Razmig Keucheyan

Les armes de la critique plutôt que la critique des armes…

À l’heure où la gauche se cherche une bous­sole idéo­lo­gique au-delà de pro­grammes ponc­tuels pour élec­tions toutes proches, du moins pour ceux qui ne se contentent plus de « fon­da­men­taux » rabâ­chés en slo­gans de congrès, « Hémi­sphère gauche, Une car­to­gra­phie des nou­velles pen­sées cri­tiques » est salu­taire. Cet ouvrage de Raz­mig Keu­cheyan, socio­logue, phi­lo­sophe, ensei­gnant-cher­cheur à la Sor­bonne, dresse un por­trait ample de toutes les pen­sées cri­tiques du capi­ta­lisme contem­po­rain. De l’empire de Michel Hardt et Toni Négri à Sla­voj Zizek, de Jacques Ran­cière à Axel Hon­neth, de Judith But­ler à Jür­gen Haber­mas, Keu­cheyan passe en revue des auteurs et des ana­lyses pas­sion­nantes qui démontrent la richesse et la vigueur de la pen­sée alter­na­tive ayant opé­ré un retour depuis la fin des années 90. Voi­ci quelques réflexions échan­gées avec ce pen­seur au sujet de l’avenir du capi­ta­lisme et du socia­lisme, leur lien avec l’écologie ain­si que du rap­port entre pen­sée cri­tique et action militante.

Votre dernier livre dresse un panorama passionnant de tous les penseurs et de toutes les réflexions qui refusent l’ordre dominant du capitalisme mondialisé. Dans une des périodicités que vous évoquez, de la Révolution française à la chute du mur de Berlin, de nombreux projets et nombre d’expériences d’émancipation se sont matérialisés comme alternatives au capitalisme. Or, ce dernier est aujourd’hui triomphant. Quelles sont, à votre estime, les causes majeures de l’échec de toutes ces tentatives d’une véritable transformation sociale ?

Une pre­mière cause est que le capi­ta­lisme est un sys­tème extrê­me­ment résis­tant et adap­table. Sans aller jusqu’à dire comme Luc Bol­tans­ki et Eve Chia­pel­lo (dans Le nou­vel esprit du capi­ta­lisme) qu’il se nour­rit sur le plan idéo­lo­gique des cri­tiques dont il est l’objet, il faut bien consta­ter qu’en un demi-mil­lé­naire d’existence, le capi­ta­lisme est sor­ti indemne de toutes les crises et révo­lu­tions qu’il a tra­ver­sées. Il fau­drait s’interroger avec pré­ci­sion sur les méca­nismes qui rendent ce sys­tème si flexible et protéiforme.

Un second ensemble de rai­sons est que les alter­na­tives au capi­ta­lisme appa­rues jusqu’ici se sont avé­rées soit impra­ti­cables, soit humai­ne­ment catas­tro­phiques, comme dans le cas des régimes du socia­lisme dit « réel ». Ces alter­na­tives ont souf­fert de deux défauts majeurs. Le pre­mier est leur inef­fi­ca­ci­té, c’est-à-dire leur inca­pa­ci­té à mettre sur pied des sys­tèmes pro­duc­tifs à même de riva­li­ser avec le capi­ta­lisme, tout en évi­tant les effets sociaux et éco­lo­giques désas­treux de ce der­nier. Par ailleurs, les régimes dits « socia­listes » ont tenu les liber­tés indi­vi­duelles pour quan­ti­té négli­geable, ce qui a don­né lieu à des mas­sacres de masse, et à une défiance des popu­la­tions vis-à-vis d’eux. Cette vio­lence, il est impor­tant d’insister sur ce point, n’est pas une créa­tion ex nihi­lo de ces régimes. La plu­part d’entre eux sont nés dans un contexte de guerre, le déchai­ne­ment de la vio­lence col­lec­tive était donc une don­née de départ de la situation.

