Fadila Laanan

Soutenir les cultures méprisées

Fadi­la Laa­nan a tra­cé sa route pen­dant neuf ans à la tête de la Culture et de l’Audiovisuel. Une gageu­re­dans un micro­cosme poli­tique et média­tique domi­né par les hommes… et les sté­réo­types ! Entre­tien avec une Ministre simple et dis­po­nible, et pre­mière esquisse d’un bilan solide dans un contexte éco­no­mique déprimé.

Revenons sur votre parcours personnel. Vous ne vous attendiez pas à devenir ministre de la Culture ?

Ni ministre tout court parce que ce n’était pas du tout mon ambi­tion au moment de ma can­di­da­ture aux élec­tions régio­nales de 2004. Quand mon nom a cir­cu­lé dans les médias quelques jours avant la nomi­na­tion des ministres, je me suis dit : « C’est impos­sible… » Et puis il y a ce coup de fil du par­ti le jour de la dési­gna­tion des ministres. Et cette chose est deve­nue réalité.

Pour autant, j’avais déjà tra­vaillé dans ce sec­teur. J’avais été juriste dans deux cabi­nets minis­té­riels qui s’occupaient de Culture notam­ment. Et donc, en toute logique, pour­quoi pas ? Je ne suis ni artiste ni actrice cultu­relle à la base, c’est vrai, mais il ne faut pas être méde­cin pour être Ministre de la Santé.

Votre désignation a suscité pas mal de commentaires, parfois très négatifs…

Oui, sur­tout sur le fait que je sois d’origine ara­bo-musul­mane. Parce que la Culture belge jusqu’alors était gérée par des per­son­na­li­tés qui étaient Belges de souche. Si j’avais été dési­gnée autre part, cela aurait peut-être été moins pro­blé­ma­tique. La culture fait tel­le­ment par­tie de l’identité d’une nation, d’une com­mu­nau­té, que cela entraîne des ques­tion­ne­ments. En France, il aurait été inima­gi­nable à l’époque qu’une femme comme moi soit dési­gnée ministre de la Culture. Par contre avec Rachi­da Dati à la Jus­tice par exemple, il y avait moins ce lien d’identité.

On se souvient aussi de commentaires carrément machistes…

Toutes les femmes connaissent cela quand elles sont nom­mées à des fonc­tions impor­tantes. D’une femme on se demande tou­jours ce qu’elle a fait avant ; d’un homme on se demande ce qu’il va faire main­te­nant. On est dans une dis­cri­mi­na­tion per­ma­nente. Mais on a heu­reu­se­ment des exemples posi­tifs de femmes qui sont aux plus hautes res­pon­sa­bi­li­tés comme Lau­rette Onke­linx ou Joëlle Mil­quet, qui démontrent qu’être femme c’est aus­si être de tous les com­bats et ne pas avoir peur d’affronter toutes les res­pon­sa­bi­li­tés. Les femmes seront tou­jours sus­pec­tées d’incompétence, on a inté­rêt à ne pas se plan­ter sur un dos­sier parce qu’on nous le fait payer de manière terrible.

C’est vrai pour le phy­sique aus­si. Les médias ou les com­men­ta­teurs font rare­ment allu­sion à au phy­sique de mes col­lègues mas­cu­lins. Par contre, pour les femmes, on dit qu’elles ont l’air « très fati­guées », « beau­coup vieillies », etc. C’est révol­tant ! Je pense qu’il fau­dra encore du tra­vail pour que l’ensemble des citoyens, des com­men­ta­teurs poli­tiques, des com­men­ta­teurs de la presse acceptent cette idée qu’être une femme ce n’est pas une tare, ce n’est pas quelque chose de dra­ma­tique. On peut bien faire son bou­lot aus­si bien qu’un homme et par­fois même mieux.

Pour votre famille, votre nomination ce fut aussi une fameuse surprise, non ?

Après ma rhé­to, je suis allée à l’université, c’était à chaque fois des étapes incroyables, extra­or­di­naires dans l’esprit de ma famille. Mes parents sont des gens simples et modestes, arri­vés en Bel­gique dans les années 60. Mon père a tou­jours été de toutes les cam­pagnes élec­to­rales, cou­rant de maga­sin en maga­sin pour essayer de trou­ver une petite place sur la vitrine pour y mettre mes affiches. Pour lui, c’était quelque chose de for­mi­dable. Puis, quand je deviens ministre, cela devient inima­gi­nable ! Aujourd’hui, mes parents se sont habi­tués à cela parce qu’ils ont bien com­pris qu’être ministre ce n’est pas vivre dans un monde à part, c’est un tra­vail comme un autre, au ser­vice des citoyens et qu’il faut le faire avec beau­coup de sérieux.

