Entretien avec Christophe Wasinski

Russie — Etats-Unis : Nouvelle Guerre froide ou rivalité mimétique ?

Collage : Vanya Michel

Il souffle comme un par­fum de Guerre froide sur notre époque. Des élé­ments comme la dia­bo­li­sa­tion mutuelle entre super­puis­sances, la peur du conflit nucléaire ou encore l’idée de guerre par pro­cu­ra­tion « font Guerre froide ». Ce retour vers le pas­sé voit aus­si res­sur­gir des mots dans les dis­cours média­tiques et poli­tiques qu’on croyait enter­rés. Pour­tant, l’idée, avec la guerre en Ukraine, qu’on est en train de vivre une « nou­velle Guerre froide », et la réac­ti­va­tion tous azi­muts d’un vocable et de caté­go­ries héri­tées de cette période ne collent pas tout à fait aux temps qu’on vit. Chris­tophe Wasins­ki est char­gé de cours à ULB au dépar­te­ment de Sciences poli­tiques et mène des recherches sur des ques­tions de conflit. Pour lui, si cer­tains aspects rap­pellent en effet la Guerre froide, il faut se méfier des com­pa­rai­sons hâtives et ne pas oublier qu’on hérite aus­si de plus de trois décen­nies « d’o­pé­ra­tions mili­taires spé­ciales » occidentales.

Pouvez-vous nous rappeler ce qu’était la Guerre froide ?

La Guerre froide est une période de l’histoire qui com­mence vers la fin de la Deuxième Guerre mon­diale et qui se ter­mine avec la chute du mur de Ber­lin en 1989 et la dis­so­lu­tion du Pacte de Var­so­vie en 1991. C’est une période de ten­sion et de com­pé­ti­tion entre l’Est et l’Ouest, notam­ment mar­quée par des fric­tions mili­ta­ri­sées. Lors de la Guerre froide, les deux camps qui se font face pos­sèdent de nom­breuses armes nucléaires.

Depuis la guerre en Ukraine en février dernier, pourquoi on a l’impression que quelque chose de la Guerre froide se rejoue ? Qu’est-ce qui « fait Guerre froide » dans la période actuelle ?

La pre­mière chose qui vient à l’esprit, c’est le fait que, la Rus­sie fai­sait par­tie de l’Union des Répu­bliques Socia­listes Sovié­tiques (URSS). Je crois que, dans l’imaginaire, la Rus­sie s’inscrit dans la conti­nui­té de l’URSS, même si elle ne porte plus le même nom, ni le même type d’idées. Il y aurait donc un élé­ment d’ordre « géographique ».

Il y a ensuite la ques­tion de l’autoritarisme. Le régime sovié­tique était auto­ri­taire. Celui de Vla­di­mir Pou­tine, bien qu’il dif­fère sur le plan idéo­lo­gique, l’est éga­le­ment. Cet élé­ment per­met aus­si de construire une forme de continuité.

Et puis il y a la com­po­sante mili­taire et nucléaire et le dis­cours poli­tique qui l’entoure. Cet élé­ment a joué un rôle impor­tant dans l’histoire de la Guerre froide. L’Union sovié­tique et les États-Unis pos­sé­daient des dizaines des mil­liers d’armes nucléaires. Les arse­naux russes et états-uniens ont ensuite été réduits pen­dant les années 1990. Néan­moins, ces deux États pos­sèdent encore des mil­liers d’ogives nucléaires. Avec la guerre en Ukraine, on se remet à par­ler de ces armes. Ceci contri­bue aus­si à construire un rap­pro­che­ment avec la Guerre froide.

Ce qui « fait Guerre froide » c’est notamment ce retour des armes atomiques dans les infos, dans le quotidien, avec leur potentiel usage dans le conflit actuel en Ukraine. Quel rôle politique et symbolique la bombe avait pendant la Guerre froide et quel rôle a‑t-elle aujourd’hui ?

La Guerre froide est d’abord un conflit poli­tique qui oppose deux groupes d’États qui ont des inté­rêts dif­fé­rents et ne prônent pas les mêmes idées. Le degré de mili­ta­ri­sa­tion de ce conflit a varié selon les époques et en fonc­tion des déci­deurs. Cer­taines phases de la Guerre froide ont ain­si été plus paci­fiques que d’autres, même si la com­po­sante stra­té­gique n’a jamais com­plè­te­ment disparu.

