Entretien avec Isabelle Stengers

[COVID-19] : Se libérer de l’imaginaire capitaliste ?

Illustration : Louis Theillier

Isa­belle Sten­gers, phi­lo­sophe qui étu­die la pro­duc­tion des savoirs, revient dans cet entre­tien accor­dé à l’atelier des droits sociaux, que nous repro­dui­sons ici par écrit, sur la manière dont l’imaginaire capi­ta­liste met en dan­ger les sciences, la démo­cra­tie et l’environnement. Elle explique com­ment cet ima­gi­naire a pu sus­ci­ter des réponses prises dans la plus grande panique face à la pan­dé­mie de Covid 19. Et nous rap­pelle qu’il est tout à fait essen­tiel de conti­nuer à déve­lop­per notre capa­ci­té d’imagination soli­daire pour contrer ce qui pro­voque les catas­trophes, pan­dé­mie aujourd’hui, et désastres cli­ma­tiques à venir.

Durant le confinement, toute une série de personnes ont été oubliées. On peut citer les travailleurs-euses du sexe, les SDF, les migrant·es… Est-ce que cet oubli est volontaire ? Est-il le fruit d’une idéologie ? Ou bien est-ce que cet oubli est inévitable dans toutes sociétés organisées comme les nôtres ?

Je ne crois pas du tout que ce soit une ques­tion liée à une socié­té qui ren­drait quoi que ce soit inévi­table. Il y a beau­coup de manières de faire socié­té. Ce qu’on a fait à nos vieux par exemple, sous pré­texte qu’ils étaient vul­né­rables, serait tota­le­ment incon­ce­vable dans des socié­tés plus tra­di­tion­nelles, où on res­pecte les vieux. Et les res­pec­ter ce n’est pas les enfer­mer. Mais je pense en tout cas que le mot « oubli » est le bon parce que ce confi­ne­ment doit être com­pris à par­tir d’une réac­tion de panique. Et quand il y a panique, on oublie plein de choses ! On réagit sous le coup d’une urgence qui empêche de pen­ser. Cette panique qui nous a pris nous a gui­dés dans une situa­tion, qui a évi­dem­ment accen­tué toutes les inéga­li­tés sociales, tous les rap­ports de force… Au fond, je crois qu’on a vu une indif­fé­rence à tout ce qui n’était pas lié au main­tien de l’ordre public. Et l’ordre public, on a su qu’il allait être dévas­té si tout le sys­tème sani­taire était débor­dé. Donc les vul­né­rables, c’était avant tout ceux qui mena­çaient de fabri­quer le scan­dale d’un sys­tème sani­taire — fier­té d’un pays déve­lop­pé — qui craque. On n’a pas vou­lu ça. Le reste, ce sont des consé­quences. Et je pense par ailleurs qu’il ne faut pas trop par­ler de choix déli­bé­ré, c’est faire trop d’honneurs à ce qu’a été cette situation.

En termes d’intentionnalité, est-ce que pour des raisons politiques, et peut-être électorales, certaines catégories de la population sont déconsidérées, ont été peu prises en compte ? On citait les SDF ou des gens qui n’existent pour ainsi dire pas pour le politique.

Ça fai­sait par­tie des inéga­li­tés sociales. Il y a des gens qui feraient mieux de ne pas exis­ter… Ou même des gens qui ne sont pas cen­sés exis­ter : on pour­rait ain­si par­ler des très nom­breux tra­vailleurs au noir qui ont été tota­le­ment livrés à eux-mêmes. Notre socié­té est très dure. Tous ceux qui ne sont pas réper­to­riés comme sala­riés, comme ayant un sta­tut, tous ceux-là tombent à tra­vers les mailles, et à tra­vers des mailles de plus en plus larges. Donc effec­ti­ve­ment, on pour­rait par­ler d’un cal­cul, mais c’est une logique. Logique qui fait qu’au fond, une qua­li­té admi­nis­tra­tive pré­vaut sur des droits humains ou des droits sociaux.

Pour revenir sur ce confinement, on a vu également que ça a été une épreuve pour beaucoup de monde. On a constaté beaucoup de violences (notamment intrafamiliales), de troubles psychiques, et l’isolement aussi pour bon nombre de gens. Qu’est-ce que cette situation révèle de nos sociétés ?

