Hubert-Félix Thiéfaine, vous avez plus de trente ans de carrière. Vous êtes une personnalité digne des plus grands noms de la chanson française et pourtant on vous voit si peu dans les médias. Vous n’avez pas besoin de cela ou vous cultivez une véritable aversion pour les médias ?
Je pense que c’est plutôt eux qui n’ont pas tellement suivi le cours de l’histoire. Les médias ont toujours une quinzaine d’années de retard. Ce n’est pas les médias qui font l’actualité et puis personnellement je ne regarde pas beaucoup la télévision. Je ne lis ni les magazines ni les journaux. Je n’écoute pas la radio, je reste informé de ce qu’il faut sans regarder la télévision. En se promenant simplement dans la rue, on est au courant de ce qui se fait, de tout ce qui se passe. Quand quelqu’un a tiré sur le Pape, je l’ai su à la minute même où cela s’est produit alors que je n’avais aucun support d’information. Les informations vont très vite et maintenant avec les chaînes d’infos qui tournent en boucle, on est trop informé. Cela devient ridicule.
Donc, je reste assez en dehors des médias. Je ne suis pas quelqu’un qui d’emblée a eu de fantasmes médiatiques. Je sais que Gainsbourg devenait malade sans la télé ou sans être passé à la télé. Je n’en ai « rien à foutre ». J’ai choisi d’écrire des chansons assez tôt après avoir essayé beaucoup d’autres choses. J’ai décidé de tout mettre dans mes chansons, cela m’occupe suffisamment pour ne pas aller m’emmerder avec les médias.
Mais j’ai également vu assez vite que cela n’était pas très intéressant. Récemment, j’ai encore fait plusieurs émissions. Certaines émissions en direct, c’est bien parce que cela va vite. Mais il y a des émissions où cela traîne avec les enregistrements, ce n’est pas intéressant. Je préfère être sur scène ou être dans un studio ou tout seul à écrire mes chansons. J’ai déjà gagné beaucoup de temps en trente ans.
Maintenant, j’ai réalisé des choses dans les médias au début des années 80. C’est vrai qu’à l’époque avec le rock’n’roll je ne m’en suis pas privé, j’ai même tourné les choses un peu en ridicule. Ce qui fait que les gens se sont dit « Méfions-nous de ce garçon » parce que j’ai appris que je faisais peur quand même. Mais je n’ai jamais cherché vraiment pourquoi les médias ne voulaient pas de moi parce que, quelque part, je suis en France parmi les chanteurs français qui restent, qui durent et pas parmi ceux qui passent vite, qui vendent un million d’albums et puis qui disparaissent. Je suis sans doute celui qui vend régulièrement beaucoup de disques et qui a un public qui remplit les salles depuis trente ans. Donc, je n’ai pas ce problème de me dire où en est ma survie. J’ai un public qui est mon mécène et qui me fait vivre de ma musique et de ma poésie. C’est fondamental.
Quel lien entretenez-vous avec le public ?
Pendant les concerts, c’est là où cela se passe, je n’ai pas de raisons d’être avec mon public en dehors de la scène. Le public, c’est un ensemble de gens qui aiment ce que je fais. En dehors de leur offrir des disques et des spectacles, je ne vois pas ce que je peux leur donner d’autre.
Vous avez été élu meilleur interprète et disque de l’année 2012 aux Victoires de la Musique, ces récompenses vous les dédiez à la fidélité que vous avez nouée avec votre public ?
Oui, parce que le fait d’être le meilleur interprète de l’année et d’avoir le meilleur disque de l’année aux Victoires de la Musique, c’est le public qui les a construits car j’étais disque de platine avant d’avoir des récompenses. Tout ce que je fais depuis un an, ce n’est pas pour emporter les Victoires, c’était déjà préparé auparavant, il y avait déjà une forte demande avant les Victoires. Les Victoires ont simplement ajouté la cerise sur le gâteau, mais c’est tout.
Vous êtes, on le dit, un écorché vif qui mêlait la poésie de Rimbaud, Baudelaire ou Lautréamont dans vos textes. Votre créativité ne connaît jamais de passage à vide ?
