Être blanc dans un monde de brutes

© Rockstar Games

Que dire du jeu vidéo ? Est-il le « Dixième Art » comme le reven­diquent cer­tains ? Ou le bras armé de Big Bro­ther, encore plus redou­table que la télé­vi­sion ? En réa­li­té, une piste inté­res­sante serait d’a­ban­don­ner une bonne fois pour toutes le cli­vage culture de masse / culture d’é­lite, qui cor­res­pond davan­tage à la démo­cra­ti­sa­tion cultu­relle bour­geoise qu’aux prin­cipes de la démo­cra­tie cultu­relle et de l’é­du­ca­tion popu­laire. Essayons plu­tôt de nous situer dans un double mou­ve­ment : regar­dons concrè­te­ment ce que les jeux (quels qu’ils soient) « racontent » et, en même temps, par­tons des pra­tiques des gamers et gameuses, de leur « art de faire » (pour reprendre le mot de Michel de Certeau).

À la faveur du déve­lop­pe­ment du numé­rique, la géné­ra­li­sa­tion de la culture vidéo­lu­dique contri­bue à la fois à légi­ti­mer un loi­sir mépri­sé, et à bous­cu­ler les hié­rar­chies cultu­relles : à tra­vers le mod­ding ou les machi­ni­mas les notions d’art et d’au­teur sont désa­cra­li­sées, tan­dis que l’ère du trans­mé­dia s’im­pose comme celle de la culture par­ti­ci­pa­tive. Des acti­vistes, des ensei­gnant-e‑s, s’emparent du jeu vidéo comme un moyen (de faire pas­ser un mes­sage poli­tique, de trans­mettre des connais­sances,…). Alors, pour déve­lop­per l’es­prit cri­tique, jouons les jeux indé­pen­dants contre les block­bus­ters ? Les fans contre l’in­dus­trie ? Ce posi­tion­ne­ment trouve, on s’en doute, rapi­de­ment ses limites. Des jeux comme Mass Effect (Bio­Ware, 2007 – 2012), Dead Space (Elec­tro­nic Arts, 2008 – 2013), Silent Hill (Kona­mi, 1999 – 2012), Bayo­net­ta (Pla­ti­num Games, 2009 – 2014), The Last of Us (Naugh­ty Dog, 2013) — par­mi d’autres — sont conçus pour être des suc­cès com­mer­ciaux. Ils ont aus­si d’in­dé­niables qua­li­tés artis­tiques, un uni­vers riche, sont pas­sion­nants à jouer et, pour cer­tains, tra­vaillent les repré­sen­ta­tions domi­nantes d’une façon tout à fait sti­mu­lante en remet­tant en cause les sté­réo­types sexistes et les sté­réo­types racistes (c’est le cas notam­ment de Bayo­net­ta ou Mass Effect).

Il ne suf­fit donc pas d’être indé­pen­dant pour pro­duire un dis­cours qui échappe aux tra­vers du racisme et du sexisme, ou pour créer un jeu qui offre la pos­si­bi­li­té aux joueurs et aux joueuses de tra­vailler de façon cri­tique les sté­réo­types tout en s’a­mu­sant (c’est-à-dire en évi­tant le biais pon­ti­fiant et léni­fiant de bien des serious games).

PENSER LES RAPPORTS SOCIAUX

Si l’on consi­dère que l’é­du­ca­tion popu­laire doit for­mer les citoyen-ne‑s de demain et faire œuvre de trans­for­ma­tion sociale, alors il est impor­tant de gar­der à l’es­prit ce constat très simple : un jeu indé­pen­dant peut repro­duire les pires sté­réo­types, tan­dis qu’un block­bus­ter peut pro­po­ser des pos­si­bi­li­tés pas­sion­nantes de remise en ques­tion des repré­sen­ta­tions domi­nantes. For­mer les autres (et soi-même) à l’es­prit cri­tique, c’est donc lais­ser de côté le cli­vage Art vs. culture de masse pour pen­ser l’ap­proche du médium vidéo­lu­dique et de ses pra­tiques. Non pas en termes artis­tiques — l’Art n’a­git pas comme une « révé­la­tion », et l’ex­po­si­tion, même pro­lon­gée, à une œuvre d’art ne conduit pas à l’é­man­ci­pa­tion : il faut bien d’autres condi­tions -, mais en termes poli­tiques. Pour­quoi cer­tains jeux marchent aus­si bien, qu’est-ce que les gens y trouvent ? On a affaire à une pra­tique humaine où se jouent des rap­ports sociaux, et c’est à par­tir de là que l’on peut tirer des pers­pec­tives poli­tiques pour la trans­for­ma­tion sociale. Dans une éco­no­mie de pro­duc­tion cultu­relle de masse, ce qui est inté­res­sant, c’est de savoir ce qu’on peut faire des objets qui en sont issus. D’où la ques­tion : for­mer à l’es­prit cri­tique, mais cri­tique de quoi ? Certes, on peut consi­dé­rer que du capi­ta­lisme découlent tous les autres maux (racisme, miso­gy­nie, homo­pho­bie, trans­pho­bie, isla­mo­pho­bie,…), mais on s’a­per­ce­vra bien vite que la nature sys­té­mique des dis­cri­mi­na­tions néces­site de les pen­ser ni à part (ce qui est le cas des poli­tiques ins­ti­tu­tion­nelles de lutte contre les dis­cri­mi­na­tions), ni en un second temps (résoudre d’a­bord les inéga­li­tés sociales pour que le reste suive), mais en même temps.