Et les réactions dans la communauté maghrébine de Bruxelles ?

Ma dési­gna­tion a été res­sen­tie comme un souffle d’espoir. Un signal fort. Le PS vou­lait don­ner ce signal fort à la com­mu­nau­té magh­ré­bine sachant que c’est une com­mu­nau­té qui por­tait de manière très forte le PS en Wal­lo­nie et à Bruxelles. Les citoyens magh­ré­bins l’ont com­pris comme étant une réponse à leur inves­tis­se­ment, à leur sou­tien au PS.

En même temps, pour beau­coup de parents, je suis un exemple posi­tif pour leurs enfants. La Bel­gique est un pays de tous les pos­sibles, c’est un pays où l’on peut deve­nir quelqu’un en tra­vaillant, en fai­sant un effort, en s’intégrant dans la socié­té mais c’est aus­si un pays qui le per­met. C’est un pays qui est avant-gar­diste par rap­port à l’intégration des immi­gra­tions même s’il existe encore des dis­cri­mi­na­tions, à l’embauche notamment.

Votre premier mandat démarre très fort avec les Etats généraux de la Culture. Quel bilan tirez-vous de cette expérience ?

Il était impor­tant de retour­ner vers les acteurs cultu­rels et de leur deman­der com­ment ils envi­sa­geaient de refon­der les poli­tiques culturelles.

Il faut se rap­pe­ler qu’avant 2004, on avait eu une suc­ces­sion de ministres de la Culture à la Com­mu­nau­té fran­çaise, avec un écla­te­ment des com­pé­tences entre les par­tis, c’était deve­nu très com­pli­qué. On a donc trou­vé en face de nous des acteurs très en colère. Mais je pense que le fait d’avoir pris le temps de les entendre, de les écou­ter, et de défi­nir avec eux un cer­tain nombre de prio­ri­tés, tout cela fut très positif.

J’ai tou­jours vou­lu tra­vailler dans la trans­pa­rence totale par rap­port à mes moyens bud­gé­taires. De 2004 à 2009, la situa­tion éco­no­mique de la Fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles était meilleure, le bud­get de la Culture a aug­men­té de plus de 40%. Un contexte favo­rable que nous ne connais­sons plus depuis 2009. Dès l’installation du nou­veau gou­ver­ne­ment, nous avons consen­ti à bien des efforts pour le retour à l’équilibre des finances de la Fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles à l’horizon 2015, et pour par­ti­ci­per aux mesures d’assainissement du gou­ver­ne­ment fédé­ral. Mais mon bud­get n’a pas dimi­nué comme cela s’est pas­sé dans cer­tains pays euro­péens. Au contraire, il a même aug­men­té de plus de 10% depuis 2009. Le seul pro­blème c’est que cette aug­men­ta­tion ne per­met pas de ren­con­trer les dépenses incom­pres­sibles liées aux recon­nais­sances de nou­veaux opé­ra­teurs ou les chan­ge­ments de caté­go­ries dans des cadres décré­taux, comme dans les sec­teurs de l’éducation per­ma­nente, des musées ou de la lec­ture publique, ain­si qu’aux indexa­tions quand elles sont obli­ga­toires. Et elles ne le sont pas tou­jours malheureusement…

En gros, le bud­get de la Culture a donc aug­men­té mais pas de manière suf­fi­sante ou satis­fai­sante. Nous avons dû réa­li­ser des éco­no­mies dans des bud­gets extra­or­di­naires ou facul­ta­tifs : des bud­gets consa­crés à l’aide aux pro­jets ponc­tuels, mais sur­tout aux sec­teurs des infra­struc­tures et de l’équipement culturels.

Que retiendrez-vous de cette aventure de près de dix ans à la Culture ? C’est tout de même un secteur avec de fortes personnalités, et parfois des égos surdimensionnés, non ?

