Hybrider le climat et les luttes

 Un des nombreux slogans de la manifestation "Claim the climate" du 2/12/2018 à BruxellesPhoto : Matilda Delier

Le concept d’intersectionnalité défi­nit les points de ren­contre entre des luttes contre les domi­na­tions liées à la classe sociale, à la raci­sa­tion ou au genre. Il a per­mis réflexions et nou­veaux champs de bataille féconds. Acti­vistes et intellectuel·les pro­posent de conti­nuer à mul­ti­plier les hybri­da­tions entre ces com­bats sociaux, cultu­rels et poli­tiques avec les luttes envi­ron­ne­men­tales et climatiques. 

Pre­nant le contre­pied de l’écologie domi­nante qui pos­tule que le chan­ge­ment cli­ma­tique affecte l’humanité dans son ensemble de manière indis­cri­mi­née, une lec­ture des dyna­miques de la « crise » cli­ma­tique et envi­ron­ne­men­tale actuel en termes d’inégalités et de rap­port de domi­na­tion montre que la nature est un enjeu poli­tique, un champ de bataille pour reprendre les termes du socio­logue fran­çais Raz­mig Keu­chayan1.

INÉGALITÉS ÉCOLOGIQUES ET RACISME ENVIRONNEMENTAL

En effet, tous les groupes humains n’ont pas le même accès aux res­sources qu’offre la nature : inéga­li­té d’accès à l’eau, aux sources d’énergie (qui entraine pau­vre­té éner­gé­tique), d’accès aux espaces natu­rels et à leurs « amé­ni­tés »2, d’accès à une qua­li­té de vie com­pre­nant un envi­ron­ne­ment sûr (qu’il soit rural ou urbain) et une ali­men­ta­tion saine.

Mais de plus, toutes les popu­la­tions ne subissent pas de manière uni­forme les consé­quences néfastes du pro­ces­sus indus­triel, c’est-à-dire les dégâts envi­ron­ne­men­taux liés aux pol­lu­tions de l’air, des terres, de l’eau, de l’alimentation… Ain­si que les consé­quences des chan­ge­ments cli­ma­tiques en cours (intem­pé­ries, mon­tée des eaux, varia­tions des tem­pé­ra­tures…). Les effets de la dégra­da­tion envi­ron­ne­men­tale, comme ceux de la pau­vre­té, sont inéga­le­ment répar­tis dans le monde et les ter­ri­toires. Si une mort sur six dans le monde est liée à la pol­lu­tion3, l’analyse montre que plus on est pauvre, plus on a de chances de rési­der près ou dans un envi­ron­ne­ment pol­lué (près des auto­routes, des zones indus­trielles, des déchets…) et d’en mourir.

À par­tir de l’étude des dégâts de l’ouragan Katri­na, Keu­cheyan montre l’une des moda­li­tés de cette dyna­mique inéga­li­taire : le racisme envi­ron­ne­men­tal, notion qui ren­voie au fait que les vic­times du racisme sont aus­si le plus sou­vent vic­times d’un envi­ron­ne­ment dégra­dé. Ain­si, à La Nou­velle-Orléans, la catas­trophe a essen­tiel­le­ment tou­ché les popu­la­tions noires et pauvres de la ville. Leurs quar­tiers d’habitation sont his­to­ri­que­ment situés en zones inon­dables, alors que les Blancs et riches sont situés sur les hau­teurs. Le fait que les inci­né­ra­teurs de déchets soient ins­tal­lés le plus sou­vent près des quar­tiers d’immigration récente est un autre indice de racisme envi­ron­ne­men­tal : « Si vous vou­lez savoir où un stock de déchets don­né a le plus de chances d’être enfoui, deman­dez-vous où vivent les classes popu­laires et les mino­ri­tés raciales », résume Keucheyan.

