Frédéric Daerden

Protéger l’Europe

Fré­dé­ric Daer­den, euro­dé­pu­té (PS), vient de publier « Le Par­le­ment euro­péen, une voie vers la soli­da­ri­té ». Oppo­sé au libre-échange pur et dur, il avait déjà lan­cé le débat sur la ques­tion du pro­tec­tion­nisme en Europe par une Carte blanche dans Le Soir en mars der­nier. Alors que le Trai­té pour un mar­ché trans­at­lan­tique visant à éta­blir une vaste zone de libre-échange entre l’Europe et les États-Unis est en cours de négo­cia­tion et risque de mettre à mal notre modèle social, quelle marge de manœuvre pour un « juste échange » au sein de l’Union européenne ?

Votre appel à un débat autour du protectionnisme en Europe lancé par une carte blanche dans Le Soir a‑t-il été entendu ?

Je ne sais pas si c’est en lien avec ma Carte blanche, autant res­ter modeste, mais je me réjouis de l’attitude de la Com­mis­sion et du Com­mis­saire De Gucht face au pho­to­vol­taïque chi­nois d’imposer des droits de douane majo­rés pour pous­ser ce sec­teur à la négo­cia­tion. Et ce, parce qu’il y avait concur­rence déloyale de la part de la Chine. Au-delà de cet exemple, c’est de l’idée d’avoir un juste-échange, qu’on peut appe­ler pro­tec­tion­nisme, qu’il s’agit. Cela veut dire qu’il faut inter­ve­nir de manière ciblée, quand un sec­teur est indis­cu­ta­ble­ment tou­ché en Europe par une concur­rence déloyale en rai­son de normes envi­ron­ne­men­tales et sociales dans nos pays ou encore des aides d’État dans d’autres pays qui faussent le mar­ché. L’Europe ne peut pas res­ter une pas­soire, être le din­don de la farce avec des normes, dont on peut être fier, mais qui à un moment don­né rendent la com­pé­ti­tion injuste.

Dans quelle mesure ce « juste échange » est possible dans le cadre européen actuel, fortement libre-échangiste ?

À côté du cadre légis­la­tif euro­péen, des trai­tés de libre-échange ont été signés. Ain­si, les règles de l’OMC empêchent de faire ce que l’on veut n’importe com­ment. Mais on a bien vu avec l’exemple du pho­to­vol­taïque que c’est pos­sible de faire autre­ment. Et cela pour­rait aus­si se faire dans le cadre de l’acier. En fait, ce n’est jamais qu’une atti­tude juste de notre part. Se dire que s’il n’y a pas les mêmes règles de concur­rence, alors on ajuste à l’entrée. Il y a une vraie fenêtre juri­dique pour appli­quer les choses. D’autres le font d’ailleurs.

Vous pensez à qui ?

Les États-Unis par exemple qui ont eu plu­sieurs fois des atti­tudes de pro­tec­tion­nisme chez eux. On a sou­vent peur de la rétor­sion. S’il ne faut pas négli­ger la réac­tion pos­sible, cela ne doit pas être un frein à toute action. On ne va pas éter­nel­le­ment se lais­ser faire !

Il faut aus­si dire que le juste échange, par rap­port à un libre échange qui laisse tout faire, c’est aus­si une manière d’inciter à la négo­cia­tion, pour insuf­fler une dyna­mique de nivel­le­ment des normes par le haut au niveau mon­dial. On fait face à des firmes de dimen­sions mon­diales qui uti­lisent des avan­tages dans cer­tains pays en rai­son de normes sociales qua­si inexis­tantes en termes de sécu­ri­té : regar­dez ce qu’il s’est pas­sé au Ban­gla­desh… On ne peut pas accep­ter ça. Cela a donc aus­si une voca­tion sociale avec une vision mon­diale. Ce sont des prix de trans­ferts au sein de firmes inter­na­tio­nales qu’il faut à un moment régu­ler, en tout cas enca­drer. En effet, ces firmes mettent telle pro­duc­tion à tel endroit où les normes sociales sont peu contrai­gnantes, trans­fèrent le pro­duit semi-fini dans tel autre pays, où il y a tel autre avan­tage d’ordre fis­cal pour fina­le­ment venir le vendre au mar­ché euro­péen. En fait, il s’agit d’une éva­sion fis­cale, avec une exploi­ta­tion sociale, avec des normes envi­ron­ne­men­tales qui ne sont pas les mêmes et pas res­pec­tées de la même manière par­tout. On doit réagir, on ne peut pas accep­ter ça et lais­ser faire ça. Cela ne doit donc pas viser de manière linéaire telle ou telle région ou pays dans le monde. Ça doit viser des pra­tiques qui se font dans un sec­teur par­ti­cu­lier, vis-à-vis de pro­duits particuliers.

Quelles sont les filières concernées ?

Le pho­to­vol­taïque, l’acier, le tex­tile… par­tout où l’on constate un com­par­ti­men­tage du cycle de pro­duc­tion et de la com­mer­cia­li­sa­tion qui est nui­sible au niveau de l’économie mondiale.

Est-ce qu’un juste échange pourrait favoriser une réindustrialisation de l’Europe ?