Pour cela, il faut admettre qu’il existe un grave pro­blème de racisme, de miso­gy­nie, d’ho­mo­pho­bie, de trans­pho­bie,… dans la socié­té en géné­ral, et donc dans les jeux vidéo, qu’ils soient indé­pen­dants ou non, et ce quelles que soient leurs qua­li­tés artis­tiques. Or, on ren­contre encore trop sou­vent dans les milieux édu­ca­tifs comme dans le milieu vidéo­lu­dique un sou­ci de tem­po­ri­ser, un rejet poli ou dédai­gneux et condes­cen­dant, lorsque l’on mani­feste la volon­té de faire de ces ques­tions des prio­ri­tés. Les débats récents témoignent pour­tant d’une évo­lu­tion timide, mais majeure : si de nom­breuses dis­cri­mi­na­tions demeurent occul­tées, racisme et miso­gy­nie com­mencent à être débat­tus au sein de la com­mu­nau­té vidéo­lu­dique et en dehors de celle-ci, en par­ti­cu­lier parce que les inté­res­sé-e‑s ont pris la parole et se sont mis au tra­vail sérieu­se­ment pour que l’on ne puisse plus igno­rer ces dimen­sions consti­tu­tives de nos représentations.

REMETTRE EN CAUSE LE RACISME SYSTÉMIQUE

Sur le racisme, les débats sont bien plus déve­lop­pés dans les pays anglo-saxons. Une longue tra­di­tion d’empo­werment y a conduit les mino­ri­tés à déve­lop­per des concepts et des outils pour acqué­rir des posi­tions et des moyens d’a­gir dans les socié­tés où elles vivent et subissent des dis­cri­mi­na­tions au quo­ti­dien. Tou­te­fois, les choses bougent aus­si de notre côté. En géné­ral, l’en­trée la plus com­mune consiste à dénon­cer le manque de « diver­si­té » dans les jeux vidéo. C’é­tait d’une cer­taine manière l’axe du dos­sier de Canard PC consa­cré aux mino­ri­tés dans le jeu vidéo1. La créa­tion du col­lec­tif états-unien Blacks in Gaming, par exemple, s’ins­crit dans ce type de démarche. Black in Gaming se donne ain­si pour objet d’en­cou­ra­ger les gamers et gameuses noir-e‑s à fran­chir le pas de la pro­duc­tion et de la créa­tion de jeu de façon à ouvrir des brèches dans une indus­trie domi­née à tous les niveaux hié­rar­chiques par un arché­type : celui d’un homme, blanc, hété­ro­sexuel. L’i­dée est qu’une pré­sence accrue des mino­ri­tés eth­no-raciales — et gen­rées — aux manettes de la pro­duc­tion ne peut qu’en­traî­ner une évo­lu­tion de la repré­sen­ta­tion de ces mêmes mino­ri­tés dans les jeux. À la fois en quan­ti­té (plus de per­son­nages noirs ou arabes dans les jeux, de façon à mieux « cor­res­pondre » à la réa­li­té sociale), et en « qua­li­té » (plus de per­son­nages noirs ou arabes inté­res­sants, com­plexes, échap­pant au car­can des sté­réo­types racistes). C’est une idée impor­tante, qui peut par exemple per­mettre de ques­tion­ner les rai­sons pour les­quelles en 2010 des tests démon­trèrent que le sys­tème de recon­nais­sance faciale de la Kinect de Micro­soft avait du mal à fonc­tion­ner avec des per­sonnes noires. Cela per­mit aus­si de rap­pe­ler que les tech­no­lo­gies ne sont pas racia­le­ment neutres parce que conçues par une indus­trie où les Blancs sont aux com­mandes2.