L’isolement, cer­tains pour­raient être ten­tés de dire que ça gros­sit, que ça inten­si­fie des traits de la nature humaine : la vio­lence par exemple, les rap­ports inéga­li­taires entre homme et femme… Mais je n’en suis pas si sûre. Selon moi, ça parle plu­tôt de l’état social violent que nous vivons déjà.

Pour ce qui est de la nature humaine, il faut rap­pe­ler que les humains n’auraient jamais sur­vé­cu depuis des dizaines de mil­liers d’années s’ils n’avaient pas de capa­ci­té très déve­lop­pée d’entraide, de soli­da­ri­té et de coopé­ra­tion. Les humains sont nés sociaux. Et être social, ça veut dire être sen­sible aux besoins des uns et des autres, et non pas déter­mi­né par une com­pé­ti­tion où le meilleur gagne. Le meilleur serait très vite mort s’il avait gagné contre les autres. Donc, ce sont plu­tôt nos socié­tés qui font pré­va­loir cette logique de com­pé­ti­tion entre indi­vi­dus. Et je crois pro­fon­dé­ment que ça se réa­lise dans une vio­lence contre la nature humaine avec toute une ingé­nie­rie sociale visant à apprendre aux gens à être égoïstes et à ne pen­ser qu’à leurs intérêts.

J’ai donc l’impression que si quelque chose me parle de la nature humaine, ce sont avant tout ces gens qui se sont mis en groupe ou indi­vi­duel­le­ment et qui se sont arran­gés à tra­vers le confi­ne­ment pour aider les autres, pour les ras­su­rer, pour leur appor­ter de la nour­ri­ture, pour se mettre à coudre des masques qu’ils dis­tri­buaient à qui en avait besoin… Là, comme dans beau­coup de catas­trophes d’ailleurs, une capa­ci­té de s’organiser de manière soli­daire et pour la soli­da­ri­té s’est faite jour sous les nez des pou­voirs publics, qui ne s’y oppo­saient pas mais qui n’ont pas véri­ta­ble­ment aidé.

La nature humaine ne me parle pas de ces vio­lences sys­té­ma­tiques des forts contre les faibles. Elle me parle de la vio­lence que consti­tue l’isolement, et pas seule­ment l’isolement du confi­ne­ment, mais l’isolement qui place l’individu comme devant réus­sir pour lui-même, et mal­heur au vaincu.

On constate que la pandémie a généré une remise en cause croissante des processus décisionnels politiques et scientifiques. Qu’est-ce que cette défiance vous inspire ?

Je crois qu’elle est plus que jus­ti­fiée. Mais par­ler de « pro­ces­sus déci­sion­nels », qu’ils soient scien­ti­fiques ou poli­tiques, c’est déjà leur faire un com­pli­ment ! Parce qu’un pro­ces­sus, c’est quelque chose qui est pré­vu, qui s’embranche, qui se déve­loppe etc. Je crois que le confi­ne­ment — et peut-être même le décon­fi­ne­ment — peuvent être mis sous le signe d’une cer­taine panique. Ce qui est frap­pant, c’est qu’on savait ce qu’il se pas­sait en Chine, on a com­men­cé à savoir ce qui se pas­sait en Ita­lie. Et pen­dant tout un temps, on a fait comme si de rien n’était. On a encore en mémoire ces pas­sa­gers arri­vant à Zaven­tem, tous sur­pris de ne subir aucun contrôle sani­taire. Mais on se rap­pelle aus­si du moment où les poli­tiques décou­vraient tout d’un coup qu’ils n’avaient pas les équi­pe­ments et les maté­riaux néces­saires comme les masques par exemple !

