Hart Boven Hard / Tout Autre Chose

Impulsions et projections cousines

Photo : Werner Simon

Tout autre chose et Hart Boven Hard sont des mou­ve­ments citoyens, l’un fran­co­phone et l’autre néer­lan­do­phone. D’inspiration cou­sine, ils sont nés, l’un d’abord en Flandre, puis l’autre, dans ses pas, au sud du pays, avec le sou­ci, appa­ru rapi­de­ment, de lier leurs hori­zons. Mot d’ordre com­mun : faire conver­ger les forces et élar­gir le front social, dans des contextes poli­tiques Nord/Sud pour­tant dif­fé­rents, et sur fond de dyna­miques syn­di­cales et asso­cia­tives spé­ci­fiques à chaque espace. Porte-parole, ici, de ce désir de trans­ver­sa­li­té : Jan Bus­se­len, pour Hart Boven Hard, et Véro­nique Clette-Gaku­ba, pour Tout autre chose.

Pourrait-on dire que l’adversaire commun, qui vous réunit, c’est le néolibéralisme à son stade actuel, caractérisé par l’emprise du capitalisme financier et consumériste sur la totalité de la vie, et par un gouvernement de la chose publique inéluctablement comptable ?

Jan Bus­se­len : Hart boven Hard réagit d’abord aux mesures bud­gé­taires concrètes et bru­tales prises par le gou­ver­ne­ment fla­mand à l’encontre des sec­teurs de l’enseignement, de la culture et des asso­cia­tions « inter­mé­diaires ». Chez Tout autre chose, ce qui pré­do­mine, me semble-t-il, c’est la réflexion sur des pro­jets glo­baux, le néo-libé­ra­lisme, la tran­si­tion, une éco­no­mie sociale… davan­tage que des actions contre telle ou telle mesure gouvernementale.

Véro­nique Clette-Gaku­ba : J’ai l’impression que c’est un peu plus par­ta­gé… Certes, les choses sont plus dif­fuses du côté fran­co­phone, où on n’a peut-être même pas encore posé aus­si clai­re­ment la ques­tion de savoir qui est l’adversaire. Nous n’avons pas connu, il est vrai, des attaques directes d’une même ampleur qu’en Flandre, où les coupes dras­tiques dans les bud­gets de la culture, de l’éducation et du mou­ve­ment asso­cia­tif ont fait réagir de manière très forte et immé­diate. Mais Tout autre chose est quand même né, lui aus­si, du sec­teur socio­cul­tu­rel. Et nous avons res­sen­ti comme une véri­table agres­sion les coupes dans le bud­get fédé­ral de la culture. Et puis, avec l’espèce de tra­hi­son du MR, qui a accep­té d’entrer dans un gou­ver­ne­ment fédé­ral avec la N‑VA, on ne se sent plus pro­té­gé par rap­port à cet adver­saire qu’on croyait loin­tain. D’autant qu’il y avait déjà eu une décep­tion à l’égard du gou­ver­ne­ment pré­cé­dent d’Elio Di Rupo.

Vous insistez, chacun, sur la nécessité d’un mouvement social augmenté ou élargi. Jusqu’où vous sentez-vous en mesure d’aller sur le terrain de la conjonction des plans ou des niveaux de lutte ?

JB : Pour Hart boven Hard, c’était la ques­tion fon­da­men­tale lors du lan­ce­ment du mou­ve­ment, le Harts­lag­dag, le 25 octobre 2014. On s’est posé la ques­tion de se ral­lier ou non au mou­ve­ment social des syn­di­cats. Il y avait vrai­ment deux posi­tions tran­chées et des dis­cus­sions assez dures. Fina­le­ment, on s’est ral­lié, en par­tant du point de vue que les syn­di­cats sont des ins­tances de résis­tance et de contes­ta­tion de tra­di­tion fon­ciè­re­ment démo­cra­tique (degrés d’organisation, consul­ta­tion des membres…). Ils se mobi­lisent, certes, avant tout pour défendre les droits de leurs membres, les tra­vailleurs, et le pou­voir d’achat mena­cé de ceux-ci ; ils se sentent moins concer­nés par la défense des inté­rêts des tra­vailleurs socio­cul­tu­rels ou des artistes. Mais le but de notre mou­ve­ment, c’est vrai­ment de créer un rap­port de force aug­men­té. Ni le sec­teur social ou le sec­teur cultu­rel seuls, ni les syn­di­cats seuls ne pour­ront être assez forts pour construire ce rap­port de force. C’est pour cela, avant tout, que le 6 novembre 2014, Hart Boven Hard a appe­lé à prendre part à cette immense mani­fes­ta­tion. Cela nous a rap­pro­chés à la fois des syn­di­cats fla­mands et du monde fran­co­phone. Cela ne veut pas dire que, du jour au len­de­main, les syn­di­cats nous ont rejoints dans notre com­bat pour faire recon­naître l’éducation et la culture comme les véri­tables richesses de la socié­té, ou, en sens inverse, que tout le monde chez Hart boven Bard est deve­nu syn­di­ca­liste. Mais c’est le début d’un che­min où on apprend l’un de l’autre, et où on com­mence à relier nos luttes, fût-ce en poin­tillés d’abord.

