Ignacio Ramonet et la théorie de l’évolution des espèces médiatiques

Photo : CC BY 2.0 par Katerha

Tant dans L’explosion du jour­na­lisme, son der­nier ouvrage, qu’à la tri­bune de l’Université de Mons-Hai­naut où il s’exprimait début novembre 2011 à l’invitation de Télé Mons-Bori­nage, le diag­nos­tic d’un monde média­tique « tcher­no­by­li­sé » que pose l’ancien direc­teur du men­suel Le Monde diplo­ma­tique est sans appel. Alors, Igna­cio Ramo­net convoque la théo­rie de l’évolution pour ras­su­rer : le jour­na­lisme, lui, exis­te­ra tou­jours. Dans de nou­veaux habits et à tra­vers des pra­tiques régé­né­res­centes. Wiki­leaks a mon­tré la voie.

« Ce à quoi l’on assiste aujourd’­hui, dans le sec­teur de l’in­for­ma­tion et des médias, c’est à un chan­ge­ment d’é­co­sys­tème, une muta­tion struc­tu­relle par­mi les plus impor­tantes et les plus pro­fondes dans l’his­toire de la com­mu­ni­ca­tion. » Igna­cio Ramo­net n’y va pas par quatre che­mins. Pour lui, nous sommes à l’aube d’un pro­ces­sus d’extinction mas­sive. Tous n’en meurent pas, mais tous sont tou­chés. À com­men­cer par les quo­ti­diens de la presse papier, dino­saures de la nou­velle ère numé­rique, pris dans la tour­mente des fer­me­tures, des plans d’économie et de licen­cie­ment : 120 quo­ti­diens ont dis­pa­ru aux États-Unis pour 25.000 emplois détruits entre 2008 et 2010. La dif­fu­sion de la presse écrite y chute de 10 % par an.

D’autres « espèces » sont, elles aus­si, mena­cées de dis­pa­ri­tion. Des chaînes d’information en conti­nu s’éteignent. Signe que les grands groupes mul­ti­mé­dias, ces mas­to­dontes consti­tués dans les années 1980 et 90, se sont avé­rés inef­fi­caces, face à la pro­li­fé­ra­tion des nou­veaux modes de dif­fu­sion de l’information, pour pro­té­ger leurs fleu­rons et leurs inté­rêts. Troi­sième groupe au monde, News Cor­po­ra­tion, pro­prié­té de Rupert Mur­doch, a recon­nu des pertes annuelles supé­rieures à 2,5 mil­liards de dol­lars. Le Finan­cial Times, un des hérauts les plus pres­ti­gieux du capi­ta­lisme libé­ral dans le monde, paie ses rédac­teurs trois jours par semaine…

La ques­tion tara­buste les patrons de presse du monde entier. Sans que per­sonne ne soit encore par­ve­nu à trou­ver la mar­tin­gale. La baisse constante des ventes des jour­naux papier et le manque à gagner qui en résulte ne sont pas épon­gés par les gains de lec­teurs sur la Toile : même en hausse, l’audience Inter­net rap­porte moins auprès du mar­ché publi­ci­taire. Que ce soit sur le Net, les smart­phones ou les tablettes, les recettes du numé­rique demeurent une toute petite par­tie des reve­nus glo­baux des groupes médias. Et lorsque les sites web des grands jour­naux passent au tout-payant, comme le Wall Street Jour­nal ou le Times de Londres, la fré­quen­ta­tion s’effondre : de 22 mil­lions à 200.000 pour ce dernier.

UNE INFORMATION QUI NE VAUT RIEN

Igna­cio Ramo­net pose les termes de l’équation. La pro­li­fé­ra­tion des nou­velles entre­prises de com­mu­ni­ca­tion, qu’il s’agisse des firmes télé­coms, de Google, de Face­book ou de Twit­ter, contri­bue à la maxi­ma­li­sa­tion de la recherche des pro­fits. Dans cette optique, l’information est une matière pre­mière que l’on vend et revend, peu importe le conte­nu. Ce qui compte, c’est de pou­voir la pro­po­ser au plus grand nombre : « Le mar­ché de l’information ne consiste plus à vendre de l’information aux gens, mais à vendre des gens, des consom­ma­teurs, aux annon­ceurs. » La seule valeur de l’info, dans cette optique, c’est sa consommation.