Cela doit y contri­buer. Si on ne fait rien, il y aura tou­jours un pays où cela res­te­ra moins cher de pro­duire. Il y aura dès lors une délo­ca­li­sa­tion pour la fabri­ca­tion de tout ou par­tie des pro­duits dans ce pays-là. Il faut remettre sur un pied d’égalité, réduire le dif­fé­ren­tiel pour main­te­nir notre indus­trie et un maxi­mum de maillon de la chaine de notre indus­trie. Croire qu’on va sim­ple­ment gar­der en Europe la haute tech­no­lo­gie, la recherche, les cer­veaux, l’innovation et que tout sera fabri­qué ailleurs, c’est un leurre, car il y aura aus­si délo­ca­li­sa­tion de cela à un moment donné.

Je pré­cise aus­si que le pro­tec­tion­nisme n’est pas une attaque sur la com­pé­ti­ti­vi­té de nos entre­prises ou un appel à un laxisme. Il s’agit de réta­blir une cer­taine jus­tice par rap­port à des désa­van­tages concur­ren­tiels au niveau mon­dial. Par exemple, nous ne pou­vons pas en Europe « jouer » sur la mon­naie, le taux de change, comme les États-Unis peuvent le faire. Quelques points de dif­fé­rence en termes de taux de change peuvent chan­ger tota­le­ment le carac­tère com­pé­ti­tif de nos entre­prises. Et comme nous n’avons pas la même marge de manœuvre au niveau euro­péen qu’aux États-Unis par rap­port à notre Banque cen­trale, c’est un élé­ment qui peut être très dan­ge­reux quand l’économie est tout à fait ouverte. Cet élé­ment de fai­blesse au niveau moné­taire ren­force l’utilité des méca­nismes de protection.

Comment ce discours est-il accueilli au Parlement européen ?

C’est un dis­cours dif­fi­cile. Même au sein du groupe socia­liste, cela ne fait pas l’unanimité. Cer­tains voient ça comme un élé­ment contraire à la néces­si­té d’ouverture et d’internationalisation. D’autres pensent que c’est un frein au déve­lop­pe­ment du com­merce inter­na­tio­nal, à notre capa­ci­té de vendre à l’extérieur. Mais cela fait de plus en plus débat et quand la Com­mis­sion assume ses res­pon­sa­bi­li­tés et décide dans quelques cas de poser l’acte, ça conforte la thèse que cela peut être positif.

Actuellement est négocié entre l’Europe et les États-Unis l’inquiétant TTIP (Transatlantic Trade and Investment Partnership), un traité commercial de libre-échange instaurant un « marché commun transatlantique ». Il ouvre la porte à encore plus de libéralisation et risque de menacer le modèle social européen. Quelle est votre position à cet égard ?

J’ai clai­re­ment vou­lu atti­rer l’attention par rap­port à ces risques-là, par rap­port à la mise à mal de notre modèle. Notre modèle, c’est un modèle éco­no­mique, social, cultu­rel, socié­tal avec des règles qui ne sont pas les mêmes chez nous qu’aux États-Unis. On est dans deux socié­tés dif­fé­rentes. Elles sont peut-être moins éloi­gnées que ne le sont l’Europe et la Chine mais il y a mal­gré tout des différences.

Il faut certes se mettre autour de la table, il y a un poten­tiel d’affaires et de rela­tions éco­no­miques dans un inté­rêt réci­proque. Mais il faut mettre des bar­rières, des balises, des garde-fous : affir­mons que nous avons un modèle à défendre !

Je suis heu­reux qu’on ait pu obte­nir l’exception cultu­relle. Il faut gar­der cette excep­tion cultu­relle, notre diver­si­té cultu­relle et notre sec­teur audio­vi­suel par rap­port aux géants qui existent aux États-Unis. C’est fon­da­men­tal mais cela ne suf­fit pas ! On a vu la dif­fi­cul­té d’obtenir cer­taines garan­ties vis-à-vis de la culture et je regrette qu’on ne l’ait pas mis dans d’autres domaines. Et c’est pour cela que j’ai voté contre la réso­lu­tion du Par­le­ment qui fixait sa posi­tion à l’é­gard de la Com­mis­sion, car elle ne four­nis­sait pas assez de garan­ties pour bali­ser les négo­cia­tions. Main­te­nant, il n’y a encore rien de mal fait mais je crois que le com­bat sera impor­tant pour sen­si­bi­li­ser comme on l’a fait sur la culture et il fau­dra sur les autres thèmes de réelles réponses. Le Par­le­ment va suivre de près les négo­cia­tions, sans avoir de par­ti­ci­pa­tion, puis il approu­ve­ra — ou non – ce traité.

Donc si des clauses étaient intolérables, il pourrait encore être refusé par le Parlement, à la manière de l’ACTA ?

Oui, on pour­rait le refu­ser. C’est un bel exemple.

Est-ce que c’est aussi la position du PS ?

Le PS belge en tout cas observe une grande pru­dence face à cet accord. Par contre, au sein du groupe « Socia­listes & Démo­crates » au sein du Par­le­ment euro­péen, les posi­tions sont plus nuan­cées. Il y en a peu qui sont oppo­sés comme nous. Il y a au contraire un sou­tien majo­ri­taire au texte même s’il y a une atten­tion por­tée vis-à-vis des thèmes abordés.

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