La Culture, et j’y inclus l’audiovisuel, n’est pas une com­pé­tence comme les autres. Je l’ai consta­té sous cette légis­la­ture où j’ai aus­si les com­pé­tences de l’Egalité des chances et de la San­té. Je vois bien que ma rela­tion avec les acteurs cultu­rels n’est pas la même qu’avec les acteurs des autres sec­teurs, où les rela­tions sont plus réser­vées, plus for­melles. Dans la Culture, on touche à l’humeur, à l’émotion, à la sen­si­bi­li­té. La rela­tion de la ministre avec l’acteur cultu­rel dépasse tou­jours la fron­tière de la rela­tion pro­fes­sion­nelle. Cela devient une rela­tion humaine avec beau­coup de sen­si­bi­li­té. Quand je dis à un opé­ra­teur cultu­rel que je ne peux pas le sou­te­nir dans un pro­jet, c’est comme si je le rédui­sais à néant lui-même. Comme si je por­tais un coup à sa per­sonne. Mais ces rela­tions nous per­mettent aus­si d’être plus proches avec les gens. Comme je suis quelqu’un de simple, d’accès facile, cela entraîne par­fois des situa­tions un peu com­pli­quées : quand je ne les sou­tiens pas, cer­tains opé­ra­teurs se sentent trahis…

Les loyau­tés sont par­fois à géo­mé­tries variables aus­si, mais sans doute pas plus que dans d’autres secteurs.

En 2012, lorsque le contexte bud­gé­taire m’a conduit à envi­sa­ger de réduire les aides à la créa­tion théâ­trale pour pré­ser­ver les conven­tions et les contrats-pro­grammes, la mobi­li­sa­tion du sec­teur a été forte. J’ai été très posi­ti­ve­ment impres­sion­née par la réac­tion col­lec­tive des jeunes créa­teurs. J’ai enten­du le mes­sage qu’ils m’ont fait pas­ser, et je conti­nue à le relayer auprès de mes col­lègues du Gou­ver­ne­ment. J’ai moins bien com­pris celui de cer­taines grandes ins­ti­tu­tions, qui se sont expri­mées dif­fé­rem­ment en fonc­tion des moments et des inter­lo­cu­teurs. Mais l’essentiel était de trou­ver des solu­tions, et celles-ci ont été déga­gées confor­mé­ment aux enga­ge­ments que j’avais pris.

Dans ce contexte de crise, n’êtes-vous pas parfois tentée de dire aux opérateurs : il n’y a pas que la Culture, il y a d’autres secteurs de la société qui souffrent ?

Je l’ai tou­jours dit. Avant 2013, il n’y a eu aucune éco­no­mie en Culture puisque nous étions dans une situa­tion éco­no­mique plu­tôt favo­rable. On avait des marges de manœuvre finan­cières. Ce n’est qu’à par­tir de 2009 que la situa­tion est deve­nue catas­tro­phique. Mais jusqu’en 2011 – 2012, aucun acteur cultu­rel ne s’est ren­du compte que l’on fai­sait des éco­no­mies. Les éco­no­mies étaient faites par qui essen­tiel­le­ment ? Par la RTBF, et puis les com­munes à tra­vers le mora­toire sur les infra­struc­tures. Le moment où les opé­ra­teurs se sont ren­dus compte des éco­no­mies c’est en 2011 – 2012 quand j’ai dû récu­pé­rer une par­tie des moyens de l’aide à la créa­tion. Vous savez, je me suis tou­jours bat­tue au gou­ver­ne­ment pour devoir faire le moins d’économies pos­sibles, mais je suis aus­si consciente que dans le contexte actuel, l’ensemble des sec­teurs doivent faire des efforts.

Je sais aus­si qu’avant 2004, la Culture a tou­jours été le parent pauvre sur le plan bud­gé­taire, alors, quand on fait une éco­no­mie, l’effet est tout de suite impor­tant. Plus impor­tant que des éco­no­mies dans l’Enseignement où quelques dizaines de mil­lions d’euros pèsent moins sur un bud­get qui repré­sente près de 70 % du bud­get glo­bal de la Fédération.

Je pense que tout le monde doit faire un effort et qu’il faut tous se dire qu’on aura l’opportunité d’avoir une situa­tion éco­no­mique meilleure à l’avenir parce que l’exercice qui est réa­li­sé aujourd’hui par le gou­ver­ne­ment fédé­ral sur l’égide d’Elio Di Rupo, et par les enti­tés fédé­rées, est un exer­cice qui per­met­tra vrai­ment un espace finan­cier posi­tif dans les années à venir. Je sais que les opé­ra­teurs cultu­rels ne voient pas leurs moyens indexés tout en devant indexer les salaires ; ils doivent donc rogner sur leur fonc­tion­ne­ment et sur une par­tie de la créa­tion artis­tique. C’est très com­pli­qué pour les opé­ra­teurs, et je le regrette, mais je pense qu’il faut être patient encore quelques années pour pou­voir trou­ver de nouv

eau un espace finan­cier posi­tif comme on l’a connu de 2004 à 2009.