Il ne faut pas non plus oublier que ce conflit com­porte une part de col­la­bo­ra­tion et de recon­nais­sance de l’Autre. Cette situa­tion découle en par­tie de l’existence d’un risque de guerre nucléaire. Ce risque a ame­né les deux camps à faire preuve d’une cer­taine pru­dence. Les diplo­mates sovié­tiques et états-uniens se ren­con­traient et dis­cu­taient des risques liés aux armes nucléaires. Mal­gré leurs désac­cords, ils se réunis­saient régu­liè­re­ment afin notam­ment de par­ler des moyens d’éviter une guerre accidentelle.

Dans les années 1980, quand Ronald Rea­gan arrive au pou­voir, les États-Unis poussent très fort le cur­seur du côté de la mili­ta­ri­sa­tion. Son admi­nis­tra­tion décide d’augmenter les dépenses mili­taires de manière sub­stan­tielle. Il y a encore des ren­contres diplo­ma­tiques mais les dis­cus­sions sont plus dif­fi­ciles. Ronald Rea­gan parle de l’URSS comme de « l’empire du mal », ce qui implique une faible recon­nais­sance de l’Autre. Il mène une sorte de croi­sade contre l’URSS et ses alliés. Les ini­tia­tives de Mikhaïl Gor­bat­chev auront pour effet de cal­mer la situa­tion et de relan­cer le dialogue.

Or, aujourd’hui, dans le contexte de la guerre en Ukraine, le dis­cours qui domine à pro­pos de la Rus­sie se rap­proche plus par­ti­cu­liè­re­ment de celui qui concer­nait l’URSS à l’époque où Ronald Rea­gan était président.

On peut aus­si faire un autre rap­pro­che­ment entre les années 1980 et aujourd’hui. Durant la pré­si­dence Rea­gan, les États-Unis cri­ti­quaient alors le manque de liber­té dans les États com­mu­nistes mais s’accommodaient fort bien du fait que cer­tains de leurs alliés étaient des dic­ta­teurs bru­taux, comme Fer­di­nand Mar­cos aux Phi­lip­pines. Actuel­le­ment, l’autoritarisme de la Rus­sie fait, à juste titre, l’objet de cri­tiques. Cepen­dant, les États-Unis et leurs alliés vendent des armes à l’Arabie saou­dite, un État très auto­ri­taire qui mas­sacre des civils au Yémen depuis 2015. Ce deux poids deux mesures-là évoque là aus­si quelque chose de la période spé­ci­fique pen­dant laquelle Ronald Rea­gan était au pouvoir.

Enfin, pour reve­nir à votre ques­tion, il y a le fait nucléaire. Depuis la fin de la Guerre froide, les stra­tèges n’ont eu de cesse de répé­ter que ces armes étaient dis­sua­sives, c’est-à-dire qu’elles avaient un rôle pré­ven­tif en matière de conflit. Pour ces mêmes stra­tèges, ces armes ont contri­bué à la sta­bi­li­té et à garan­tir la paix lors de la Guerre froide. Dans la réa­li­té, ces armes ont tou­jours eu des effets désta­bi­li­sants. Cer­tains his­to­riens pensent aujourd’hui qu’on doit sim­ple­ment à la chance de ne pas avoir eu de conflit nucléaire pen­dant la Guerre froide. On note­ra aus­si que Vla­di­mir Pou­tine uti­lise son arse­nal nucléaire pour empê­cher les Etats-Unis et les Etats euro­péens d’intervenir plus direc­te­ment en Ukraine. Pour le dire autre­ment, l’arme nucléaire sert à dis­sua­der mais dans le contexte d’une agres­sion. Une fois de plus, ce n’est pas du tout une arme qui sta­bi­lise les rap­ports inter­na­tio­naux. L’arme nucléaire rap­pelle la Guerre froide, c’est cer­tain. Le pro­blème est que l’on oublie trop sou­vent à quel point cette arme a été source d’inquiétude pen­dant la Guerre froide.