Je ne par­le­rais pas à ce sujet d’impré­pa­ra­tion, comme si elle était contin­gente, comme si ça avait été une sur­prise. Car non, ce n’était pas une sur­prise : l’Organisation mon­diale de la San­té avait aver­ti que les épi­dé­mies deve­nant pan­dé­mies, c’était notre ave­nir. Il s’agit en fait plu­tôt d’une inca­pa­ci­té de pen­ser vrai­ment avec cette pos­si­bi­li­té que quelque chose vienne enrayer la nor­ma­li­té des choses, la rou­tine de la crois­sance… Ce à quoi on a en réa­li­té assis­té, c’est aux consé­quences d’un idéa­lisme. Celui du refus de prendre au sérieux ce qui pour­rait mettre en ques­tion la toute-puis­sance de ce qui est jugé seule source légi­time d’action et de pen­sée, en l’occurrence, pour nos gou­ver­nants, la logique du mar­ché et de la crois­sance. Or, quand l’idéalisme est tout à coup confron­té à quelque chose auquel il ne peut plus échap­per, c’est la panique ! On a donc plu­tôt eu affaire à un effon­dre­ment de la pen­sée de l’État, de la pen­sée de ceux qui nous gou­vernent. Avec toute la bru­ta­li­té d’un « on ne sait plus quoi faire, alors on arrête tout ! », avec tous les oublis et les cruau­tés dont on a par­lé. Mais aus­si avec les manques totaux d’imagination. En effet, l’idéalisme de nos gou­ver­nants, c’est un ima­gi­naire qui fait réa­li­té, c’est leur hori­zon, c’est leur réa­li­té. Cet ima­gi­naire se dif­fé­ren­cie donc de l’ima­gi­na­tion qui est la capa­ci­té à pré­voir les dif­fi­cul­tés, à anti­ci­per, à savoir que ce qui est nor­mal aujourd’hui pour­rait tout à coup ne plus l’être demain — et à le pen­ser sérieu­se­ment. Donc l’imaginaire, c’est une anes­thé­sie de l’imagination. Et c’est bien de ça que nous souffrons.

Et en ce qui concerne les sciences, le point qui m’a vrai­ment fait mal c’est d’entendre dire — notam­ment par des méde­cins — « la science ». Et de voir les poli­tiques reprendre ce terme, dire par exemple : « nous écou­tons la science » parce que ça les arran­geait bien. Sou­dai­ne­ment, dans un nou­veau réflexe de panique, on a oublié la poli­tique et c’est « la science » qui s’est mise à nous gui­der. Or, c’est tou­jours une très mau­vaise idée de deman­der à « la science » ce qu’il faut faire, parce que ce n’est pas du tout son bou­lot. Son tra­vail, c’est de cher­cher à poser des ques­tions per­ti­nentes. Car dès qu’on dit « la science », on oublie la per­ti­nence des ques­tions. On fait comme s’il y avait une méthode scien­ti­fique tout ter­rain qui allait répondre à tout de manière objec­tive. C’est aus­si une manière de faire taire les gens, puisqu’on sait bien que les gens sont inca­pables de com­prendre « la science ». Ça m’a beau­coup frap­pé que la plu­ra­li­té des sciences ait explo­sé avec cette appel­la­tion uni­fiante de « la science ». Cette plu­ra­li­té dépend jus­te­ment de ce à quoi les sciences ont affaire, des ques­tions que cela sus­cite et face aux­quelles chaque science peut répondre d’une manière qui lui est propre. Parce que quand il s’agissait de la ques­tion « qui est ce virus ? » — c’est-à-dire en termes bio­lo­giques « quel est son maté­riel géné­tique » — la réponse est venue de manière très assu­rée. À tel point que main­te­nant on peut suivre l’épidémie du virus, les tra­jets épi­dé­miques, selon les muta­tions de ce maté­riel, qui au fond a une his­toire. Donc on sait à peu près tout ce qu’on doit savoir du virus en tant que tel. Mais le virus en tant que tel n’est pas grand-chose indé­pen­dam­ment de ce qui est sa rai­son d’être, pour ne pas dire sa rai­son de vivre parce qu’il devient en vie quand il trouve un hôte accueillant. Et cette ren­contre-là, ce pas­sage à la vie, ne relève pas du tout du même type de ques­tion que celles liées à la connais­sance du maté­riel géné­tique du virus : c’est tout le corps de l’hôte qui se met en branle et qui est mis en jeu. Et là, tout le savoir qu’on a sur le virus devient à peu près inutile… Or, les méde­cins parlent de « la science » comme si c’était sim­ple­ment un ensemble de spé­cia­li­tés. L’épidémiologie, autre exemple, c’est une science tout à fait inté­res­sante mais elle fait des modèles. Et ces modèles peuvent infor­mer le poli­tique mais pas du tout au sujet des consé­quences sociales des mesures à prendre pour dimi­nuer le taux de transmission.