Il y a toujours eu des tensions dans les politiques culturelles entre les gros opérateurs et puis la création, les formes émergentes… Avez-vous le sentiment d’avoir pu avancer un peu là-dessus ?

Oui. Les grands opé­ra­teurs cultu­rels conti­nuent à être sou­te­nus et à déve­lop­per leurs pro­jets. A côté de cela, il y avait toute une frange d’artistes et d’acteurs cultu­rels qui étaient com­plè­te­ment mar­gi­na­li­sés. Je pense notam­ment au sec­teur des arts urbains qui était com­plè­te­ment livré à lui-même. Or, il faut qu’il y ait une grande diver­si­té, un véri­table plu­ra­lisme dans le pay­sage. Venant d’un milieu modeste, popu­laire, cette dis­pa­ri­té m’a frap­pée tout de suite. Très vite, on a mis en place des dis­po­si­tifs adé­quats, aujourd’hui on a un bud­get pour les arts urbains ou pour le rock par exemple. Il fal­lait redon­ner leurs lettres de noblesse à des cultures mépri­sée ou jugées « mineures ».

Dans ces deux législatures, on trouve quelques temps forts : un nouveau décret sur la lecture publique, un nouveau décret qui va être voté sur les centres culturels, un travail de réflexion sur la dimension territoriale, etc. Quel est le bilan ? Pensez-vous avoir marqué des points ? Avez-vous fais évoluer la démocratisation de la culture parce que cela fait partie de l’enjeu mais aussi la démocratie culturelle ? Quel recul avez-vous par rapport à ces grands chantiers ?

Entre 2004 et 2009, j’étais plu­tôt dans une réflexion par rap­port à la Fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles. Pour moi, la Culture, l’Enseignement, le Sport devaient être consi­dé­rés comme des com­pé­tences qui trans­cen­daient les fron­tières ter­ri­to­riales et régio­nales. Et je sen­tais, et ayant des col­lègues plu­tôt régio­na­listes, qu’il y avait un dan­ger par rap­port à ces com­pé­tences qui touchent à l’humain, qui sont des matières per­son­na­li­sables. J’ai tou­jours défen­du le lien Wallonie-Bruxelles.

En 2009, je me suis ren­du compte qu’il y avait une espèce de dis­pa­ri­té entre cette théo­rie et ce qui se pas­sait sur le ter­rain. Dans l’enseignement par exemple, on ne tient pas compte suf­fi­sam­ment des réa­li­tés ter­ri­to­riales des bas­sins de chaque région. Quand je dis cela, je ne fais pas de dis­tinc­tion entre Wal­lons et Bruxel­lois parce que je pense que les pro­blèmes qui se posent par­fois à Bruxelles se posent de la même façon dans les grandes villes wal­lonnes. Mais ma per­cep­tion com­men­çant à chan­ger par rap­port à l’Enseignement, je me suis dis que c’était peut-être la même chose par rap­port à la Culture. Que la ministre de la Culture ne pou­vait pas gérer les com­pé­tences et les dis­ci­plines de la même façon dans les com­munes urbaines et les com­munes rurales, dans les grandes villes et les petites villes. Je me suis dis que le lien avec le ter­ri­toire avait du sens.

Puis il y a eu ce chan­ge­ment d’appellation de la Com­mu­nau­té Fran­çaise, deve­nue Fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles. La ter­mi­no­lo­gie ter­ri­to­riale avait du sens. Dans le cahier des charges que l’on s’est fixé dans les poli­tiques cultu­relles, l’idée du lien ter­ri­to­rial était deve­nue quelque chose de très impor­tant. Cela explique la mise en œuvre du chan­tier des Assises du déve­lop­pe­ment cultu­rel ter­ri­to­rial : cette éva­lua­tion, cet exa­men, cette ana­lyse de chaque ter­ri­toire afin de voir com­ment la culture y est envi­sa­gée. C’est un exer­cice for­mi­dable parce qu’il asso­cie tout le monde, tous les acteurs poli­tiques, les acteurs cultu­rels, les acteurs éco­no­miques et sociaux, l’Enseignement. La ques­tion c’est : com­ment peut-on mieux agen­cer ces poli­tiques cultu­relles sur chaque ter­ri­toire en fonc­tion des réa­li­tés géo­gra­phiques, démo­gra­phiques de chaque enti­té. C’est quelque chose de vrai­ment important.

