À la faveur du développement du numérique, la généralisation de la culture vidéoludique contribue à la fois à légitimer un loisir méprisé, et à bousculer les hiérarchies culturelles : à travers le modding ou les machinimas les notions d’art et d’auteur sont désacralisées, tandis que l’ère du transmédia s’impose comme celle de la culture participative. Des activistes, des enseignant-e‑s, s’emparent du jeu vidéo comme un moyen (de faire passer un message politique, de transmettre des connaissances,…). Alors, pour développer l’esprit critique, jouons les jeux indépendants contre les blockbusters ? Les fans contre l’industrie ? Ce positionnement trouve, on s’en doute, rapidement ses limites. Des jeux comme Mass Effect (BioWare, 2007 – 2012), Dead Space (Electronic Arts, 2008 – 2013), Silent Hill (Konami, 1999 – 2012), Bayonetta (Platinum Games, 2009 – 2014), The Last of Us (Naughty Dog, 2013) — parmi d’autres — sont conçus pour être des succès commerciaux. Ils ont aussi d’indéniables qualités artistiques, un univers riche, sont passionnants à jouer et, pour certains, travaillent les représentations dominantes d’une façon tout à fait stimulante en remettant en cause les stéréotypes sexistes et les stéréotypes racistes (c’est le cas notamment de Bayonetta ou Mass Effect).
Il ne suffit donc pas d’être indépendant pour produire un discours qui échappe aux travers du racisme et du sexisme, ou pour créer un jeu qui offre la possibilité aux joueurs et aux joueuses de travailler de façon critique les stéréotypes tout en s’amusant (c’est-à-dire en évitant le biais pontifiant et lénifiant de bien des serious games).
PENSER LES RAPPORTS SOCIAUX
Si l’on considère que l’éducation populaire doit former les citoyen-ne‑s de demain et faire œuvre de transformation sociale, alors il est important de garder à l’esprit ce constat très simple : un jeu indépendant peut reproduire les pires stéréotypes, tandis qu’un blockbuster peut proposer des possibilités passionnantes de remise en question des représentations dominantes. Former les autres (et soi-même) à l’esprit critique, c’est donc laisser de côté le clivage Art vs. culture de masse pour penser l’approche du médium vidéoludique et de ses pratiques. Non pas en termes artistiques — l’Art n’agit pas comme une « révélation », et l’exposition, même prolongée, à une œuvre d’art ne conduit pas à l’émancipation : il faut bien d’autres conditions -, mais en termes politiques. Pourquoi certains jeux marchent aussi bien, qu’est-ce que les gens y trouvent ? On a affaire à une pratique humaine où se jouent des rapports sociaux, et c’est à partir de là que l’on peut tirer des perspectives politiques pour la transformation sociale. Dans une économie de production culturelle de masse, ce qui est intéressant, c’est de savoir ce qu’on peut faire des objets qui en sont issus. D’où la question : former à l’esprit critique, mais critique de quoi ? Certes, on peut considérer que du capitalisme découlent tous les autres maux (racisme, misogynie, homophobie, transphobie, islamophobie,…), mais on s’apercevra bien vite que la nature systémique des discriminations nécessite de les penser ni à part (ce qui est le cas des politiques institutionnelles de lutte contre les discriminations), ni en un second temps (résoudre d’abord les inégalités sociales pour que le reste suive), mais en même temps.
Pour cela, il faut admettre qu’il existe un grave problème de racisme, de misogynie, d’homophobie, de transphobie,… dans la société en général, et donc dans les jeux vidéo, qu’ils soient indépendants ou non, et ce quelles que soient leurs qualités artistiques. Or, on rencontre encore trop souvent dans les milieux éducatifs comme dans le milieu vidéoludique un souci de temporiser, un rejet poli ou dédaigneux et condescendant, lorsque l’on manifeste la volonté de faire de ces questions des priorités. Les débats récents témoignent pourtant d’une évolution timide, mais majeure : si de nombreuses discriminations demeurent occultées, racisme et misogynie commencent à être débattus au sein de la communauté vidéoludique et en dehors de celle-ci, en particulier parce que les intéressé-e‑s ont pris la parole et se sont mis au travail sérieusement pour que l’on ne puisse plus ignorer ces dimensions constitutives de nos représentations.