Ceci étant, il est tou­jours bon de se pla­cer dans la « longue durée » chère à Fer­nand Brau­del : l’anticapitalisme orga­ni­sé a deux siècles tout au plus, ce qui est très court à l’échelle de l’Histoire. Le capi­ta­lisme est un sys­tème injuste et irra­tion­nel, que des alter­na­tives plus per­for­mantes lui soient oppo­sées dans les décen­nies ou siècles à venir fait peu de doute à mes yeux…

Dans les « conclusions-chantiers » de votre livre, vous évoquez les quatre destins possibles, esquissés par Perry Anderson, pour le socialisme. Le deuxième destin consacre une possible reformulation doctrinale autour des thématiques écologistes qui sont par ailleurs fort peu évoquées dans vos analyses. Les travaux d’André Gorz, d’Edgar Morin, ou l’ensemble des réflexions autour de l’objection de croissance à partir des travaux de Serge Latouche, de Paul Ariès, de Nicholas Georgescu-Roegen ou de Tim Jackson vous paraissent-ils développer une pertinence pour formuler un véritable projet alternatif au capitalisme ?

L’écologie radi­cale est pré­sente dans l’ouvrage par l’entremise de l’écoféminisme de Don­na Hara­way et du mar­xisme éco­lo­gique d’Elmar Alt­va­ter, deux cou­rants éco­lo­giques impor­tants à l’échelle inter­na­tio­nale, bien que mécon­nus dans le monde fran­co­phone, où les « décrois­sants » sont net­te­ment plus en vue. Il est clair tou­te­fois que compte tenu de l’importance des thé­ma­tiques éco­lo­giques à l’heure actuelle, il aurait fal­lu aller plus loin. Le socia­lisme du 21e siècle sera éco­lo­giste, ou ne sera pas, c’est une évidence !

Une fois admise l’importance de l’écologie, de nom­breuses ques­tions sur­gissent. Dans une de ces inter­ven­tions pro­vo­ca­trices dont il a le secret, le phi­lo­sophe Sla­voj Zizek affirme que l’écologie est le « nou­vel opium du peuple ». Ce qu’il veut dire par-là est qu’il y a un vrai dan­ger que se déve­loppe une forme d’écologie par­fai­te­ment com­pa­tible, et même au ser­vice, du capi­ta­lisme. Les appels à résoudre la crise actuelle du capi­ta­lisme par un « green deal » vont dans ce sens.

Or, tout comme il y a deux gauches irré­con­ci­liables, l’une radi­cale, l’autre ges­tion­naire, il y a deux éco­lo­gies, l’une radi­cale, l’autre dont le cadre d’intervention est le sys­tème capi­ta­liste. Bien enten­du, des pas­se­relles existent entre les deux. Mais il s’agit tout de même de deux pers­pec­tives antinomiques…

Comment analysez-vous le manque d’anticipation et de perspectives de la gauche dite de gouvernement face aux impasses historiques qui s’amplifient un peu plus chaque jour : crises financière et économique, dérèglements climatiques, raréfactions des ressources, incapacité du politique à agir sur le réel, atomisation et individualisation croissantes des rapports sociaux… ?

Il est une époque où la social-démo­cra­tie, tout en incar­nant une gauche de gestion/régulation du capi­ta­lisme, était suf­fi­sam­ment implan­tée dans le corps social (dans les milieux popu­laires, mais aus­si intel­lec­tuels) pour être à même de sen­tir les évo­lu­tions de la socié­té, avoir connais­sance des débats théo­riques en cours, et adap­ter ses poli­tiques en conséquence.
Cette social-démo­cra­tie-là n’est plus aujourd’hui qu’un loin­tain sou­ve­nir. Elle s’est trans­for­mée depuis lors en par­tis de pro­fes­sion­nels de la poli­tique, issus et œuvrant en faveur des classes moyennes supé­rieures, et de plus en plus à dis­tance des classes popu­laires. Signe des temps, ce sont des sociaux-démo­crates — sociaux-libé­raux est le terme adé­quat — qui se trouvent à la tête de deux des ins­ti­tu­tions éco­no­miques inter­na­tio­nales les plus détes­tables, à savoir le FMI et l’OMC, diri­gées res­pec­ti­ve­ment par Domi­nique Strauss-Kahn et Pas­cal Lamy.