Au début, j’avais peur d’une scis­sion, d’un régio­na­lisme bête et primaire.

Aujourd’hui, je suis plus pour un régio­na­lisme qui soit fédé­ra­teur, où on tient compte des réa­li­tés ter­ri­to­riales mais en même temps où l’on reste dans ce lien fédé­ré asso­ciant les Bruxel­lois fran­co­phones et les Wal­lons. C’est essen­tiel pour redy­na­mi­ser nos deux régions, pour qu’elles se déve­loppent éco­no­mi­que­ment et socialement.

Il n’y a pas un risque de remontée en puissance des tendances ultra municipalistes ?

Le risque est tou­jours là. Mais il faut défendre un cadre com­mun qui fédère l’ensemble des acteurs des deux régions. Il faut le faire dans une soli­da­ri­té, c’est essen­tiel. On entend par­fois des choses un peu bru­tales de part et d’autre des fron­tières régio­nales mais je suis plu­tôt quelqu’un de posi­tif et j’ai tou­jours beau­coup res­pec­té ces liens. Je ne pense pas que l’on puisse dire un jour que j’ai été bruxel­lo-cen­triste et que j’ai mal­trai­té les Wal­lons ou les acteurs wal­lons. J’aime cette fédé­ra­tion qui favo­rise ces liens entre ses citoyens qui ont la même langue, la même culture, le même enseignement.

Le décret sur lecture publique, c’est plutôt une réussite…

Bien sûr. Il y avait des enjeux impor­tants. Une demande des acteurs de la lec­ture publique de pro­gram­mer les choses avec un délai, avec une capa­ci­té d’évoluer, de rendre acces­sible ce patri­moine lit­té­raire, d’être des conseilleurs, d’être des for­ma­teurs, des ani­ma­teurs. Il faut qu’aujourd’hui la biblio­thèque soit un lieu de dyna­misme cultu­rel. De la même manière que l’on a fait évo­luer cet autre opé­ra­teur phare qu’est la Média­thèque, deve­nue aujourd’hui « Point Culture ». Ce sont des lieux qui doivent for­mer, conseiller, dif­fu­ser. On sait bien que la culture a évo­lué et que les sup­ports phy­siques sont dépas­sés, qu’aujourd’hui il y a une évo­lu­tion, que les gens empruntent moins à la média­thèque, que l’on télé­charge plus par inter­net. Il a fal­lu repen­ser toutes ces mis­sions parce qu’on avait aus­si des per­sonnes qui étaient vrai­ment des trans­met­teurs de connais­sances et de culture. Je trouve que c’est un métier qui doit abso­lu­ment ser­vir à l’ensemble des citoyens. J’ai beau­coup d’espoir sur l’évolution de ce métier.

Quels sont vos pires et vos meilleurs souvenirs de Ministre ?

La chose la plus dif­fi­cile sous cette légis­la­ture, c’est la situa­tion éco­no­mique. Même dans le cadre des réunions au Gou­ver­ne­ment, c’est dur entre nous parce que cha­cun essaie de pré­ser­ver ses moyens.

Ce que je retien­drais de plus posi­tif, c’est d’avoir pu accom­pa­gner cer­tains acteurs cultu­rels dans leurs pro­jets. J’ai par­fois eu l’impression de par­ti­ci­per un peu à leur bon­heur, à leur enthou­siasme. Ce sont des choses qui m’ont beau­coup tou­ché. Quand on a mis en place l’ « Espace Magh » par exemple, le centre cultu­rel laïque magh­ré­bin. Il n’y avait pas de lieu pour la dif­fu­sion des jeunes belges d’origine magh­ré­bine, cer­tains lieux leur étaient fer­més. Heu­reu­se­ment, les choses ont évo­lué depuis les Etats géné­raux de la culture, la diver­si­té cultu­relle est aujourd’hui ins­crite dans le contrat-pro­gramme de l’ensemble des acteurs culturels.

Et je trouve que cela par­ti­cipe aus­si à l’évolution de notre pays, à l’évolution de notre culture qui est bras­sée, qui s’est mélan­gée, qui s’est mixi­fiée. Cela fait du bien, c’est cela la richesse de la diver­si­té cultu­relle, cela a du sens pour moi.