C’est une idée impor­tante, mais insuf­fi­sante. En effet, une plu­ra­li­té qui ne s’ac­com­pagne pas d’une remise en cause du racisme sys­té­mique — c’est-à-dire tel qu’il est natu­ra­li­sé et invi­si­bi­li­sé à tra­vers les ins­ti­tu­tions, les cadres de pen­sée, les prin­cipes et valeurs, etc. — n’est qu’une conces­sion cos­mé­tique (ou à la marge) du sys­tème domi­nant. Une conces­sion qui n’empêche nul­le­ment la per­pé­tua­tion des inéga­li­tés et des repré­sen­ta­tions racistes. Pour le dire autre­ment, il ne suf­fit pas, comme dans The Wal­king Dead (Tell­tale Games, 2012 – 2013), que le per­son­nage que nous jouions (Lee Eve­rett) soit un pro­fes­seur d’His­toire noir. Il faut aus­si envi­sa­ger la façon dont il est repré­sen­té, gra­phi­que­ment mais aus­si nar­ra­ti­ve­ment, il faut prendre en consi­dé­ra­tion le type d’in­te­rac­tions pos­sibles avec les autres per­son­nages, les dis­cours de ces der­niers dans leurs rela­tions avec Lee, la façon dont l’en­semble des gamers et gameuses reçoivent, com­prennent et jouent au jeu, etc. En effet, dans la mesure où le racisme dont nous par­lons est non pas celui « des Blancs » mais celui d’un sys­tème poli­tique, éco­no­mique, cultu­rel, social,… orga­ni­sé his­to­ri­que­ment depuis plu­sieurs siècles pour per­mettre aux Blancs d’exer­cer et de pré­ser­ver un cer­tain nombre de pri­vi­lèges, il ne suf­fit pas de « mettre » un Noir dans le jeu pour que les inéga­li­tés raciales s’é­qui­librent. C’est le sys­tème lui-même qu’il faut trans­for­mer. Pour cela, il est indis­pen­sable de désar­ti­cu­ler le com­plexe ensemble qui fait qu’un indi­vi­du aujourd’­hui apprend, au quo­ti­dien, à deve­nir puis à être un Blanc à tra­vers, notam­ment, les jeux vidéo.

DÉCOLONISER LES JEUX VIDÉO

La dif­fi­cul­té pour les Blancs de se voir nom­més tels, alors qu’eux-mêmes n’é­prouvent aucune entrave à par­ler de « Noirs » ou d”« Arabes », révèle une chose : le fait d’être un Blanc n’est pas vécu comme une dif­fé­rence mais comme une réfé­rence, une caté­go­rie neutre, trans­pa­rente, à par­tir de laquelle les autres sont déter­mi­nés et clas­si­fiés. Un MMORPG comme World of War­craft (Bliz­zard Enter­tain­ment, 2004-…) pro­pose des caté­go­ries raciales de PJ qui offrent un « dégra­dé » de l’é­che­lon humain de réfé­rence, ce der­nier étant lui-même cir­cons­crit par un cer­tain nombre de normes de blan­chi­té (qui vont de l’ar­chi­tec­ture des villes humaines aux traits phy­siques). Un tra­vail de fond contre les sté­réo­types racistes dans les jeux vidéo doit donc aus­si par­tir de la prise de conscience que la nature sys­té­mique du racisme oblige à repen­ser toutes les caté­go­ries de pen­sée qui struc­turent les socié­tés occi­den­tales. Il n’au­ra échap­pé à per­sonne qu’à l’é­chelle de la pla­nète les Blancs sont une mino­ri­té en nombre. Il n’au­ra échap­pé à per­sonne non plus qu’en dépit de cette situa­tion, ils conti­nuent de four­nir les normes de la repré­sen­ta­tion domi­nante. Déco­lo­ni­ser les jeux vidéo passe donc par l’en­cou­ra­ge­ment à des pro­duc­tions « hors-normes », afin de célé­brer ce qu’E­douard Glis­sant nomme le « Tout-Monde », une « mon­dia­li­té [qui] si elle se véri­fie dans les oppres­sions et les exploi­ta­tions des faibles par les puis­sants, se devine aus­si et se vit par les poé­tiques ».3 Mais il ne suf­fit pas de faire une place aux mino­ri­tés pour chan­ger les choses. Il faut qu’elles aient le pou­voir de contri­buer, à tra­vers leurs expres­sions spé­ci­fiques, à repen­ser pour les trans­for­mer les fon­de­ments du sys­tème inéga­li­taire où nous vivons.

  1. Canard PC n°319, 5 juin 2015, dos­sier « Jeu vidéo et mino­ri­tés : le jeu vidéo a‑t-il peur du noir ? »
  2. Lire à ce sujet le n°10 de la revue POLI, « Tech­no-racismes », juin 2015
  3. Édouard Glis­sant, Trai­té du Tout-Monde, Gal­li­mard, 1997

Mehdi Derfoufi est chercheur associé à l'Institut de Recherche sur le Cinéma et l'Audiovisuel (Université Paris 3 - Sorbonne-Nouvelle) et chargé de cours en cinéma et en game studies à l'Université de Lausanne.

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