Ceci rend struc­tu­rel­le­ment impos­sible toute action poli­tique tant soit peu auda­cieuse ou nova­trice, même dans le sens d’une régu­la­tion du sys­tème (sans par­ler de sa trans­for­ma­tion), comme a pu l’être la gauche de gou­ver­ne­ment au moment de ce que l’historien bri­tan­nique récem­ment dis­pa­ru Tony Judt a appe­lé le « moment social-démo­crate » de l’après-guerre. S’il ne faut pas l’enterrer trop vite, notam­ment élec­to­ra­le­ment, il me semble que la social-démo­cra­tie a fait son temps. D’où l’apparition de forces nou­velles, comme les Verts où la gauche radicale…

Dans les trois chantiers dont vous appelez à la mise en œuvre, la question stratégique, la question écologique et la mondialisation des pensées critiques, vous invoquez la désobéissance civile, la capacité de l’écologie radicale à s’émanciper du marxisme et les risques de neutralisation de la pensée critique par son américanisation. Vous soulignez également la coupure entre les mondes de la pensée et ceux du gouvernement concret, à quelques exceptions près comme Alvaro Garcia Linera, le sous-commandant Marcos ou encore Edward Saïd. Comment réduire ce fossé entre les pensées critiques et leurs expérimentations dans le réel ?

Les pen­seurs cri­tiques sont désor­mais qua­si exclu­si­ve­ment des uni­ver­si­taires. Il arrive bien enten­du que des syn­di­ca­listes, des mili­tants asso­cia­tifs, des diri­geants de par­ti, des jour­na­listes ou des gué­rille­ros pro­duisent des théo­ries cri­tiques. Mais dans la plu­part des cas, ces pen­sées sont éla­bo­rées par des pro­fes­seurs, et plus pré­ci­sé­ment des pro­fes­seurs de sciences humaines.

Cette pro­fes­sion­na­li­sa­tion de la cri­tique consti­tue une rup­ture par rap­port à des périodes anté­rieures de l’histoire des pen­sées cri­tiques, et par­ti­cu­liè­re­ment par rap­port au mar­xisme clas­sique, disons de la fin du 19e siècle à la fin des années 1920. Lénine, Trots­ky, Rosa Luxem­bourg ou Gram­sci, bien enten­du, n’étaient pas des uni­ver­si­taires, ils étaient des mili­tants et des diri­geants d’organisations ouvrières. Ceci implique que le rap­port à la poli­tique des pen­seurs cri­tiques contem­po­rains est dif­fé­rent de ceux de géné­ra­tions anté­rieures de pro­duc­teurs intel­lec­tuels. Ce rap­port est beau­coup plus dis­tant, l’université ayant un effet de « tour d’ivoire ».

Com­ment faire pour com­bler cette sépa­ra­tion de la théo­rie et de la pra­tique ? Je conti­nue à croire que les par­tis poli­tiques — mais aus­si les syn­di­cats et les asso­cia­tions — de la gauche radi­cale sont les lieux par excel­lence où la cir­cu­la­tion des savoirs et des expé­riences peut s’opérer. C’est la rai­son pour laquelle je suis pour ma part cri­tique vis-à-vis des ten­dances à l’inorganisation et au spon­ta­néisme que l’on constate dans un mou­ve­ment comme l’altermondialisme (un mou­ve­ment qui a par ailleurs d’immenses qua­li­tés). La rup­ture entre la théo­rie et la pra­tique est un fait mas­sif, qu’il faut com­battre, mais que l’on ne peut com­battre qu’en s’organisant…

Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche, Une cartographie des nouvelles pensées critiques, La Découverte / Zones, 2010.

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