Quand on mobi­lise « la science » pour se sub­sti­tuer à un pro­ces­sus de pen­sée col­lec­tif avec les gens, on perd les trois quarts de l’intelligence et on le rem­place par une bonne dose de bêtise, de satis­fac­tion et de faire sem­blant. Par exemple lorsqu’on entend dire qu’il n’est pas prou­vé que le masque pro­tège. Or, si ce n’est pas prou­vé, alors ça n’existe pas. Depuis on sait que c’est de la blague, mais c’était évi­dem­ment quelque chose qui ras­su­rait les poli­tiques qui pou­vaient ain­si dire « certes, on n’a pas de masque, mais ce n’est pas grave ». On a même dit que les masques por­tés par les Chi­nois, les Japo­nais etc. c’était de la culture, leur culture, mais que les masques en fait cela ne ser­vait à rien. Donc, quand cela les arrange, les poli­tiques s’emparent du « ce n’est pas prou­vé » avan­cé par cer­tains, alors que les autres se taisent parce que cela ne se fait pas de rap­pe­ler qu’on n’a pas essayé de prou­ver. Et ces poli­tiques n’écouteront pas ces autres scien­ti­fiques que sont les psy­cho­logues qui pou­vaient témoi­gner du dégât que ça pou­vait faire sur les enfants que de perdre leur vie sociale. C’était un pro­blème qui se posait évi­dem­ment dès le départ mais qui est deve­nu tout à coup posable et expri­mé quand on pou­vait com­men­cer à pen­ser déconfinement.

La science était donc en fait sou­mise à la non-déci­sion poli­tique. C’est un pro­ces­sus pro­fon­dé­ment vicieux. Et ce qui est grave c’est qu’à cause de cela, on peut faci­le­ment perdre confiance en des sciences qui pour­raient avoir quelque chose à nous dire et être inté­res­santes face à cette pan­dé­mie. Mais quand on traite les gens comme des idiots et qu’on leur demande d’avoir confiance dans ce qui n’est pas fiable, on se retrouve devant des scep­tiques géné­raux. Et ça c’est une catas­trophe culturelle.

On sait le rôle que jouent les humains dans les modifications dans leur environnement, dans la manière dont ces modifications l’impactent, notamment sur cette question de la pandémie. Est-ce qu’on peut espérer que ce qui s’est produit va questionner et modifier notre rapport à l’environnement ?

On devrait pou­voir l’espérer, d’autant plus qu’on peut s’attendre à une suc­ces­sion de pan­dé­mies. Celle-ci est la pre­mière qui réus­sit mer­veilleu­se­ment pour le virus, mais ça ne sera sans doute pas la der­nière. Les virus sont des machines à inven­ter. Je parle à des­sein de machines et pas d’êtres vivants, parce que leur seule rai­son d’être, c’est de ren­con­trer un hôte qui l’accueille et qui lui donne l’hospitalité. Par­fois ça se fait au détri­ment de cet hôte, mais ce n’est pas en soi le pro­jet du virus. Le virus ne devient vivant, que s’il ren­contre cet hôte-là, donc les virus mutent à toute vitesse, ils innovent dans tous les sens pour maxi­mi­ser ses chances de ren­con­trer l’hôte béni qui lui per­met­tra de faire par­tie de la vie. On pour­rait même dire que c’est un exi­lé de la vie qui essaie de trou­ver une terre d’accueil ! Et par­fois ça se passe bien. Ain­si, beau­coup de choses qui nous consti­tuent en tant que mam­mi­fères, nous le devons à des virus qui ont su exis­ter avec et dans les cel­lules, et per­mettre à des tis­sus cel­lu­laires d’innover. Le pla­cen­ta par exemple, qui carac­té­rise les mam­mi­fères, est une inven­tion virale. Notre génome est plein de restes de virus qui ont réus­si à s’acclimater au fil du temps !

Évi­dem­ment, dans notre monde, les chances de ren­contres et de pos­si­bi­li­tés de faire une inno­va­tion fruc­tueuse pour les virus sont démul­ti­pliées par le fait que tous les milieux sont dévas­tés et enva­his par les humains, sans par­ler des éle­vages indus­triels qui sont de mer­veilleux incu­ba­teurs d’innovation pour les virus. Donc, la manière dont nous mal­trai­tons la nature, dont nous mal­trai­tons nos milieux, comme nous mal­trai­tons d’ailleurs les milieux humains, est pleine d’occasions en or pour les virus. Et une fois qu’ils ont réus­si à infec­ter un humain, ils découvrent un monde, le monde glo­ba­li­sé où tout cir­cule, un monde qui est presque fait pour qu’ils puissent se pro­pa­ger. Avant, ça pou­vait prendre des années avant qu’une épi­dé­mie puisse tra­ver­ser un conti­nent et aller d’un conti­nent à l’autre. Ici, ça a pris quelques semaines grâce aux trans­ports, à l’avion… Nous sommes donc d’une impru­dence for­ce­née en ce qui concerne cette nature et la manière dont elle peut deve­nir menaçante.