Le mou­ve­ment pour la jus­tice cli­ma­tique qui pos­tule une dette éco­lo­gique du Nord, pro­duc­teur de l’essentiel des pol­lu­tions et gaz à effet de serre (GES), vers le Sud qui en subit le gros des consé­quences, nous avait déjà ensei­gné ces inéga­li­tés sys­té­miques. Mais à l’intérieur des pays aus­si se jouent des pro­ces­sus où l’on constate que les dominé·es socia­le­ment sont aus­si ceux qui sont prio­ri­tai­re­ment exposé·es aux nui­sances de l’industrialisation et aux effets des chan­ge­ments cli­ma­tiques. D’où la nais­sance et la construc­tion d’un mou­ve­ment de jus­tice envi­ron­ne­men­tale. Car ces inéga­li­tés éco­lo­giques se mêlent, redoublent voire fondent sou­vent des inéga­li­tés liées aux oppres­sions sexiste, raciste et sociales. Des dimen­sions que Keu­cheyan estime his­to­ri­que­ment peu prises en compte par les mou­ve­ments éco­lo­gistes mains­tream, cen­trés sur la défense de l’environnement.

C’est pour­quoi il nous invite à lier davan­tage les luttes cli­ma­tiques aux autres luttes. Il pro­pose ain­si d’enrichir d’une qua­trième dimen­sion l’intersection de classe, de genre et de « race », avec celle de nature, qui n’est alors plus à per­ce­voir comme uni­ver­selle et exté­rieure aux rap­ports sociaux, mais bien un enjeu et un lieu d’affrontements politiques.

VERS L’ÉCOSYNDICALISME

Le monde ouvrier entre­tient de longue date un rap­port ambi­va­lent avec les enjeux envi­ron­ne­men­taux, et ce, pour des rai­sons prag­ma­tiques. Dans un contexte de chô­mage de masse (uti­li­sé comme armée de réserve indus­trielle par le patro­nat), dif­fi­cile en effet de conci­lier défense de l’outil de tra­vail et la néces­saire limi­ta­tion des émis­sions des GES et des pol­lu­tions, quand celle-ci signi­fie perte d’emplois. Car la tran­si­tion éco­lo­gique va en effet conduire à une décrois­sance puis à la dis­pa­ri­tion des sec­teurs les plus pol­luants de l’économie. Donc, à la dis­pa­ri­tion de nom­breux emplois.

Pour rendre pos­sible cette tran­si­tion éco­lo­gique, il est donc indis­pen­sable de se battre en prio­ri­té pour le main­tien de reve­nus de rem­pla­ce­ment le temps de la tran­si­tion et pour des inves­tis­se­ments mas­sifs de la part de l’État pour la for­ma­tion et la recon­ver­sion des sites pol­luants et de leur per­son­nel vers des emplois plus « sou­te­nables ». Autant d’aspects où les syn­di­cats doivent être en pre­mière ligne mais qui sup­posent aus­si pour les mou­ve­ments éco­lo­gistes de déve­lop­per, plus avant, une large cri­tique de l’État néo­li­bé­ral et de l’ordre social capi­ta­liste, qui empêche jus­te­ment d’assurer cette transition.

Comme le rap­pelle le socio­logue Jean-Bap­tiste Com­by : « Lorsqu’on oppose l’écologie à l’emploi, on reste dans les dogmes de la socié­té sala­riale et capi­ta­liste. Prendre l’écologie au sérieux, André Gorz n’a ces­sé de l’argumenter, implique de repen­ser l’ensemble de nos acti­vi­tés, à com­men­cer par le tra­vail rému­né­ré. »4 Il s’agirait donc sur­tout d’interroger ensemble la nature du tra­vail, de ses condi­tions d’exercice et de ses fina­li­tés : viser une socié­té où on pour­ra pro­duire de manière rai­son­née, sans bou­siller la san­té ni de ceux qui fabriquent, ni de ceux qui consomment, ni des écosystèmes.

Des catas­trophes comme celles de Seve­so en 1976 en Ita­lie, Bho­pal en Inde en 1948 ou plus récem­ment l’explosion de l’usine AZF à Tou­louse en 2001 (où ce sont les loge­ments des quar­tiers popu­laires, dans les­quels vivent les ouvriers d’AZF et leurs familles, qui ont été souf­flés par l’explosion) ont déjà per­mis cer­tains rap­pro­che­ments. Mais c’est sur le ter­rain des inéga­li­tés envi­ron­ne­men­tales que le mou­ve­ment ouvrier et les mou­ve­ments éco­lo­gistes auraient inté­rêt à davan­tage conver­ger en fabri­quant conjoin­te­ment un lan­gage et des pers­pec­tives com­munes. Et en se ren­dant plus pré­sents aux luttes les uns des autres.