Est-ce que ce qui fait Guerre froide, c’est justement ce côté de diabolisation mutuelle, les discours de Poutine peuvent être aussi très véhément vis-à-vis de l’Occident…

Tout à fait. Il y a vrai­ment quelque chose de pro­ces­suel. C’est un échange, une dyna­mique qui va de part et d’autre. Il faut aus­si remar­quer que bien des actions de la Rus­sie res­semblent à celles des États-Unis et de leurs alliés lors de ces der­nières décen­nies. Rien que le fait de ne pas par­ler de « guerre » mais d’« opé­ra­tion mili­taire spé­ciale » à pro­pos du conflit en Ukraine évoque les opé­ra­tions de la « guerre contre le ter­ro­risme » mené par les États-Unis et leurs alliés. C’est iro­nique et tra­gique mais on dirait qu’il y a quelque chose de l’ordre de copie. En Ukraine, Vla­di­mir Pou­tine a ten­té de pro­vo­quer un chan­ge­ment de régime qui lui soit plus favo­rable. C’est assez proche de ce que les États-Unis et leurs alliés ont ten­té de faire en Afgha­nis­tan, en Irak et en Libye. C’est en quelque sorte le ber­ger qui répond à la bergère.

Ce sont deux impérialismes qui se rencontrent ?

Oui, et je par­le­rais même de riva­li­té mimé­tique. Jusqu’à un cer­tain point, la Rus­sie est notre Autre, elle fait ce que son adver­saire fait, et cela nous insup­porte. Il faut être prêt à l’entendre mais la Rus­sie nous ren­voie – éven­tuel­le­ment de manière plus bru­tale, et avec moins de fards — à nos propres pra­tiques dans le reste du monde. On cri­tique le groupe mer­ce­naire russe Wag­ner, dont les membres sont entre autres accu­sés de com­mettre des exac­tions en Afrique. Mais il ne faut pas oublier que ce sont les États-Unis qui ont beau­coup contri­bué à nor­ma­li­ser le recours au mer­ce­na­riat dans le contexte des guerres en Afgha­nis­tan et en Irak. La Rus­sie bom­barde des infra­struc­tures en Ukraine. Il ne faut pas non plus oublier que les forces de l’OTAN ont eu recours à ces pra­tiques lors des guerres au Koso­vo et en Irak. La pre­mière phase opé­ra­tion­nelle russe en Ukraine res­sem­blait à une « blitz­krieg » méca­ni­sée. Une telle opé­ra­tion, qui a échoué, fait tout de même pen­ser au scé­na­rio « Shock and Awe » (Choc et effroi) en Irak en 2003. On peut donc se deman­der si la Rus­sie n’est pas ins­pi­rée par les pra­tiques de sécu­ri­té des États-Unis et de leurs alliés finalement.

La dé-diplomatisation actuelle des échanges diplomatiques, avec des propos qui deviennent de plus en plus orduriers de part et d’autre, évoque-t-elle la Guerre froide ?

Des res­pon­sables poli­tiques uti­lisent en effet un lan­gage plus dur, par­fois obs­cène, ces der­nières années. Je ne pense pas que ce lan­gage est un héri­tage de la Guerre froide. Comme je l’ai déjà dit, il y a eu une recon­nais­sance de l’Autre pen­dant une grande par­tie de la Guerre froide, même si, à cer­tains moments, des dis­cours mus­clés ont été pro­non­cés. Il me semble que ce type de dis­cours est plu­tôt un legs de la pré­si­dence de Donald Trump et des années de « guerre contre le ter­ro­risme ». On se sou­vien­dra par exemple du fait que Donald Trump s’était moqué du diri­geant nord-coréen Kim Jong-Un sur Twit­ter. On se rap­pel­le­ra aus­si que James Mat­tis, le secré­taire à la Défense de Donald Trump, lorsqu’il était géné­ral dans le Corps des Marines, avait affir­mé qu’il trou­vait plai­sant de tuer des enne­mis. Il y a quelques mois, on a pu entendre Josep Bor­rel, le chef de la diplo­ma­tie euro­péenne, dire : « Nous four­nis­sons des armes, l’ar­mée russe four­nit les morts ». Ces pro­pos me semblent dépla­cés. Bien enten­du, ce type de lan­gage n’est pas l’apanage, loin de là, des déci­deurs euro­péens et état­su­niens. Lors de la guerre en Tchét­ché­nie, Vla­di­mir Pou­tine avait par exemple affir­mé à pro­pos de ses adver­saires : « On ira les buter jusque dans les chiottes ». Actuel­le­ment, dans le contexte de la guerre en Ukraine, il uti­lise tou­jours un lan­gage extrê­me­ment dur.