Mais il y a pire. Une pan­dé­mie, c’est une crise. On ne sait pas encore si ça sol­de­ra par des cen­taines de mil­liers de morts ou, comme la grippe espa­gnole, par des mil­lions de morts, mais par défi­ni­tion, une crise finit par pas­ser. Cette crise prend place, avec le ravage de la nature, dans l’ensemble des pra­tiques humaines d’exploitation, d’extraction et de com­bus­tion qui nous amènent au désordre cli­ma­tique. Or, le désordre cli­ma­tique, lui, n’est pas une crise : il ne pas­se­ra pas. Nos des­cen­dants et les des­cen­dants de nos des­cen­dants y auront encore affaire sur des siècles et des siècles dans le meilleur des cas… c’est-à-dire s’ils sur­vivent. Et d’autre part, ce désordre cli­ma­tique active ce que les humains ont eux-mêmes mis en route, c’est-à-dire la sixième extinc­tion qui nous menace non seule­ment nous, humains, mais aus­si la plu­part des ani­maux… Les virus ne sont pas des vivants mais leurs hôtes prin­ci­paux que sont les bac­té­ries, elles, ne s’éteindront pas : il y aura la vie sur terre. Mais la vie de notre ère, elle, pour­rait bien s’éteindre comme la vie à l’époque des dino­saures s’est éteinte.

Comment comprendre qu’il y ait ce maintien d’un rapport à l’environnement qui le chosifie, qui le rend tout simplement inerte, comme si on pouvait l’utiliser à notre guise sans qu’il y ait des conséquences ?

Cette idée se main­tient parce qu’elle fait par­tie de ce régime qu’on appelle capi­ta­lisme, y com­pris pour le capi­ta­lisme socia­liste. On exploite ce qui peut être exploi­té, on extrait ce qui peut être extrait, et le reste est déchet. Ça fait par­tie de l’histoire dans laquelle nous avons été embar­qués et dans laquelle nous avons embar­qué le reste du monde par colo­ni­sa­tion inter­po­sée. Nous avons détruit des manières de vivre qui étaient pru­dentes à l’égard de la nature. Nous avons fait voler en éclat toute pos­si­bi­li­té de faire atten­tion, tout sou­ci des consé­quences. Cette idée que c’est notre rôle de domi­ner la nature fait là encore par­tie de l’imaginaire. Celui-là même qui nous dit : « ceux qui ont peur, ce sont ceux qui refusent le pro­grès ». L’imagination, elle, nous par­le­rait des risques…

Du coup, ce qui est frap­pant quand on parle de l’ensemble des catas­trophes cli­ma­tiques qui ont déjà com­men­cé, c’est qu’on a affaire à l’idéalisme que j’évoquais au sujet de la pan­dé­mie, mais cette fois-ci sur des temps plus longs : on sait bien que ça va arri­ver, mais on va quand même faire comme si rien n’allait se pas­ser, comme si un miracle allait nous sau­ver… C’est une réac­tion typi­que­ment idéa­liste de ne rien faire à part répondre par des rhé­to­riques rassurantes.

Je com­prends les acti­vistes quand ils disent : « Nous ne défen­dons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend ». Parce que cette capa­ci­té idéa­liste de ne rien faire, cette anes­thé­sie de l’imagination, elle s’est impo­sée là où toutes les inter­dé­pen­dances, toutes les soli­da­ri­tés ont été, et sont tou­jours, sapées et réduites à l’impuissance. Ou encore, réduites à une espèce de sacri­fice « altruiste » : ça c’est bon pour les saints qui se sacri­fient pour les autres, mais l’homme nor­mal, lui, veille à ses inté­rêts et ne veille qu’à ses inté­rêts en bon égoïste natif qu’il serait… Eh bien si la nature avait été peu­plée d’égoïstes, il n’y aurait plus de nature. Nous savons désor­mais que la nature existe à tra­vers des inter­dé­pen­dances mul­tiples et enche­vê­trées, et que le ravage de la nature, c’est pré­ci­sé­ment la des­truc­tion de mondes, ou d’écosystèmes, qui tiennent par l’interdépendance entre les vivants qui y coexistent. Ain­si, détruire les inter­dé­pen­dances qui se tissent dans le sol, c’est tuer sa fécon­di­té, c’est ne plus avoir que des cultures qui vivront seule­ment par les intrants c’est-à-dire les engrais et les pes­ti­cides qui nous empoi­sonnent. Ce sont les mono­cul­tures qui sont aus­si vul­né­rables aux épi­dé­mies que nous le sommes désormais.