« C’est ce qui explique, pour l’essentiel, la mau­vaise qua­li­té de l’information jour­na­lis­tique actuelle », ren­ché­rit l’ex-éditorialiste en chef du Diplo (comme l’appellent ses plus fidèles lec­teurs et amis). Pour être la plus atti­rante et la plus ren­table pos­sible, en effet, elle doit, selon les dogmes en vigueur, être ins­tan­ta­née, simple, mani­chéenne, émo­tion­nel­le­ment forte, people… Par ailleurs, comme elle est en offre sur­abon­dante dans la mul­ti­pli­ci­té des flux qui s’entrecroisent, selon la logique du mar­ché, « cette infor­ma­tion ne vaut rien ».

Or, com­ment faire du pro­fit avec « du rien » ? Une infor­ma­tion qui ne vaut rien se vend dif­fi­ci­le­ment. Alors, les édi­teurs l’offrent… le plus lar­ge­ment pos­sible, en essayant ain­si de béné­fi­cier de davan­tage de retom­bées publi­ci­taires, et en la sub­ven­tion­nant, pour le reste, par les ren­trées de la presse papier. Mais comme ils la pro­posent gra­tui­te­ment ou presque cette infor­ma­tion web, ils ne vont pas non plus dépen­ser trop pour la pro­duire. On réduit les effec­tifs et les moyens, y com­pris dans les rédac­tions non web. On pro­lé­ta­rise les entrants dont le sta­tut pro­fes­sion­nel, éco­no­mique et social se dété­riore : c’est le cas en par­ti­cu­lier pour les galé­riens du web. Et on com­pense le manque à gagner des ventes par l’intrusion du mar­ke­ting dans le rédactionnel…

Quand le maga­zine en ligne Slate appar­te­nant au groupe du Washing­ton Post com­mente un livre ou un DVD, des liens relient le texte au site de vente en ligne Ama­zon. Pour chaque vente effec­tuée, Slate per­çoit 6 % du prix. La déon­to­lo­gie jour­na­lis­tique s’est tou­jours mon­trée sour­cilleuse à l’égard de l’étanchéité de la fron­tière entre infor­ma­tion et com­mu­ni­ca­tion notam­ment com­mer­ciale. Cette bar­rière, on le voit, a été « explo­sée », elle aussi.

WIKILEAKS, L’OXYGÈNE D’UN NOUVEAU BIOTOPE

Hier, le jour­na­lisme « idéal » se reven­di­quait éclai­reur de la socié­té ou édu­ca­teur du peuple, ses conte­nus s’efforçaient de fabri­quer de la citoyen­ne­té, il se vivait conci­liant pour les plus vul­né­rables et impi­toyable pour les plus puis­sants. Aujourd’hui, à leur corps défen­dant ou non, nombre de jour­na­listes des médias d’information cen­traux cherchent avant tout à « fas­ci­ner le peuple » (à l’égard duquel ils n’éprouvent que condes­cen­dance), ils font eux-mêmes par­tie des people (moins, c’est vrai, dans l’espace fran­co­phone belge), et ils se font les vec­teurs – par sim­pli­fi­ca­tion, par « objec­ti­vi­té », par confor­misme pro­fes­sion­nel, par adhé­sion au dik­tat de l’événement, par renon­ce­ment au ques­tion­ne­ment de l’ordre des choses… – des recettes de la glo­ba­li­sa­tion éco­no­mique et finan­cière libérale.

« Les grands médias posent un réel pro­blème à la démo­cra­tie, se désole celui qui a été le pre­mier à for­mu­ler le concept de la pen­sée unique (dans un édi­to­rial de 1995). Ils ne contri­buent plus à élar­gir le champ démo­cra­tique, mais à le res­treindre, voire à se sub­sti­tuer à lui. Les groupes média­tiques sont deve­nus les chiens de garde du désordre éco­no­mique éta­bli. Ces groupes sont deve­nus les appa­reils idéo­lo­giques de la mon­dia­li­sa­tion. » Aux États-Unis, pour­suit-il, un cin­quième des membres des conseils d’administration des mille prin­ci­pales entre­prises des États-Unis siège éga­le­ment à la direc­tion des plus grands médias : « La com­mu­ni­ca­tion est deve­nue une matière pre­mière stra­té­gique. Le chiffre d’affaires de son indus­trie s’élevait en 2010 à 3.000 mil­liards d’euros (15 % du PIB mon­dial) ».