La créativité n’est pas une chose abstraite, ce qui est important c’est de travailler tous les jours. Il y a des jours où il ne se passe rien et des jours où il y a des choses qui se produisent. De plus, je suis en tournée, donc je n’ai pas beaucoup de temps pour la recherche de la création. En plus, il faut beaucoup de silence. Il faut se taire et s’écouter et écouter une douce pensée qui vient de loin pour pouvoir créer. Pour le moment, je ne suis pas dans ces conditions. Les interviews, cela casse la création. Tout ce que je raconte dans les interviews, c’est tout ce qui se barre de mes chansons à venir.
Je travaille sur le futur mais j’attends vraiment parce quand on arrête il faut beaucoup de temps pour remettre la machine en route. Je travaille assez régulièrement pour ne pas perdre le feeling mais je ne me fais pas d’illusions. Pour l’instant, c’est le spectacle et donc je suis dedans. Les deux choses sont incompatibles. L’une c’est le départ, l’autre c’est l’arrivée.
Quelles seraient les mesures d’urgence que vous prendriez si vous étiez Président ?
Mais je ne veux pas être Président !
Vous ne pouvez pas l’imaginer un peu ?
Non, c’est un refus ! Il y a des choses comme cela qui se passaient dans la République romaine, deux trois siècles avant J.-C. Il y avait ce que l’on appelait un dictateur. Un dictateur c’est quand tout allait mal à Rome, il allait chercher quelqu’un qu’il pensait suffisamment sérieux, intelligent et bon meneur pour prendre les rênes et il lui donnait les pleins pouvoirs. Il y en a eu plusieurs qui ont refusé et je suis de ceux qui refuseraient. Chacun ses compétences, c’est comme si vous me demandiez de faire des calculs pour emmener une fusée sur une autre terre. Je n’en ai pas du tout envie et je ne suis pas compétent pour cela. Et vous savez en plus, je déteste que l’on me commande et je déteste commander, alors vous voyez, cela ne peut pas marcher.
Qu’est-ce qui vous indigne le plus ?
L’indignation, c’est un mot qui me perturbe le plus en ce moment parce que la dignité je n’en vois pas beaucoup dans le monde. La dignité c’est une chose qui se fabrique individuellement et nous sommes tous responsables de notre propre dignité. Quand cela devient un mouvement, ce n’est plus une histoire de dignité, la dignité est individuelle. Ce mot est aujourd’hui tellement utilisé avec démagogie qu’il ne m’intéresse plus.
{youtube}0HPtRGi4nv4|600|450{/youtube}
Est-ce que vous vous livrez un peu dans votre musique ? Est-ce qu’il y a un soupçon d’autobiographie dans vos textes ?
Demandez à tel ou tel peintre si leurs tableaux sont autobiographiques ? Forcément parce que même s’ils vous disent non et même s’ils n’ont pas souhaité parler de leur vie dans leurs tableaux ou dans leurs poèmes ou dans leur musique, ils l’ont forcément fait avec une partie de leur conscience. C’est donc même plus qu’autobiographique, c’est de l’intimité à l’état brut !
Quel est le mot de la littérature que vous préférez le plus ? Et pourquoi ?
Le désespoir. Parce que c’est le seul mot qui mérite d’être développé aujourd’hui.
C’est la situation actuelle que l’on vit ?
Non, je suis désespéré depuis que je suis né. Ce n’est pas la situation actuelle, la situation actuelle, les gens la méritent. Ils se conduisent comme des goujats et ils vont payer. La nature elle est comme cela.
C’est la situation de l’humain face à l’univers. C’est le fait d’un manque d’intelligence, d’un manque de compréhension, de connaissances. La majorité des gens s’en foutent complètement, ils ne pensent qu’à la bouffe et au cul, l’intelligence, ce n’est pas leur truc et cela se voit. Pour moi, c’est cela. C’est que l’on est tellement loin de la connaissance que c’est désespérant de ne pas savoir ce que l’on fait ici. Donc, pour moi désespoir c’est le mot fondamental.