Vous mettez bien l’accent sur le danger des changements climatiques et de l’absence de réponses face à cela. On voit que ça s’accompagne aussi de danger sur les droits sociaux, si cela suit la tendance amorcée durant ces dernières années, on peut craindre le pire pour l’avenir. Doit-on également craindre le pire sur les questions de démocratie et de vivre ensemble qui sont censées être le socle de nos sociétés ?

La démo­cra­tie peut prendre plu­sieurs formes, elle peut suivre deux extrêmes. D’une part, se réduire à l’art de diri­ger un trou­peau sans qu’il se révolte, en le ren­dant donc docile par tous les moyens. D’autre part, tendre vers l’exigence sans cesse recon­duite et sans cesse appro­fon­die que les gens pensent ensemble. Ça peut se faire en ten­sion et en conflit mais ils pensent ensemble et ils essaient de faire sens en com­mun quant à l’avenir qui serait pos­sible pour eux. C’est donc une forme d’interdépendance : on pense avec les autres et grâce aux autres. Cette forme de démo­cra­tie pour qui l’interdépendance et la crois­sance de la conscience des inter­dé­pen­dances (et donc de l’enrichissement qu’elles sus­citent), est effec­ti­ve­ment sapée de tous côtés, c’est ce qu’on appelle la démo­cra­tie sociale. Elle a été por­tée par les mou­ve­ments ouvriers. Les droits sociaux, ou plu­tôt la soli­da­ri­té sociale, n’ont pas été créés par l’État, mais l’État les ont repris en main. Et il peut à pré­sent dire à ceux qui s’appellent désor­mais des béné­fi­ciaires, qu’il les a attri­bués et qu’il peut les rogner et même vous les ôter. L’État peut donc effec­ti­ve­ment détruire les droits sociaux à mesure que la démo­cra­tie sera de plus en plus l’art de mener les troupeaux.

Par exemple en dres­sant le trou­peau contre ceux dont on lui dit qu’ils sont les bre­bis galeuses comme les chô­meurs, ces pares­seux, ces pro­fi­teurs. Les chô­meurs sont deve­nus des sus­pects contre les­quels les hon­nêtes gens qui ont du tra­vail se révoltent et demandent qu’on les pro­tège. Donc ce n’est plus seule­ment « mal­heur au vain­cu » mais : « mal­heur à tout le monde » ! Parce que tout le monde apprend à pen­ser comme par­tie d’un trou­peau où cha­cun est dres­sé contre les autres, où cha­cun accuse doci­le­ment les autres d’être res­pon­sables de leur situa­tion. Il faut alors de l’imagination pour résis­ter à la ten­ta­tion du « le chô­meur, il n’a qu’à trou­ver un tra­vail ». Une ima­gi­na­tion soli­daire. Je suis ren­trée aux Droits de l’Homme et à l’atelier des droits sociaux notam­ment à cause du des­tin fait au chô­meur. Au moment où la crise de l’emploi s’installait, se sont impo­sées des mesures contre les chô­meurs mis sous sur­veillance. Puis des mesures pour moti­ver les chô­meurs c’est-à-dire pour les for­cer à vivre dans l’imaginaire de trou­ver un tra­vail, à faire les gestes comme s’ils y croyaient : c’est tout ce qu’on leur demande mais ils doivent le faire. Là, je me suis dit qu’on nous for­çait à pen­ser contre la réa­li­té. Ceci n’est plus une démo­cra­tie, je ne dirais même pas que c’est une démo­cra­tie en dan­ger, c’est une démo­cra­tie en pourriture.

Le confinement a peut-être été un moment où la conscience s’est aiguisée pour beaucoup de gens qui se sont retrouvés dans cette situation exceptionnelle. Et en même temps, il y a cette petite musique qui nous dit : « ce n’est qu’une parenthèse, il faut continuer comme avant ». Quelles perspectives justement pour celles et ceux qui disent maintenant qu’il est temps de changer de chemin ?