Une bataille idéologique entre l’idéologie communiste d’un côté et capitaliste de l’autre a structuré l’affrontement Est-Ouest durant toute la Guerre froide. Aujourd’hui, par quoi sont remplacés ces corpus idéologiques en Russie et à l’Ouest ?

Notons tout de même que, durant la Guerre froide, tout ne rele­vait pas sim­ple­ment de la com­pé­ti­tion idéo­lo­gique. On a aus­si obser­vé une riva­li­té éta­tique plus clas­sique entre les États-Unis et l’Union sovié­tique. Cela a par exemple été le cas dans le dos­sier alle­mand après 1945. L’URSS crai­gnait alors une résur­gence du mili­ta­risme alle­mand. Donc un sou­ci sécu­ri­taire assez clas­sique et sommes toutes légitime.

Aujourd’hui, il y a un dis­cours de type natio­na­liste, mili­ta­riste, viri­liste du côté russe. Il y a aus­si un dis­cours conser­va­teur, voire d’extrême-droite, qui évoque la « déca­dence de l’Occident ». Ces dis­cours font par­fois réfé­rence à la période de la Guerre froide, voire à des périodes anté­rieures à l’URSS. Mais tout n’est pas non plus affaire de dis­cours mata­mo­resques. Il faut aus­si prendre en consi­dé­ra­tion l’évolution de la situa­tion sécu­ri­taire de ces der­nières années. Comme je l’ai déjà dit, les inter­ven­tions armées et autres actions ayant voca­tion à pro­vo­quer des chan­ge­ments de régime, et qui ont eu des effets désas­treux dans plu­sieurs États (Afgha­nis­tan, Irak, Libye), inquiètent la Rus­sie. Le déve­lop­pe­ment des capa­ci­tés mili­taires des États-Unis et de leurs alliés – qui s’est pour­sui­vi après la fin de la Guerre froide – a aus­si été pris au sérieux par leurs mili­taires, notam­ment la poli­tique d’extension de l’OTAN. Cer­tains hommes poli­tiques euro­péens affirment aujourd’hui que l’Alliance atlan­tique est mal équi­pée, qu’elle n’a plus les moyens de faire la guerre. En écou­tant ces dis­cours, on peut pen­ser que l’armée russe est toute puis­sante face à une Europe fra­gi­li­sée. Cela nous donne l’impression que les craintes sécu­ri­taires russes ne sont que des fan­tasmes. Dans les faits, en février 2022, les bud­gets cumu­lés des États de l’OTAN repré­sen­taient envi­ron 17 fois celui de la Rus­sie. Même si on décompte le bud­get des États-Unis, les Euro­péens dépen­saient beau­coup plus pour leurs armées que la Russie.

Mais est-ce qu’on observe l’usage d’ « éléments de langage » issu de la Guerre froide dans les discours médiatique et politique actuels ? À la fois côté russe et côté « Ouest » ?

Un livre comme Le régi­ment immor­tel de Galia Acker­man montre par exemple que, côté russe, c’est plu­tôt la Seconde Guerre mon­diale et la vic­toire contre le nazisme qui a été recy­clée pour ali­men­ter la pro­pa­gande russe natio­na­liste actuelle. On réin­ter­prète cet épi­sode glo­rieux pour redon­ner une cer­taine fier­té aux Russes de leur pas­sé sovié­tique. Vla­di­mir Pou­tine uti­lise donc la « Grande Guerre patrio­tique » pour légi­ti­mer cer­tains agis­se­ments du régime et notam­ment la guerre menée aujourd’hui en Ukraine.

