Dave Sinardet

Culture, Médias et clivages linguistiques

Photo : André Delier

Dave Sinar­det est poli­to­logue et est pro­fes­seur à la VUB, à l’Université d’Anvers et aux Facul­tés Uni­ver­si­taires Saint-Louis (FUSL) où il donne le cours « Media en Poli­tiek » en néer­lan­dais dans le cadre du pro­gramme bilingue des FUSL. Il est aus­si chro­ni­queur au « De Stan­daard » depuis 4 ans et l’a été au Soir pen­dant deux ans. Dave Sinar­det est sur­tout connu dans les médias fran­co­phones comme poli­to­logue néer­lan­do­phone à qui on s’empresse de deman­der son exper­tise en matière de poli­tique belge. Ren­contre autour des médias et de la culture et de leurs por­tées dans le débat communautaire.

Vous êtes souvent présent sur le sol bruxellois ?

Oui, on pour­rait dire qu’à Bruxelles, je trans­gresse toutes les fron­tières qu’elles soient lin­guis­tiques, ou qu’elles soient phi­lo­so­phiques, en ensei­gnant tant à la VUB qu’à Saint-Louis. Dans mon tra­vail aca­dé­mique, je me concentre notam­ment sur le fédé­ra­lisme, le natio­na­lisme et aus­si beau­coup sur la Bel­gique ce qui nous amène direc­te­ment vers la réforme de l’État.

Mais je trouve que les acteurs du monde aca­dé­miques doivent aus­si par­ti­ci­per au débat public, sur­tout quand ils tra­vaillent sur des sujets de socié­té impor­tants. Et puisque je tra­vaille sur la poli­tique belge, et notam­ment sur ses aspects com­mu­nau­taires, il est logique que je par­ti­cipe au débat des deux côtés de la fron­tière lin­guis­tique et que j’accepte donc aus­si les invi­ta­tions des médias fran­co­phones. Ce qui est drôle, c’est que les médias fla­mands me consi­dèrent par­fois comme un spé­cia­liste de la Bel­gique fran­co­phone, tan­dis que du côté fran­co­phone, je suis consi­dé­ré comme l’expert de la Flandre. Alors que je suis avant tout un expert de poli­tique belge et que je dois donc connaître le tout et ana­ly­ser les choses dans leur glo­ba­li­té. Mais voi­là ce qui arrive donc dans un sys­tème média­tique scin­dé sur base lin­guis­tique : des deux côtés, on devient l’expert de l’autre côté.

Quel regard portez-vous sur la manière dont les francophones perçoivent leurs concitoyens flamands, ont-ils les bonnes clés pour se comprendre mutuellement ?

Ce pro­blème de per­cep­tion mutuelle se trouve peut-être déjà un peu dans votre ques­tion. Je parle de la ten­dance à pré­sen­ter les Fla­mands et les fran­co­phones comme deux blocs homo­gènes. Les fran­co­phones et les Fla­mands ne sont bien sûr pas tous les mêmes, les per­cep­tions qui existent chez les fran­co­phones sur les Fla­mands et inver­se­ment sont toutes aus­si diverses. Dans la ques­tion com­mu­nau­taire, un des pro­blèmes, c’est jus­te­ment cette homo­gé­néi­sa­tion, y com­pris dans l’analyse poli­tique. Dans les médias fran­co­phones, on parle sou­vent de « la Flandre » qui veut ceci ou cela, mais, en fait, la Flandre est une socié­té pro­ba­ble­ment aus­si divi­sée que l’est la Bel­gique. Certes, les résul­tats élec­to­raux en Flandre vont plus à droite, mais en même temps il existe un monde entre la Flandre de Groen ! et celle du Vlaams Belang.

Bien sûr, la manière dont notre sys­tème est orga­ni­sé, tant sur le plan poli­tique que sur le plan média­tique, incite à ana­ly­ser en terme de blocs et donc à ren­for­cer le cli­vage com­mu­nau­taire. Les par­tis poli­tiques sont tous orga­ni­sés sur base lin­guis­tique, il n’y a pas de par­tis natio­naux. Il n’y a pas de médias natio­naux non plus. Et ces der­niers n’organisent même pas d’émissions poli­tiques ensemble… Nous avons donc des par­tis fran­co­phones qui s’adressent uni­que­ment à des élec­teurs fran­co­phones à tra­vers des médias fran­co­phones. Tout cet appa­reillage poli­tique est très séparé.

Les médias renforcent-ils les clivages linguistiques ?

Les médias ont cer­tai­ne­ment leur part de res­pon­sa­bi­li­tés. Ce n’est pas la faute des jour­na­listes mais celle de ce sys­tème poli­tique et média­tique dans lequel ils tra­vaillent. Par exemple, j’entends sou­vent des jour­na­listes fran­co­phones et néer­lan­do­phones se plaindre que des ministres fédé­raux de l’autre rôle lin­guis­tique ne veulent pas venir dans des émis­sions ou débats. C’est bien sûr sur­tout parce qu’ils n’ont pas d’intérêt élec­to­ral à le faire. C’est un élé­ment qu’il faut prendre en compte.