Justement, à propos de diversité culturelle, parlons de l’international. La convention de l’Unesco est à cet égard un acte important. Mais cela reste un dossier sensible…

En effet. C’est un com­bat qui existe depuis 1993 quand Elio Di Rupo, sous la pré­si­dence belge de l’UE, orga­nise la réunion des ministres de l’audiovisuel à Mons, d’où est née l’idée de l’exception cultu­relle. Cela fait 20 ans déjà que ce dos­sier est sur la table. C’est grâce à cela aus­si qu’on a pu approu­ver la conven­tion sur la diver­si­té cultu­relle à l’Unesco, qui est un peu le nou­veau parent de l’exception cultu­relle. On a chan­gé la terminologie.

Mais aujourd’hui, de nou­veau, on remet en cause ce prin­cipe dans le cadre de la négo­cia­tion entre les Etats-Unis et l’Europe. Il fau­dra res­ter vigi­lant par rap­port à cette ques­tion, la culture n’est pas une mar­chan­dise comme une autre. La culture c’est quelque chose qui peut s’échanger, se vendre. Et je suis de celles et ceux qui pensent que le domaine des indus­tries cultu­relles et créa­tives est for­mi­dable en terme de déploie­ment éco­no­mique. Des mil­lions d’européens tra­vaillent dans ce sec­teur, c’est une néces­si­té qui déve­loppe éco­no­mi­que­ment et socia­le­ment les socié­tés. Mais en même temps, on sent bien que cer­tains sont là à l’affût pour essayer mettre en dan­ger ce sec­teur. Or, si demain les états ne peuvent plus sou­te­nir leur culture, on arri­ve­ra à une socié­té com­plè­te­ment uni­for­mi­sée, stan­dar­di­sée, où il n’y aura que des pro­duits com­mer­ciaux qui pour­ront sur­vivre et tout le reste sera mis de côté. Celui ou celle qui me suc­cé­de­ra devra res­ter vigilant.

Et si vous vous succédiez à vous-même ? Trois mandats c’est impensable ?

Deux man­dats, c’est déjà quelque chose d’extraordinaire et d’unique dans notre pays. Cela a per­mis que l’on puisse tra­vailler dans la confiance. A la fin de la légis­la­ture pré­cé­dente, cer­tains acteurs cultu­rels sou­hai­taient que je sois recon­duite dans mes fonc­tions parce qu’ils appré­ciaient ce cli­mat de confiance. On se connais­sait, on savait où étaient les prio­ri­tés qu’il fal­lait réa­li­ser. Main­te­nant, je pense qu’il est sain qu’il y ait de nou­velles énergies.

Quel est le grand chantier qui reste à accomplir ?

Je pense que le lien entre la Culture et l’Enseignement doit être ren­for­cé et ce, même si avec Marie Are­na on a fait adop­ter le décret culture-école qui a per­mis de faire reve­nir la culture dans les éta­blis­se­ments sco­laires. On est de fait tou­jours dépen­dant de la bonne volon­té des direc­tions d’établissement qui acceptent ou pas que leur pro­jet péda­go­gique soit inté­gré dans un pro­jet cultu­rel. Ce n’est vrai­ment pas tou­jours évident.

Il faut qu’au niveau de l’éducation on retrouve cet espace de confron­ta­tion à la culture. Quand les enfants et les jeunes sont confron­tés à la culture, ils ne peuvent plus vivre sans. Il faut leur don­ner cette opportunité.

Le rôle de l’éducation permanente ?

C’est le sec­teur qui a le plus évo­lué. Il est d’ailleurs deve­nu numé­ro 2 dans les bud­gets de la culture après les arts de la scène. C’est un sec­teur qui est deve­nu essen­tiel dans notre socié­té, à côté des acteurs clas­siques. C’est un sec­teur tel­le­ment diver­si­fié, qu’il est le plus acces­sible pos­sible à l’ensemble des citoyens et qui ren­contre l’ensemble des besoins des ceux-ci.

Quel livre emporteriez-vous sur une île déserte ?

Celui que j’aime plus que tout : « L’Écume des jours » de Boris Vian. Un clas­sique que j’ai lu et relu.

Un livre plus récent ?

Cet été j’ai lu « La liste de mes envies » de Gré­goire Dela­court. L’histoire d’une femme à qui il arrive des choses assez éton­nantes ; elle a plus ou moins mon âge. C’était assez rafraîchissant.

Un film ?