Le pire demain, pour autant, n’est pas cer­tain. Le jour­na­lisme, Igna­cio Ramo­net en est convain­cu, exis­te­ra tou­jours, car « c’est un pilier essen­tiel de la démo­cra­tie ». Si des médias dis­pa­raissent au fil de la muta­tion en cours, « de nou­veaux bio­topes se déve­loppent qui pro­posent d’autres façons de faire du jour­na­lisme ». Une évo­lu­tion bor­née par le phé­no­mène Wiki­leaks : « Il exis­te­ra un avant et un après Wiki­leaks dans l’histoire du jour­na­lisme qui s’écrira dans quelques années », sou­tient celui qui a été (élu) direc­teur du Monde diplo­ma­tique de 1990 à 2008.

La phi­lo­so­phie de l’entreprise de Julian Assange est que, en démo­cra­tie, tout secret est fait pour être dévoi­lé. Par la divul­ga­tion d’archives et de docu­ments confi­den­tiels, ce que Wiki­leaks a démon­tré et démon­té, en marge des conte­nus exhu­més eux-mêmes, estime Igna­cio Ramo­net, c’est l’illu­sion que nous avions d’être bien infor­més, alors que « des conti­nents entiers d’informations nous fai­saient défaut sur des affaires aux enjeux extrê­me­ment graves. » Pour Igna­cio Ramo­net l’enseignement prin­ci­pal de Wiki­leaks, c’est que le jour­na­lisme défi­ni comme la recherche et la mise au jour de ce qui est caché par les pou­voirs ne fonc­tionne tout sim­ple­ment plus dans les médias classiques.

MORDRE LE DOIGT PLUTÔT QUE SCRUTER LA LUNE

C’est sans doute pour cela que la très grande majo­ri­té d’entre eux a réagi en stig­ma­ti­sant les méthodes et en déva­lo­ri­sant les conte­nus de Wiki­leaks : « Les révé­la­tions de Wiki­leaks ne nous ont rien appris que nous ne connais­sions pas déjà », a enton­né – avec beau­coup de mau­vaise foi – le chœur média­tique… sans même prendre la peine de se pen­cher sur les infor­ma­tions rece­lées dans les fuites publiées. Pré­fé­rant mordre le doigt plu­tôt que scru­ter la lune que celui-ci pointait…

Et au bout du doigt, notam­ment, Wiki­leaks a dévoi­lé l’existence d’un gigan­tesque État sécu­ri­taire occulte par­ti des États-Unis. En tient lieu de confir­ma­tion, en quelque sorte, la vio­lence de la réplique et l’extrême sévé­ri­té des peines infli­gées aux Cas­sandres : « Pour avoir fait cir­cu­ler libre­ment des infor­ma­tions cachées – alors même que la libre cir­cu­la­tion de l’in­for­ma­tion est au cœur du concept hyper valo­ri­sé de la socié­té de l’in­for­ma­tion – le sol­dat amé­ri­cain Brad­ley Man­ning [NDA : à l’origine de la fuite des câbles sur les opé­ra­tions de l’US Army en Afgha­nis­tan] a été embas­tillé par une jus­tice médié­vale. » Quant à Julien Assange, quoi qu’en aient jugé la jus­tice bri­tan­nique, Pay­pal ou Mas­ter­card (qui ont ten­té de le rui­ner), « rien n’arrêtera le mou­ve­ment qu’il a enclen­ché, pro­nos­tique Ramo­net, puis­qu’a­vec la numé­ri­sa­tion, les archives sont déma­té­ria­li­sées et acces­sibles à tous ». Et de rap­pe­ler que la mis­sion pre­mière du jour­na­lisme est moins de dif­fu­ser, en l’ayant retrai­té, de l’information que l’on reçoit ou que l’on trouve en masse, que de cher­cher l’information rare, c’est-à-dire celle qui se dissimule.

Dans une socié­té par­mi les plus édu­quées de l’histoire de l’humanité, et dans un monde de plus en plus com­plexe, selon Igna­cio Ramo­net, la demande d’une infor­ma­tion de qua­li­té, d’un jour­na­lisme cri­tique per­met­tant le recul et por­teur de points de vue expri­més hon­nê­te­ment, d’analyses en pro­fon­deur, et de don­nées occul­tées ne va ces­ser de croître.

Et qui sait ce que réserve l’avenir, confie l’hôte d’un soir de Télé MB et de l’Université de Mons : « L’écriture a 5.000 ans. Il a fal­lu 500 ans, à par­tir de l’invention de l’imprimerie, pour que s’épanouisse l’humanisme à l’échelle de nos socié­tés. Le web n’existe que depuis 22 ans. Or, com­bien de chan­ge­ments d’une pro­fon­deur glo­bale dans nos vies depuis… » Il en est per­sua­dé : d’autres suivront.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

code