VCG : Du côté fran­co­phone, je ne pense pas qu’il y ait déjà eu des dis­cus­sions aus­si claires. Je crois que c’est plus tacite : tout le monde sait plus ou moins que, sans l’appui des syn­di­cats, Tout autre chose serait un mou­ve­ment beau­coup plus réduit. On l’a sen­ti le jour de la Grande Parade du 29 mars, qui a été un moment fon­da­teur de ce point de vue aus­si, je pense. La situa­tion est comme inver­sée par rap­port au côté fla­mand. Hart boven Hard émerge d’une sorte de no man’s land, dans un moment où il n’y avait pas grand-chose en termes de contes­ta­tion active. Donc, les syn­di­cats fla­mands doivent être bien heu­reux de l’arrivée de ce mou­ve­ment. Du côté fran­co­phone, il y a un tis­su asso­cia­tif beau­coup plus dense et plus imbri­qué dans le fonc­tion­ne­ment de l’Etat social. Les syn­di­cats eux-mêmes, dans ce sché­ma, ont un rôle encore très pré­sent et assez fort. On doit tra­vailler ensemble, donc, on le sait. Et tra­vailler les conver­gences entre nous, en même temps. Cela se fait, d’ailleurs. Je pense à la réflexion et aux ate­liers en cours sur la ques­tion du « tra­vail digne », qui est arti­cu­lée à ce que font les syndicats.

Hart Boven Hard et Tout autre chose se définissent comme des mouvements citoyens. Mais fédérez-vous des citoyens ou des associations avant tout, ou alors des citoyens et des associations ?

JB : En Flandre, nous réunis­sons 300 orga­ni­sa­tions et 20.000 per­sonnes. Tout cela s’est déve­lop­pé avec des per­sonnes, des citoyens et des orga­ni­sa­tions qui étaient pré­sents à nos acti­vi­tés dans les locales. C’est cela la grande dif­fé­rence, selon moi, par rap­port au mou­ve­ment anti­mon­dia­liste des années 1990 : on vit à pré­sent, chez nous, une fusion entre le citoyen lamb­da, les artistes, les tra­vailleurs du sec­teur socio­cul­tu­rel et les orga­ni­sa­tions, qui vont des scouts à des orga­ni­sa­tions spor­tives en pas­sant par des pla­te­formes artis­tiques. C’est très large.

Par ailleurs, notre mou­ve­ment n’a pas de moyens. Mais nous pou­vons comp­ter sur des orga­ni­sa­tions comme les centres cultu­rels, comme les syn­di­cats ou même les scouts qui nous pro­posent, ici, un lieu pour tenir nos réunions, ou, là, du maté­riel pour mener nos actions…

Et puis, il ne faut pas oublier l’impulsion de départ, qui est venue du ras­sem­ble­ment et de la mobi­li­sa­tion du sec­teur socio­cul­tu­rel fla­mand, dès que le gou­ver­ne­ment fla­mand a été for­mé et que le conte­nu de son pro­gramme a fil­tré. À la véri­té, jusqu’alors, avant qu’Hart Boven Hard n’existe, dans les asso­cia­tions, on pré­fé­rait, en géné­ral, faire pro­fil bas pour ne pas ris­quer de perdre (davan­tage) de sub­ven­tions. Ce qui a faci­li­té… les coupes bud­gé­taires et le sous-finan­ce­ment struc­tu­rel du sec­teur. Mais, l’an der­nier, il est deve­nu clair, pour beau­coup de gens et d’associations, qu’on ne pou­vait plus conti­nuer à se cacher comme ça. C’est cela qui a redon­né toute sa vita­li­té et son auto­no­mie à la contes­ta­tion de la socié­té civile fla­mande, d’autant qu’elle est moins expo­sée aux dyna­miques ser­rées de la pila­ri­sa­tion, telles qu’elles peuvent exis­ter dans l’espace francophone.