Je crois d’abord qu’il ne faut pas trop cam­per sur l’idée que la méfiance envers ceux qui nous gou­vernent va faire nous libé­rer, et que le « monde d’après » va être dif­fé­rent parce que nous aurons com­pris ce que nous devons aux infir­mières, aux éboueurs, aux conduc­teurs de bus… Parce que la méfiance ça peut aus­si pro­duire du mépris, du res­sen­ti­ment, de la xéno­pho­bie. Bien sûr, il faut ne rien lais­ser pas­ser, être récal­ci­trant, n’admettre aucun argu­ment sans savoir qu’il est pié­gé. Mais sur­tout savoir qu’ils ne feront un peu autre­ment que si on les y contraint. Il ne faut pas croire que eux ont appris la leçon. Il faut par exemple se sou­ve­nir qu’après la crise finan­cière, on nous avait dit que tout allait chan­ger et on a eu l’austérité… Il faut conser­ver les mémoires et les récits, il faut racon­ter com­ment ça va se pas­ser avant que ça ne se passe. Il faut se fabri­quer des immu­ni­tés contre cela. Et sans doute fabri­quer les alliances qui sont tout à fait néces­saires. Dans l’action, les acti­vistes anti­ca­pi­ta­listes et les syn­di­ca­listes peuvent s’entendre et faire cause com­mune face à ce qui est en train d’arriver. Je crois qu’il est temps de creu­ser ces his­toires de soli­da­ri­té impro­vi­sées parce qu’il y aura du chan­tage à l’emploi, parce qu’ils diront « nous, nous défen­dons ceux qui veulent vrai­ment du tra­vail » etc. Il y aura de tas de manœuvres de divi­sion, c’est déjà en pré­pa­ra­tion. Il faut donc s’attendre à ça. Il faut réus­sir à faire que ce qui a pu naître comme ima­gi­na­tion et comme refus, se défende contre tous les poi­sons qui vont être admi­nis­trés. On est dans un moment où on ne peut pas espé­rer, parce qu’ils ne lâche­ront rien et qu’ils sont très forts. Par contre, c’est un moment où on n’a pas le droit de déses­pé­rer. Parce que tout ce qu’on appren­dra pour leur résis­ter, c’est autant de choses qui per­met­tront à nos des­cen­dants de s’entraider et d’échapper à la bar­ba­rie du cha­cun pour soi.

S’il fallait dire une chose sur ce que le nouveau coronavirus a eu ou aura de positif, à quoi vous penseriez ?

Je n’ai pas envie de répondre à cette ques­tion parce qu’elle dis­tingue trop les gens. Il y en a eu trop pour qui cela a été un cal­vaire. Durant le confi­ne­ment, moi je n’étais pas mal­heu­reuse. Je ne ces­sais de guet­ter, d’essayer de voir ce qui était en train de se pas­ser, donc j’étais aux écoutes et c’était extra­or­di­naire inté­res­sant de voir les petites choses par rap­port aux grosses choses. J’ai donc beau­coup appris. Mais je ne peux pas dire que c’était un appren­tis­sage heu­reux. Ça a été sim­ple­ment une période intense du point de vue de la ques­tion « qu’est-ce que c’est qu’un monde qui vit alors que les réponses qui s’imposaient comme évi­dentes se sont éva­po­rées ? », du « Qu’est-ce que c’est qu’un monde qui cherche son che­min dans l’incertitude ? » Et trou­ver par­fois les mots pour dire ça, pour faire pas­ser ça, pour célé­brer l’importance de ce moment et les mul­tiples réso­nances que ça avait. Ça a été une acti­vi­té qui fina­le­ment était très phi­lo­so­phique même si c’était l’époque elle-même qui était phi­lo­so­phique, c’est-à-dire qu’elle posait le pro­blème même du « qu’est-ce que c’est cette vie ? »

Cet entretien est une retranscription relue et remaniée par Isabelle Stengers d’un échange avec Naïm Kharraz intitulé « Se libérer de l’imaginaire capitaliste ? » réalisé par l’atelier des droits sociaux dans le cadre de la passionnante série de rencontres « Covid 19 / Le monde demain : (r)évolution ou régression sociale ? » avec différents acteurs et actrices actifs sur les terrains sociaux ou spécialistes de différents secteurs au sujet des conséquences et ce qu’ils ont observé lors de la première vague. Vous pouvez retrouver cet échange complet ici.

Naïm Kharraz est gestionnaire de projet à l’atelier des droits sociaux

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