Peut-être « La source des femmes » de Radu Mihai­lea­nu, un réa­li­sa­teur fran­çais magni­fique. L’histoire se passe au Maroc, les femmes n’ont pas de fon­taine dans leur vil­lage et elles doivent aller au puits situé à des kilo­mètres. C’est hor­rible. Il y a une femme enceinte qui perd son bébé en chu­tant avec ses seaux… Ces femmes décident de ne plus faire l’amour tant qu’on n’installe pas une fon­taine dans leur village.

C’est l’histoire de ces femmes qui mènent un com­bat. C’est un film plein d’espoir.

Un disque ?

J’aime beau­coup de choses, c’est assez difficile…

C’est un vrai. C’est aus­si un jeune gars modeste qui a un talent fou. Il fait tout rimer autour de lui. Qu’on soit fla­mand, ger­ma­no­phone ou fran­co­phone, on chan­tonne tous ses chan­sons. Je l’ai ren­con­tré avant qu’il ne devienne la star qu’on connaît aujourd’hui, c’est quelqu’un de très géné­reux. Quand je lui ai deman­dé de sou­te­nir la cam­pagne que je lan­cée sur l’accessibilité des lieux cultu­rels pour les per­sonnes à mobi­li­té réduite, il s’est tout de suite prê­té au jeu et il a posé dans une chaise rou­lante sous le slo­gan « Alors on danse ? ». J’ai beau­coup d’admiration pour lui. J’espère qu’il conti­nue­ra à gar­der les pieds sur terre car c’est un bel exemple de notre Bel­gique, qui est très à la mode aujourd’hui dans le monde.

D’autres coups de cœur ?

Il y en a tel­le­ment ! Selah Sue, j’adore cette chan­teuse fla­mande. Elle par­ti­cipe aus­si de cette bel­gi­tude. Elle est fla­mande, elle chante en anglais, elle a un côté uni­ver­sel, rafraî­chis­sant. Je trouve qu’on a de la chance en Bel­gique d’avoir des artistes qui sont de part et d’autre de la fron­tière lin­guis­tique et qui sont en fait ces ambas­sa­deurs de notre bel­gi­tude, j’adore ça et je trouve que c’est une chance. A l’étranger, on ne me parle pas de la culture fran­co­phone ou fla­mande, on me parle de la culture belge, de nos artistes belges, du ciné­ma belge.

On n’a pas parlé de la RTBF. Ça reste un gros dossier. Vous êtes satisfaites de son évolution ?

Je ne fais jamais de com­men­taires per­son­nels sur la pro­gram­ma­tion de la RTBF. J’estime qu’ils sont sou­mis à un cahier des charges assez impor­tant vu leur dota­tion, mais pour ce qui est de la pro­gram­ma­tion, j’évite tou­jours de la com­men­ter parce que j’estime que ce n’est pas le rôle du ministre de tutelle. Il y a des organes de contrôle pour cela, notam­ment le CSA.

C’est une entre­prise qui a évo­lué et qui évo­lue avec son temps mais dans un cadre finan­cier limi­té alors que les mis­sions de ser­vice public aug­mentent de contrat de ges­tion à contrat de ges­tion. C’est clair que ce n’est pas facile. C’est une mis­sion un peu com­pli­quée et Jean-Paul Phi­lip­pot réa­lise un tra­vail plu­tôt admi­rable dans le cadre de son man­dat. Mais il faut aus­si lui lais­ser une marge de manœuvre, c’est une entre­prise publique auto­nome, elle doit pou­voir réa­li­ser un cer­tain nombre de mis­sions et le faire avec toute la liber­té, mais évi­dem­ment dans le res­pect des légis­la­tions en vigueur et du cahier des charges qui lui est imposé.

Il est vrai que la Ministre de la Culture n’est pas censée donner son avis. C’est frustrant à la longue ?

J’évite de don­ner mon avis per­son­nel sur tout et n’importe quoi. Pas sim­ple­ment parce que je suis ministre de la Culture et que je fais confiance aux ins­tances d’avis. Sim­ple­ment, j’estime que je ne suis pas là pour don­ner mon point de vue personnel.

Avec la RTBF, on touche aus­si un domaine très sen­sible parce que c’est un opé­ra­teur de radio dif­fu­sion, un opé­ra­teur audio­vi­suel mais aus­si un opé­ra­teur d’informations. Dès que l’on émet une cri­tique ou l’autre, c’est comme si on por­tait atteinte à la liber­té de la presse ou à l’indépendance des jour­na­listes. Je ne me suis jamais per­mis de prendre mon télé­phone pour dire que je n’aimais pas telle ou telle émission !