L’ÉCOFÉMINISME

Autre mou­ve­ment por­teur de conver­gence : l’écoféminisme, qui tente de construire depuis les années 1970 des liens entre fémi­nismes et éco­lo­gismes. Si la Fran­çaise Fran­çoise d’Eaubonne a la mater­ni­té du terme5, ce sont des théo­ri­ciennes et acti­vistes nord-amé­ri­caines et de pays du Sud qui déve­lop­pe­ront ce concept et mène­ront les luttes les plus emblé­ma­tiques (Mou­ve­ment Chip­ko en Inde, Women’s Penta­gon Action ou luttes du Love Canal aux États-Unis entre autres). L’écoféminisme englobe plu­sieurs approches par­fois rivales (mar­xistes, spi­ri­tua­listes…)6 mais qui éta­blissent toutes des liens entre l’exploitation et la domi­na­tion des femmes et de la nature par les hommes et le capi­ta­lisme. Cer­taines estiment même que capi­ta­lisme et patriar­cat ont fusion­né pour don­ner nais­sance à un « capi­ta­lisme patriar­cal », dou­ble­ment pré­da­teur, qui a réduit femmes et nature au rang d’objets exploi­tables. C’est à ce titre qu’il convient de le com­battre dans un même temps, notam­ment par les méthodes et pen­sées issues des luttes féministes.

La cri­tique éco­fé­mi­niste porte sur le capi­ta­lisme, la révo­lu­tion indus­trielle, le colo­nia­lisme, la science moderne et les éthiques andro­cen­triques issues de la pen­sée moderne. Les éco­fé­mi­nistes s’attachent notam­ment à redé­fi­nir l’idée de « nature » et de « fémi­ni­té » éla­bo­rées par l’art, la science et la pen­sée des 16e et 17e siècle (Des­cartes et Bacon en par­ti­cu­lier) qui ont favo­ri­sé le pas­sage de l’idée de nature comme un tout vivant dont nous fai­sions par­tie – concep­tion à redé­cou­vrir – à une chose qu’on pou­vait détruire. Le pillage et la sur­ex­ploi­ta­tion sans ver­gogne des res­sources se trouvent alors jus­ti­fiés sui­vant un rai­son­ne­ment sexiste et fal­la­cieux : puisque la nature est « fémi­nine » et la femme est infé­rieure, alors on peut exploi­ter le ventre de la nature comme celui de la femme, « vio­ler la terre comme on viole la femme ».7

La trans­ver­sa­li­té de la pen­sée éco­fé­mi­niste et son ancrage inter­sec­tion­nel (la phi­lo­sophe Karen War­ren montre les impor­tantes connexions entre les domi­na­tions vécues par les femmes, les racisé·es et les classes popu­laires, et l’exploitation de l’environnement8) sont par­ti­cu­liè­re­ment pré­cieux pour des objets qui touchent à tous les aspects de la vie comme le sont les luttes cli­ma­tiques et environnementales.

DIVERSIFIER LE MOUVEMENT ÉCOLOGISTE ET CONVERGER

Le mou­ve­ment éco­lo­giste est pour l’instant res­té un mou­ve­ment de classes moyennes, aus­si bien élec­to­ra­le­ment que dans la com­po­si­tion sociale de ses militant·es. Un aspect qui a ten­dance à exclure les dominé·es des grands débats éco­lo­gistes et cli­ma­tiques. Ce qui fait que « le mou­ve­ment cli­ma­tique a des consi­dé­ra­tions et des enjeux de Blancs de classes moyennes. […] C’est-à-dire de per­sonnes qui n’ont pas à trai­ter avec des ques­tions de racisme, de vio­lences poli­cières, d’accès à l’emploi, à un loge­ment, aux ser­vices publics, etc. » indique Juliette Rous­seau, ancienne porte-parole de la Coa­li­tion Cli­mat 219. Cette uni­for­mi­té socio­lo­gique du mou­ve­ment cli­ma­tique a pour consé­quence qu’il ne parle pas et ne mobi­lise pas assez contre la pré­ca­ri­té éner­gé­tique, les inéga­li­tés éco­lo­giques ou le racisme envi­ron­ne­men­tal. Et qu’il ne touche pas les popu­la­tions subal­ternes pour­tant por­teuses de constats et reven­di­ca­tions éco­lo­giste10. Les mou­ve­ments éco­lo­gistes domi­nants gagne­raient à mieux inté­grer dans leurs ana­lyses les dimen­sions de genre, de classe et de raci­sa­tion afin que les enjeux qu’ils défendent soient, dans une pers­pec­tive de jus­tice envi­ron­ne­men­tale, por­teurs d’égalité. Ain­si, ils pour­ront contri­buer à l’effacement des dis­cri­mi­na­tions, qu’ils entre­tiennent encore par­fois mal­gré eux.