Mais il faut tout de même remar­quer qu’il existe aus­si une mytho­lo­gie de la Seconde Guerre mon­diale aux États-Unis et en Europe. Et, comme cela est évo­qué dans La bonne guerre de Studs Ter­kel, cette mytho­lo­gie a déjà ser­vi pen­dant la Guerre froide à légi­ti­mer le recours à la force armée. Je dirais éga­le­ment que lorsqu’on évoque la Guerre froide pour dési­gner la situa­tion actuelle, cela relève d’une sorte de « réin­ven­tion de la tra­di­tion » pour reprendre les mots des his­to­riens Eric Hobs­bawm et Terence Ran­ger. C’est-à-dire qu’on s’invente l’idée d’être dans une nou­velle Guerre froide alors qu’on est plu­tôt dans le genre de dis­cours appe­lant au chan­ge­ment de régime qui était déjà en vigueur dans les années 1990 et 2000 : un dis­cours de croi­sade au nom de la démo­cra­tie et des droits de l’Homme, le tout revu à la sauce Guerre froide. Et ne s’appliquant pas à « nos » alliés auto­ri­taires (Ara­bie saou­dite, Égypte ou encore Émi­rats arabes unis).

Je constate éga­le­ment que les posi­tions à l’Ouest se sont radi­ca­li­sées vis-à-vis de la Rus­sie. Je ne pense pas que l’on se serait per­mis de dire à l’époque de la Guerre froide que les jours d’un diri­geant sovié­tique « sont comp­tés » ou qu’il devrait répondre de ses actes devant une juri­dic­tion inter­na­tio­nale. Le dis­cours que l’on entend actuel­le­ment, c’est plu­tôt celui qu’on a enten­du à pro­pos de Slo­bo­dan Milo­se­vic, de Sad­dam Hus­sein ou de Mouam­mar Kadha­fi. La volon­té de vou­loir pré­sen­ter la Rus­sie comme un « État ter­ro­riste » ne ren­voie pas non plus à la rela­tion Est-Ouest lors de la Guerre froide. La Rus­sie est plu­tôt appré­hen­dée comme un « État voyou », un concept qui s’est dif­fu­sé pen­dant les années 1990 pour dési­gner la Corée du Nord, l’Iran ou l’Irak.

La période de la Guerre froide à partir de 1947 structurait un ordre mondial autour de deux grands blocs et de leur affrontement. Ici, on a au contraire l’impression d’une déstructuration de l’ordre mondial. Est-ce qu’il y a là une différence fondamentale entre l’ordre figé de la Guerre froide qui semblait indéboulonnable, et notre présent, au contraire très liquide, y compris dans les relations internationales ?

Je pense que l’on peut en par­tie faire remon­ter à la fin de la Pre­mière Guerre mon­diale cer­taines des com­po­santes de l’ordre actuel. C’est après cette guerre qu’est créée la Socié­té des Nations, orga­ni­sa­tion inter­éta­tique à laquelle a suc­cé­dé l’ONU, et que se déve­loppe le prin­cipe de sécu­ri­té col­lec­tive. De manière sim­pli­fiée, la sécu­ri­té col­lec­tive repose sur l’idée qu’une agres­sion contre un État est une agres­sion contre l’ensemble du sys­tème. C’est un sys­tème qui invite donc les États à agir de manière concer­tée pour faire la police contre celui qui est dési­gné comme l’agresseur. Après 1991, la sécu­ri­té col­lec­tive a été remise au gout du jour. Le pro­blème est que, dans le sys­tème de sécu­ri­té col­lec­tive, la dési­gna­tion du fau­teur de trouble est rare­ment « objec­tive ». Elle dépend de rap­ports de force poli­tique. Ain­si, en 2003, per­sonne n’a véri­ta­ble­ment essayé de faire la police contre les États-Unis, l’État le plus riche et le plus puis­sant mili­tai­re­ment, lorsqu’ils ont enva­hi l’Irak. Autre­ment dit, je pense qu’on ne peut pas uni­que­ment accu­ser la Rus­sie de déstruc­tu­rer l’ordre inter­na­tio­nal. Les États-Unis et cer­tains de leurs alliés ont contri­bué à remettre en ques­tion l’ordre qu’ils pré­ten­daient sou­te­nir. C’est pro­blé­ma­tique car les inco­hé­rences sont vec­trices d’injustices et d’instabilités.