Ma thèse de doc­to­rat était jus­te­ment consa­crée au rôle des médias dans les rela­tions com­mu­nau­taires et le sys­tème fédé­ral. J’ai notam­ment ana­ly­sé les débats domi­ni­caux sur Bruxelles-Hal-Vil­voorde (BHV) pen­dant une année tant à la VRT qu’à la RTBF. C’était la période 2004 – 2005, la pre­mière grande crise poli­tique sur BHV. La plu­part des débats se tenaient entre Fla­mands à la VRT et entre fran­co­phones à la RTBF. Mais sur­tout, les débats ne trai­taient en fait pas du fond de la ques­tion : faut-il oui ou non scin­der BHV et quels sont les argu­ments pour et contre. Non, les débats par­taient d’une pré­misse pré­éta­blie : à la VRT on ne remet­tait jamais en ques­tion le fait que BHV devait effec­ti­ve­ment être scin­dé ; à la RTBF on ne remet­tait pas en ques­tion le fait que BHV ne devait pas être scin­dé. Les débats por­taient alors sur le fait de savoir pour­quoi les poli­tiques n’avaient pas encore tenu leurs pro­messes. À un moment, on inter­ro­geait même de façon cri­tique les poli­tiques parce qu’ils allaient négo­cier sur la ques­tion. À la VRT, on leur disait : « vous aviez quand même dit que BHV pou­vait être voté au par­le­ment avec une majo­ri­té fla­mande et main­te­nant, on entend dire que vous allez quand même négo­cier avec les fran­co­phones ». Et à la RTBF : « Vous disiez qu’il n’était pas ques­tion de scin­der BHV et donc de négo­cier sur ce point avec les Fla­mands, et main­te­nant voi­là que vous le faites. » Au lieu d’offrir la pos­si­bi­li­té d’avoir un débat sur le fond des choses entre Fla­mands et fran­co­phones, on par­tait déjà de part et d’autre d’une pré­misse. Sur BHV, il est cer­tain que les médias ont contri­bué à pola­ri­ser la ques­tion et à faire en sorte qu’il devienne un pro­blème poli­tique majeur. Mais il y a bien sûr aus­si une grande res­pon­sa­bi­li­té politique.

Comment voyez-vous la Belgique dans quelques années ?

C’est très dif­fi­cile à pré­dire dans un contexte poli­tique, socio-éco­no­mique et finan­cier aus­si cha­hu­té que le nôtre aujourd’hui. Sur l’évolution ins­ti­tu­tion­nelle, cela dépen­dra notam­ment des résul­tats élec­to­raux de 2014 et du score de la N‑VA. Et ce score dépen­dra lui-même, entre autres, des deux pro­chaines années, de mon­trer que la Bel­gique peut être gou­ver­née de façon effi­cace et intelligente.

Et cela dépen­dra aus­si des par­tis fran­co­phones, qui portent aus­si une part de res­pon­sa­bi­li­té dans le suc­cès d’un par­ti comme la N‑VA. Rap­pe­lez-vous des décla­ra­tions poli­tiques qui disaient que toute réforme de l’État était égale à une scis­sion du pays, long­temps avant que la N‑VA ait un si grand suc­cès. Au lieu d’entamer un dia­logue sérieux, on asso­ciait toute demande de réforme de l’État néces­sai­re­ment comme étant une volon­té de sépa­ra­tisme, je pense que ça n’a sûre­ment pas faci­li­té les choses. Non, il est trop facile de dire que les gen­tils fran­co­phones sont vic­times des mau­vais Fla­mands natio­na­listes. En plus, la plu­part des res­pon­sables poli­tiques fran­co­phones n’ont jamais réel­le­ment inves­ti dans une meilleure cohé­sion natio­nale. Ils ont main­te­nant un dis­cours pro-belge, mais il est sou­vent hypo­crite, parce qu’il ne s’accompagne pas de pro­po­si­tions concrètes pour amé­lio­rer la cohé­sion fédé­rale. Ces par­tis ont même sou­vent blo­qué des ini­tia­tives qui allaient dans ce sens : ain­si le PS et le CDH, quand ils se sont oppo­sés à plu­sieurs reprises ces der­nières décen­nies, à une cir­cons­crip­tion fédé­rale. Des demandes de régio­na­li­sa­tions absurdes et aber­rantes, comme celles du com­merce exté­rieur ou de la coopé­ra­tion au déve­lop­pe­ment, sont venues aus­si et sou­vent même sur­tout de par­tis fran­co­phones. Autre exemple, l’apprentissage du néer­lan­dais en Wal­lo­nie qui a tou­jours lais­sé à dési­rer. Le néer­lan­dais n’est même pas la deuxième langue offi­cielle dans les écoles fran­co­phones, comme le fran­çais l’est tou­jours en Flandre. Les années 1930 ont été un moment char­nière, celui où la Bel­gique aurait pu deve­nir un exemple pour d’autres démo­cra­ties mul­ti­lingues : à l’époque, on a choi­si d’introduire l’unilinguisme régio­nal. De nom­breux repré­sen­tants fran­co­phones, notam­ment les natio­na­listes wal­lons, n’ont pas vou­lu du bilin­guisme géné­ra­li­sé, ensemble avec les natio­na­listes fla­mands. Ce ne sera pas la der­nière fois où cer­tains poli­tiques fran­co­phones seront des alliés objec­tifs des natio­na­listes flamands.