Éco­syn­di­ca­lisme, éco­fé­mi­nisme, lutte contre le racisme envi­ron­ne­men­tal… La ques­tion reste de voir com­ment mul­ti­plier et ren­for­cer ces hybri­da­tions, construire des alliances et reven­di­ca­tions com­munes entre dominé·es et mou­ve­ments éco­lo­gistes. Ceci per­met­trait de poli­ti­ser davan­tage la ques­tion éco­lo­gique et de ral­lier des popu­la­tions lais­sées à dis­tance de ces enjeux, qu’ils concernent pour­tant sou­vent en priorité.

Faire nombre, mul­ti­plier les reven­di­ca­tions au départ de situa­tions sociales diverses, et mobi­li­ser au-delà des rangs habi­tuels des luttes cli­ma­tiques donc. Mais aus­si béné­fi­cier, en mutua­li­sant méthodes et savoir-faire, en favo­ri­sant les « com­pli­ci­tés poli­tiques » de long terme11, d’un effet démul­ti­pli­ca­teur des luttes. Luttes qui se ren­forcent l’une l’autre quand des militant·es fémi­nistes, anti­ca­pi­ta­listes, syn­di­ca­listes ou anti­ra­cistes s’occupent aus­si d’écologie et quand les militant·es éco­lo­gistes s’oc­cupent aus­si de fémi­nisme, d’antiracisme, des droits des réfugié·es et de lutte des classes. Bref, ten­ter de ter­ri­to­ria­li­ser les enjeux cli­ma­tiques et de répondre à toutes les urgences en cours, à tous les effon­dre­ments imbri­qués, pas seule­ment à celui de nos écosytèmes.

  1. Raz­mig Keu­cheyan, La nature est un champ de bataille. Essai d’écologie poli­tique, La Décou­verte, coll. « Zones », 2014
  2. Les amé­ni­tés envi­ron­ne­men­tales sont tous les aspects appré­ciables et non-quan­ti­fiables que la nature pro­cure aux indi­vi­dus comme le calme, le silence, la beau­té d’un pay­sage, l’odeur des fleurs, etc.
  3. Voir www.rtbf.be/info/societe/detail_un-deces-sur-six-lie-a-la-pollution-en-2015?id=9741477.
  4. Voir l’entretien avec Jean-Bap­tiste Com­by « Le cli­mat, un pro­blème social rare­ment posé comme tel »
  5. Fran­çoise d’Eaubonne, Le Fémi­nisme ou la mort, P. Horay, 1974.
  6. Au sujet des thèmes, com­bats et débats qui agitent l’écoféminisme et son his­toire, voir Reclaim, recueil de textes éco­fé­mi­nistes, sous la direc­tion d’Émilie Hache (2016, Cam­bou­ra­kis) mais aus­si le chap.3 de « L’intégration de la dimen­sion de genre dans la lutte et l’adaptation aux chan­ge­ments cli­ma­tiques au Qué­bec »
  7. Voir Caro­lyn Mer­chant, The death of Nature, Woman, eco­lo­gy and the scien­ti­fic revo­lu­tion„ Paper­back, 1980
  8. Karen War­ren (dir). Eco­fe­mi­nism : Women, Culture, Nature, India­na Uni­ver­si­ty Press, pp 3 – 20, 1997
  9. Cita­tion extraite de « Le mou­ve­ment éco­lo ne reflète pas la diver­si­té de la popu­la­tion », paru dans Repor­terre le 16/10/2018
  10. Le récent mou­ve­ment des Gilets jaunes aura cer­tai­ne­ment d’importantes et inté­res­santes réper­cus­sions en matière de prise en compte de la ques­tion sociale et de l’intégration des classes popu­laires dans les luttes climatiques.
  11. Voir Lut­ter ensemble, Pour de nou­velles com­pli­ci­tés poli­tiques, Juliette Rous­seau, Cam­bou­ra­kis, 2018

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