Est-ce que, justement, lancer des mouvements comme Hart Boven Hard ou Tout autre chose, ce n’est pas aussi une volonté de sortir de cette logique historique des piliers ? On connaît le fort degré d’imbrication sociopolitique du tissu organisationnel en Belgique, et le rôle qu’y jouent les piliers, les « mondes » chrétiens et socialistes avec leurs anciennes organisations ouvrières, syndicales, mutuellistes, féminines…

JB : À mon avis, on ne doit pas en sor­tir. Tout autre chose et Hart Boven Hard n’ont pas à expli­quer aux syn­di­cats ou aux mutuelles ce qu’ils doivent faire. On veut, en pre­mier lieu, ras­sem­bler, relier, pour ren­for­cer les luttes. Il y a d’ailleurs un vrai res­pect entre nous, qui s’est créé sur le ter­rain. Lors des par­cours à vélo des piquets les 8 et 15 décembre, à Bruxelles, des citoyens qui étaient presque anti-syn­di­cats ou qui se mon­traient très scep­tiques à l’égard de ceux-ci, ont com­pris, en par­lant avec eux, que ceux qui fai­saient grève savaient très bien ce qu’ils fai­saient et pour­quoi ils le fai­saient. On se situe, donc, plus dans une logique inclu­sive de ren­for­ce­ment mutuel que dans la cri­tique ou l’exclusive.

VCG : Je vais dans ce sens. Nous nous défi­nis­sons comme des mou­ve­ments citoyens, en sachant que le citoyen a besoin de struc­tures inter­mé­diaires. Un mou­ve­ment comme le nôtre, ce ne peut pas être « le citoyen d’abord » sans ce qui contri­bue à le consti­tuer comme citoyen. À Tout autre chose, nous sou­hai­tons mon­trer que c’est dans notre vie quo­ti­dienne, là où on se trouve, à par­tir de nos expé­riences diverses, que l’on peut se mettre à réflé­chir à d’autres façons de vivre ensemble, de faire com­mu­nau­té. Dès lors, nous ne sou­hai­tons pas rompre avec ce qui, dans cet envi­ron­ne­ment, nous sert de sou­tien ou d’appui. Et ce qui nous sou­tient, ce sont, notam­ment, les piliers, ou ce qu’il en reste. Même si, d’un autre côté, on s’efforce de décloi­son­ner, de « désec­to­ria­li­ser », pour se remettre à dis­cu­ter ensemble, à un moment qui nous semble opportun.

Que pensez-vous, alors, d’un mouvement comme Podemos en Espagne qui était initialement un mouvement associatif et citoyen, et qui est devenu un parti politique, avec un certain succès si on en croit les sondages qui le placent plutôt haut dans les intentions de vote ?

JB : La réfé­rence à Pode­mos n’existe pour ain­si dire pas chez nous, en Flandre. Nous défen­dons le prin­cipe selon lequel les chan­ge­ments viennent d’en bas, que la direc­tion à prendre se défi­nit en lais­sant vivre les expé­riences en cours. Mais, je sens qu’à Tout Autre chose, on est plus sen­sible au « modèle » Podemos…

VCG : Effec­ti­ve­ment, il existe, je pense, une cer­taine fas­ci­na­tion, mais elle concerne plus le côté orga­ni­sa­tion­nel, la par­ti­ci­pa­tion démo­cra­tique, l’utilisation des moyens tech­no­lo­giques pour pro­duire des réflexions de façon par­ti­ci­pa­tive. C’est qu’il y a là une réelle exper­tise à uti­li­ser. D’autre part, on se dit que si une constel­la­tion de gauche pou­vait prendre corps au niveau euro­péen, alors, mal­gré nos dif­fé­rences, on ver­rait dans Pode­mos un allié, comme on en voit un dans Syri­za. Ce serait quand même plus moti­vant que « sim­ple­ment » s’opposer à des par­tis de droite.

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