Un mot sur notre cinéma. Il se porte plutôt bien…

Très bien même. Le ciné­ma est un sec­teur qui a évo­lué posi­ti­ve­ment parce que beau­coup de gens y ont cru. Feu Hen­ry Ing­berg, notre ancien secré­taire géné­ral de la Com­mu­nau­té fran­çaise, était très sen­sible à ce sec­teur ; il y est pour beau­coup. C’est un sec­teur qui est bien sou­te­nu à la fois dans sa dimen­sion créa­tive, artis­tique et cultu­relle par la Fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles et par le Centre du ciné­ma. Et puis par le tax shel­ter qui est un outil fis­cal fédé­ral et aus­si par les dis­po­si­tifs éco­no­miques régio­naux que sont Wal­lo­nie Image et Bruxelles Image. J’ai eu l’occasion de mettre en place le décret ciné­ma. Jusqu’alors, avant 2011, toutes les aides qui étaient appor­tées au ciné­ma n’étaient pas sou­mises à des cri­tères objec­tifs et trans­pa­rents. On avait une com­mis­sion, une ins­tance d’avis qui pou­vait juger des pro­jets mais ce n’était pas du tout ins­crit de manière pérenne et de manière trans­pa­rente dans un texte. Le décret a objec­ti­vé tout cela, per­met­tant à cha­cun de pou­voir dis­po­ser des mêmes infor­ma­tions et de pou­voir pos­tu­ler à des pro­jets à la fois pour pro­duire des films mais aus­si pour déve­lop­per des salles de ciné­ma, des fes­ti­vals, des ate­liers de pro­duc­tion… Tout est bien fice­lé et moti­vé. Cela per­met à cha­cun de trou­ver de l’espace finan­cier. Il y a une vraie cohé­rence. C’est aus­si un domaine où la col­la­bo­ra­tion avec les par­te­naires fla­mands fonc­tionne très bien, comme avec les fran­çais, et d’autres pays proches culturellement.

Il n’empêche que le public continue de bouder le cinéma belge en Wallonie et à Bruxelles…

C’est vrai. Cultu­rel­le­ment, nous obser­vons tel­le­ment ce qui est fait en France. Du coup, on connaît mal ce qui est pro­duit chez nous. Mais on est en train d’évoluer posi­ti­ve­ment. La mise en place du Prix des Lycéens du Ciné­ma belge fran­co­phone fut une très bonne chose. 5.000 élèves du secon­daire ont l’opportunité de décou­vrir 5 à 6 films par an, de ren­con­trer les réa­li­sa­teurs, les acteurs. Quand on orga­nise la remise du prix au Fla­gey, le star sys­tem fonc­tionne ! Cela existe aus­si en Bel­gique, ces jeunes qui font la file pour un auto­graphe, pour voir les comé­diens, les réa­li­sa­teurs. Il faut conti­nuer à pro­mou­voir notre ciné­ma par des cam­pagnes de publi­ci­té et don­ner aux gens l’envie de décou­vrir ce ciné­ma. Le ciné­ma belge, ce n’est pas for­cé­ment social et emmer­dant. Aujourd’hui, on a l’opportunité d’avoir un ciné­ma qui est joyeux, drôle et popu­laire. On a ouvert les sou­tiens à cette diver­si­té. Il faut pour­suivre les Magritte du Ciné­ma. Cela appa­rais­sait un peu bling-bling au départ mais je constate que les opé­ra­teurs audio­vi­suels et la presse se sont sai­sis aus­si de cet évè­ne­ment comme d’un moment impor­tant. Cela met en évi­dence notre ciné­ma, nos acteurs, nos réa­li­sa­teurs, nos pro­duc­teurs. C’est aus­si impor­tant d’être fier, je veux que l’ensemble des citoyens soient fiers d’être belges et d’avoir cette culture qui ne se prend pas la tête, qui est modeste et qui en même temps est joyeuse, enthou­siaste et intelligente.

Le cinéma, c’est comme les Diables rouges finalement…

Même ceux qui n’aiment pas le foot ont été pris d’émotion lors du match contre l’Ecosse. Cer­tains me disaient avoir eu la chair de poule en voyant le match. Un ami est par­ti voir le match à Glas­gow, et il a été très ému quand les sup­por­ters belges ont quit­té le stade et que les sup­por­ters anglais ont com­men­cé à applau­dir, c’était tel­le­ment fair­play, c’est génial la Bel­gique ! J’ai aus­si regar­dé, j’ai un mari et un fils qui sont des fans de foot. C’était vrai­ment chouette !

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