Dans votre dernier livre, vous dénoncez la dérive oligarchique de nos démocraties. Notre système représentatif est-il un leurre qui masque la nature réelle de notre mode de gouvernement ?
Le système représentatif est très largement un leurre, dans la mesure où l’attention publique se focalise sur l’élection, alors que le pouvoir s’est déplacé. D’une part, la puissance du système financier et bancaire l’emporte de loin sur la puissance publique. D’autre part, la majorité de ceux qui sont mandatés pour exercer la puissance publique dans l’intérêt du peuple partage en fait les intérêts du système financier et en applique les règles. Ensuite, parce que les médias, qui conditionnent la conscience publique, sont massivement aux mains des mêmes intérêts économiques.
Cependant, nous ne devons pas abandonner le mode représentatif. Il reste un outil par lequel nous pourrons réinvestir le champ de la décision publique. Mais il faut surtout ne pas penser ‑comme veut nous le faire croire l’oligarchie- que la représentation est le mode exclusif de la vie démocratique : la libre délibération ‑d’où l’importance de mener une vive critique des médias- et l’expression directe ‑quoique non violente- des citoyens sont des modes tout aussi importants pour faire vivre une véritable démocratie.
L’Union Européenne et les États-Unis élaborent, discrètement et depuis des années, le projet transatlantique qui vise à ériger un grand marché totalement délivré de toute entrave, entre les deux continents. Face à une telle menace, comment construire une alternative politique et culturelle ?
Ce projet transatlantique est le signe que le capitalisme n’a en aucun cas modifié, malgré le quasi-effondrement du système financier en 2008, son projet global d’assujettir l’ensemble de l’économie et de la vie sociale à la règle du marché et de la privatisation. Je n’ai aucune recette magique pour construire une alternative. D’ailleurs, elle se construit toute seule, mais on s’en rend mal compte parce que les médias, contrôlés par l’oligarchie, ne veulent pas la montrer, ou de manière très affaiblie. Il nous faut continuer à montrer, aussi bien par des initiatives locales et par les luttes qu’en posant fermement les objectifs politiques prioritaires (reprise du contrôle de la monnaie, réduction drastique des inégalités, engagement dans la transition écologique), qu’un autre monde est possible. Mais, il nous faut le faire en dénonçant, plus radicalement que cela n’est le cas, le caractère pervers et dangereux de l’oligarchie. La majorité des citoyens, parce qu’ils sont eux-mêmes honnêtes et soucieux de l’intérêt général, ont du mal à imaginer que les dépositaires de l’autorité publique ne sont pas animés des mêmes principes. Il est essentiel d’abandonner cette candeur et de savoir dire que « le roi est nu », que le capitalisme est devenu intrinsèquement dangereux.
La catastrophe au Japon. L’échec tragique d’un monde soumis aux techno-sciences et à la folie prométhéenne de l’homme qui tente, en vain, d’asservir la nature ?
Fukushima est surtout la manifestation du fait que, si la technologie n’est pas décidée et contrôlée démocratiquement, elle est dangereuse. La compagnie Tepco, qui gérait la centrale, a régulièrement enfreint des règles de sécurité, et les autorités de surveillance – parce qu’elles participaient d’un système général voulant promouvoir l’énergie nucléaire sans vrai débat démocratique – n’ont pas été assez rigoureuses. La catastrophe découle de conditions sociales. Quelle conclusion en tirer ? Qu’il serait sans doute possible d’éviter les catastrophes nucléaires, mais à condition d’entourer cette technologie d’un tel luxe de précautions qu’elle ne serait tout simplement pas rentable. Cela est vrai de nombre de technologies que le capitalisme finissant tente d’imposer : les OGM, les nanotechnologies, la biologie synthétique, la géo-ingénierie, etc. On oublie que le mouvement écologique est largement né, dans les années 1960 et 1970, d’une revendication démocratique, à propos du nucléaire, justement : les écologistes affirmaient que le pouvoir des experts devait être soumis au regard des citoyens et à la discussion ouverte. Cette revendication reste toujours aussi pertinente aujourd’hui.
J’ajoute cependant que ces technologies doivent aussi être discutées au regard de leur caractère irréversible : le nucléaire pose un problème moral qui me paraît insoluble, celui du caractère millénaire des déchets qu’il va léguer à nos descendants ; les OGM, si on les laissait se répandre massivement, pourraient sans doute transformer radicalement la biodiversité. Plus que la question de « l’assujettissement par l’homme de la nature », le problème philosophique de l’irréversibilité me paraît être le problème philosophique majeur posé par ce type de technologies.
La Commune de Paris en 1871. Un souvenir désuet ou un exemple de fraternité pour nous inspirer un projet d’avenir ?
Je ne connais pas suffisamment l’histoire de la Commune de Paris pour en parler valablement. Du peu que j’en sais, il y a eu dans ce moment une tentative audacieuse de démocratie directe. Mais plus généralement, il y a dans toute l’histoire du mouvement ouvrier et coopératif au 19e siècle une richesse d’invention sociale, de définition utopique et de mise en œuvre de la démocratie économique dans laquelle nous pourrions puiser : les hommes de ce temps-là osaient penser l’avenir avec une audace intellectuelle qui nous manque.
Dernier ouvrage paru
L’oligarchie, ça suffit, vive la démocratie
Hervé Kempf
Éditions du Seuil, 2011