REMETTRE EN CAUSE LE RACISME SYSTÉMIQUE
Sur le racisme, les débats sont bien plus développés dans les pays anglo-saxons. Une longue tradition d’empowerment y a conduit les minorités à développer des concepts et des outils pour acquérir des positions et des moyens d’agir dans les sociétés où elles vivent et subissent des discriminations au quotidien. Toutefois, les choses bougent aussi de notre côté. En général, l’entrée la plus commune consiste à dénoncer le manque de « diversité » dans les jeux vidéo. C’était d’une certaine manière l’axe du dossier de Canard PC consacré aux minorités dans le jeu vidéo1. La création du collectif états-unien Blacks in Gaming, par exemple, s’inscrit dans ce type de démarche. Black in Gaming se donne ainsi pour objet d’encourager les gamers et gameuses noir-e‑s à franchir le pas de la production et de la création de jeu de façon à ouvrir des brèches dans une industrie dominée à tous les niveaux hiérarchiques par un archétype : celui d’un homme, blanc, hétérosexuel. L’idée est qu’une présence accrue des minorités ethno-raciales — et genrées — aux manettes de la production ne peut qu’entraîner une évolution de la représentation de ces mêmes minorités dans les jeux. À la fois en quantité (plus de personnages noirs ou arabes dans les jeux, de façon à mieux « correspondre » à la réalité sociale), et en « qualité » (plus de personnages noirs ou arabes intéressants, complexes, échappant au carcan des stéréotypes racistes). C’est une idée importante, qui peut par exemple permettre de questionner les raisons pour lesquelles en 2010 des tests démontrèrent que le système de reconnaissance faciale de la Kinect de Microsoft avait du mal à fonctionner avec des personnes noires. Cela permit aussi de rappeler que les technologies ne sont pas racialement neutres parce que conçues par une industrie où les Blancs sont aux commandes2.
C’est une idée importante, mais insuffisante. En effet, une pluralité qui ne s’accompagne pas d’une remise en cause du racisme systémique — c’est-à-dire tel qu’il est naturalisé et invisibilisé à travers les institutions, les cadres de pensée, les principes et valeurs, etc. — n’est qu’une concession cosmétique (ou à la marge) du système dominant. Une concession qui n’empêche nullement la perpétuation des inégalités et des représentations racistes. Pour le dire autrement, il ne suffit pas, comme dans The Walking Dead (Telltale Games, 2012 – 2013), que le personnage que nous jouions (Lee Everett) soit un professeur d’Histoire noir. Il faut aussi envisager la façon dont il est représenté, graphiquement mais aussi narrativement, il faut prendre en considération le type d’interactions possibles avec les autres personnages, les discours de ces derniers dans leurs relations avec Lee, la façon dont l’ensemble des gamers et gameuses reçoivent, comprennent et jouent au jeu, etc. En effet, dans la mesure où le racisme dont nous parlons est non pas celui « des Blancs » mais celui d’un système politique, économique, culturel, social,… organisé historiquement depuis plusieurs siècles pour permettre aux Blancs d’exercer et de préserver un certain nombre de privilèges, il ne suffit pas de « mettre » un Noir dans le jeu pour que les inégalités raciales s’équilibrent. C’est le système lui-même qu’il faut transformer. Pour cela, il est indispensable de désarticuler le complexe ensemble qui fait qu’un individu aujourd’hui apprend, au quotidien, à devenir puis à être un Blanc à travers, notamment, les jeux vidéo.
DÉCOLONISER LES JEUX VIDÉO
La difficulté pour les Blancs de se voir nommés tels, alors qu’eux-mêmes n’éprouvent aucune entrave à parler de « Noirs » ou d”« Arabes », révèle une chose : le fait d’être un Blanc n’est pas vécu comme une différence mais comme une référence, une catégorie neutre, transparente, à partir de laquelle les autres sont déterminés et classifiés. Un MMORPG comme World of Warcraft (Blizzard Entertainment, 2004-…) propose des catégories raciales de PJ qui offrent un « dégradé » de l’échelon humain de référence, ce dernier étant lui-même circonscrit par un certain nombre de normes de blanchité (qui vont de l’architecture des villes humaines aux traits physiques). Un travail de fond contre les stéréotypes racistes dans les jeux vidéo doit donc aussi partir de la prise de conscience que la nature systémique du racisme oblige à repenser toutes les catégories de pensée qui structurent les sociétés occidentales. Il n’aura échappé à personne qu’à l’échelle de la planète les Blancs sont une minorité en nombre. Il n’aura échappé à personne non plus qu’en dépit de cette situation, ils continuent de fournir les normes de la représentation dominante. Décoloniser les jeux vidéo passe donc par l’encouragement à des productions « hors-normes », afin de célébrer ce qu’Edouard Glissant nomme le « Tout-Monde », une « mondialité [qui] si elle se vérifie dans les oppressions et les exploitations des faibles par les puissants, se devine aussi et se vit par les poétiques ».3 Mais il ne suffit pas de faire une place aux minorités pour changer les choses. Il faut qu’elles aient le pouvoir de contribuer, à travers leurs expressions spécifiques, à repenser pour les transformer les fondements du système inégalitaire où nous vivons.
- Canard PC n°319, 5 juin 2015, dossier « Jeu vidéo et minorités : le jeu vidéo a‑t-il peur du noir ? »
- Lire à ce sujet le n°10 de la revue POLI, « Techno-racismes », juin 2015
- Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, Gallimard, 1997
Mehdi Derfoufi est chercheur associé à l'Institut de Recherche sur le Cinéma et l'Audiovisuel (Université Paris 3 - Sorbonne-Nouvelle) et chargé de cours en cinéma et en game studies à l'Université de Lausanne.