Au-delà de cela, je crois qu’il faut nuan­cer l’idée de « sta­bi­li­té » de la Guerre froide. Il me semble que cette vision est quelque peu « occi­den­to-cen­trée ». Ain­si, pen­dant la Guerre froide, de nom­breux États ont été déco­lo­ni­sés et les empires euro­péens ont dis­pa­ru. Même si beau­coup d’États ancien­ne­ment colo­ni­sés se sont retrou­vés pris dans de nou­velles rela­tions de dépen­dances (à cause des dettes par exemple), la Guerre froide n’a donc pas été qu’une période de stagnation.

Enfin, je pense qu’il faut lut­ter pour la démo­cra­tie et des droits humains. Mais il ne faut pas le faire n’importe com­ment. La « démo­cra­ti­sa­tion balis­tique », celle qui se fait à coup de mis­siles, a géné­ré des pro­blèmes dra­ma­tiques dans cer­tains États.

Aujourd’hui, ce qui est différent, c’est qu’on expérimente sans doute plus directement de conséquences du conflit que pendant la Guerre froide où les conflits restaient lointains (Afrique, Asie). Est-ce qu’avec ce conflit à nos portes, les conséquences chez nous comme la cherté de la vie, des pénuries, la crise énergétique, l’arrivée de réfugié·es ukrainien·nes rendent plus palpables les tensions géopolitiques que la Guerre froide ?

Je pense qu’il y a eu quand même des périodes, où la riva­li­té entre l’Est et l’Ouest a été pal­pable, par exemple pen­dant la crise des mis­siles de Cuba de 1962. La crainte d’une guerre mon­diale était prise au sérieux lors de cette crise. La riva­li­té Est-Ouest n’était pas qu’un évè­ne­ment loin­tain pour les Européens.

Et rap­pe­lez-vous aus­si que, tout au long de la Guerre froide, les jeunes hommes devaient en Bel­gique réa­li­ser leur ser­vice mili­taire, ce qui avait une inci­dence sur leur vécu puisque poten­tiel­le­ment, en cas de guerre, ils pou­vaient être envoyés au com­bat. Là aus­si, ça pou­vait rendre pal­pable les ten­sions inter­na­tio­nales. Autre exemple, pen­dant les années 1980 les États-Unis ont cher­ché à déployer de nou­velles armes nucléaires, les « euro­mis­siles », en Europe. Cer­taines de ses armes ont été entre­po­sées à Flo­rennes, ce qui aurait fait de cette ville une cible en cas de guerre. Je pense que pour les habi­tants de Flo­rennes, la guerre froide est deve­nue très « pal­pable » à cette époque.

C’est vrai qu’aujourd’hui les effets de la guerre en Ukraine se res­sentent dans le quo­ti­dien non seule­ment dans les images des médias mais aus­si à tra­vers la pré­sence des réfu­giés, l’augmentation du prix de cer­tains biens et la crise éner­gé­tique. Ces deux der­niers phé­no­mènes ne sont cepen­dant pas uni­que­ment liés à la guerre en Ukraine, la libé­ra­li­sa­tion du mar­ché de l’énergie et le redé­mar­rage de la machine éco­no­mique après la crise Covid y ont aus­si contribué.

Mais alors, est-ce que ce qui nous rapprocherait de la Guerre froide, c’est cette idée de menace permanente et de peur diffuse de la guerre ?

Tout à fait. C’était clai­re­ment le cas au cours de la Guerre froide et c’est aus­si le cas aujourd’hui au niveau des dis­cours et des repré­sen­ta­tions. Il semble d’ailleurs qu’on pré­pare les opi­nions à un conflit de longue durée. Ce qui n’est pas ras­su­rant. La dif­fé­rence, c’est peut-être que pen­dant la Guerre froide, on enten­dait des dis­cours de poli­tiques et d’experts qui aler­taient sur le risque d’usage d’armes nucléaires que fai­saient peser ces ten­sions per­pé­tuelles, et qui appe­laient donc les par­ties à se mon­trer pru­dentes. Or actuel­le­ment, on entend une autre musique. On nous fait com­prendre que nous devons conti­nuer à sou­te­nir l’Ukraine, que nous n’avons pas d’autres choix. Lorsqu’on évoque le risque nucléaire, ce n’est pas pour inci­ter à faire preuve de pru­dence ou mener une autre poli­tique. C’est plu­tôt pour nous ame­ner à inté­grer le fait que nous devrions accep­ter ce risque sans protester.

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