacri­fié leur fonc­tion de (co)pilotage à la mise en place d’un cadre juri­dique sur mesure pour le capi­ta­lisme de mar­ché « libé­ré » – mais un État néo-régu­la­teur : « [Les États] fonc­tionnent comme des cabi­nets d’optimisation du grand mar­ché », sou­tient l’écrivain et his­to­rien des idées Fran­çois Cus­set. L’autorité publique a désor­mais pour mis­sion de mettre en place les condi­tions pro­pices à l’insertion la plus favo­rable pos­sible des mar­chés pri­vés natio­naux dans une éco­no­mie euro­péenne et mon­diale libéralisée.

À la faveur de ce nou­veau rôle, on assiste, d’une part, à un écla­te­ment du public, de ses struc­tures et de ses modes d’action en une mul­ti­pli­ci­té d’agences, d’organisations, de régu­la­teurs char­gés de « la gou­ver­nance des mar­chés », d’autre part, à la redé­fi­ni­tion d’un espace de l’État « à la fois indé­pen­dant du gou­ver­ne­ment et déga­gé des contraintes sta­tu­taires de la fonc­tion publique »3.

Qu’en conclure ? L’État a bien vu son champ d’action publique se réduire – ne serait-ce que dans ses marges de redis­tri­bu­tion sociale et d’investissement – mais il n’est pas en déclin pour autant, estime la socio­logue de la glo­ba­li­sa­tion Sas­kia Sas­sen4. Pas davan­tage qu’il n’est victime.

UNE NOUVELLE TECHNOSTRUCTURE DE POUVOIR PUBLIQUE-PRIVÉE

Il par­ti­cipe, en fait, à sa propre « mue néo­li­bé­rale », selon la for­mule d’Antoine Vau­chez5. Le nou­vel éco­sys­tème implique des inter­dé­pen­dances, des enche­vê­tre­ments de réseaux, des chan­ge­ments d’échelle des ter­ri­toires de réfé­rence, autant de contraintes avec les­quelles l’État doit com­po­ser, ce qui l’amène à deve­nir davan­tage admi­nis­tra­teur et moins poli­tique. Cette évo­lu­tion se cris­tal­lise dans l’avènement de la gou­ver­nance aujourd’hui omniprésente.

Les forces diri­geantes en plein essor depuis les années 1970 n’ont pas dés­in­ves­ti l’État. Bien au contraire. Elles ont consti­tué une nou­velle tech­no­struc­ture de pou­voir publique-pri­vée : une sorte de réseau com­plexe d’autorités éta­tiques et non-éta­tiques entre­croi­sées qui, ayant ces­sé de voir l’État comme un obs­tacle au bon fonc­tion­ne­ment du mar­ché, passent des accords entre elles, en pre­mier lieu sur la redis­tri­bu­tion des espaces publics de pouvoir.

Les nou­velles ins­ti­tu­tions de la concur­rence, les mul­ti­na­tio­nales, les grands cabi­nets de droit des affaires, et les repré­sen­tants de la puis­sance publique les plus proches des groupes domi­nants cherchent aus­si à mettre au point de nou­veaux ins­tru­ments d’action publique qui se veulent « démo­cra­tiques », « effi­caces » et « consen­suels ». Pour qui et pour quoi ? La ques­tion est rare­ment posée. Le modèle de la gou­ver­nance publique-pri­vée, épau­lé par un appa­reil de com­mu­ni­ca­tion for­ma­té, consiste géné­ra­le­ment à pro­duire un « bien com­mun limi­té et dépo­li­ti­sé » et, presque sys­té­ma­ti­que­ment, à nier le jeu conflic­tuel des inté­rêts sociaux et à mas­quer les rap­ports de pou­voir et de domi­na­tion6. En témoigne l’introduction dans les orga­nismes publics, comme les hôpi­taux ou les biblio­thèques, des normes de mar­ché et un mode de mana­ge­ment visant à faire des ser­vices publics des entre­prises concur­ren­tielles comme les autres.

L’âge néo­li­bé­ral avait pour objec­tif de cla­ri­fier les rôles entre l’État à réduire à tout prix et le mar­ché sup­po­sé seul créa­teur de richesses. Il a fina­le­ment conduit, au fil de ses phases suc­ces­sives, à opa­ci­fier les lignes et à élar­gir la zone des nuances de gris entre les deux…

  1. Nous nous réfé­rons, ici, à l’ouvrage ins­pi­rant de Fran­çois Cus­set, La droi­ti­sa­tion du monde, Tex­tuel, 2016.
  2. Auteur notam­ment de L’É­tat social. Pour sor­tir du chaos néo­li­bé­ral, Fayard — Mille et une nuits, 2012 et contri­bu­teur de l’ouvrage Que faire contre les inéga­li­tés ? 30 experts s’engagent, sous la direc­tion de Louis Mau­rin et Nina Schmidt, édi­tion de l’Observatoire des inéga­li­tés, 2016.
  3. Antoine Vau­chez, « Le brouillage entre le public et le pri­vé met en jeu le bon fonc­tion­ne­ment de la démo­cra­tie », inter­view par Mar­tine Orange, Mediapart.fr, mise en ligne le 2 juillet 2017.
  4. « La ville est un espace inté­res­sant pour défi­nir une poli­tique », inter­view in L’Humanité, 22 juillet 2013. Sa biblio­gra­phie est à consul­ter sur www.saskiasassen.com.
  5. Auteur avec Pierre France de Sphère publique, inté­rêts pri­vés. Enquête sur un grand brouillage, Presses de Sciences Po, 2017.
  6. Patrick Le Galès, « Les nou­veaux ins­tru­ments de l’État » in L’État, Alter­na­tives éco­no­miques, hors-série n° 61, 3e tri­mestre 2004. Patrick Le Galès est coau­teur, avec Nadège Vezi­nat, de L’État recom­po­sé, PUF, 2014.

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