Vous prônez une circonscription électorale fédérale, qu’est-ce que cela pourrait amener au pays ?

Je plaide déjà pour cette idée depuis plus de six ans, que ce soit dans les médias fran­co­phones ou néer­lan­do­phones. Bien sûr, il ne faut pas dire que c’est le remède miracle qui ferait de notre pays un modèle de démo­cra­tie, mais quand même, je crois que cela pour­rait effec­ti­ve­ment résoudre des choses sur deux plans.
Une cir­cons­crip­tion fédé­rale pour­rait d’une part contri­buer à évi­ter les blo­cages comme ceux que l’on a connus ces der­nières années.

Un autre élé­ment, peut-être encore plus impor­tant, est l’aspect démo­cra­tique. Car en fin de compte, nous sommes fina­le­ment gou­ver­nés par le Gou­ver­ne­ment fédé­ral (donc par des ministres fran­co­phones et fla­mands), mais on ne peut voter que pour la moi­tié des par­tis qui y sont repré­sen­tés. Concrè­te­ment depuis 1974, il y a tou­jours eu un Pre­mier ministre issu d’un par­ti fla­mand, qui ne se pré­sen­tait pas aux élec­tions dans les cir­cons­crip­tions wal­lonnes. Inver­se­ment, la plus grande par­tie de la Flandre n’a plus pu se pro­non­cer sur le ministre des Finances depuis 1988, car il est tou­jours issu d’un par­ti fran­co­phone. On devrait avoir un sys­tème démo­cra­tique où ceux qui veulent faire une poli­tique pour tout le pays soient aus­si inci­tés élec­to­ra­le­ment à tenir compte des inté­rêts des gens dans l’ensemble du pays et pas seule­ment les gens de leur propre com­mu­nau­té, qui peuvent voter pour eux.

Comme je le disais tout à l’heure, par­fois des ministres fédé­raux ne veulent pas se rendre dans les médias de l’autre côté de la fron­tière lin­guis­tique pour défendre leur poli­tique, alors qu’ils prennent des déci­sions pour tout le monde. Pour Bart De Wever ou Alexan­der De Croo, le dimanche matin, il est plus inté­res­sant de pas­ser dire bon­jour à quelques per­sonnes au mar­ché local que d’aller au stu­dio de la RTBF. Même chose pour Joëlle Mil­quet ou Elio Di Rupo avec les stu­dios de la VRT. Bien sou­vent, dans les dis­cus­sions sur la réforme de l’État, on a don­né des défi­ni­tions au mot « res­pon­sa­bi­li­sa­tion » qui n’était pas très cor­rectes, mais ici c’est vrai­ment une ques­tion de res­pon­sa­bi­li­sa­tion poli­tique : les diri­geants doivent être res­pon­sables devant tous les habi­tants du pays. Il y a d’ailleurs une toute nou­velle péti­tion (www.be4democracy.be) pour une cir­cons­crip­tion fédé­rale qui vient d’être lan­cée et que je sou­tiens. Elle a déjà récol­té plus de 15.000 signa­tures en une semaine. Ce sont sur­tout dif­fé­rents mou­ve­ments de jeunes qui se sont regrou­pés : Shame, Plan B, et Cam­ping 16.

Ce débat ne doit d’ailleurs pas se limi­ter à la Bel­gique, je crois qu’il sera néces­saire d’avoir à terme aus­si une forme de cir­cons­crip­tion euro­péenne pour les élec­tions euro­péennes. Pour répondre à la crise euro­péenne actuelle, l’Europe devra deve­nir poli­ti­que­ment encore plus inté­grée. Si on connaît toute cette crise main­te­nant, c’est entre autres parce qu’il y a une inté­gra­tion moné­taire qui n’est pas suf­fi­sam­ment accom­pa­gnée d’une vraie inté­gra­tion poli­tique. Mais si l’Europe doit être dotée de plus de pou­voirs poli­tiques, il faut aus­si qu’elle devienne plus démo­cra­tique. Aujourd’hui, ce sont Sar­ko­zy et Mer­kel qui décident de pra­ti­que­ment tout. Il fau­dra trou­ver les moyens de ren­for­cer la démo­cra­tie en Europe, je crois que le seul moyen sera de faire une Europe plus fédérale.

Croyez-vous qu’il y a encore un parti de gauche à l’heure actuelle ?

Bonne ques­tion, mais com­ment défi­nir ce que c’est qu’être de gauche aujourd’hui ? Nous sommes dans un contexte dif­fi­cile pour la gauche avec notam­ment la crise finan­cière et le poids de l’Europe et de ses par­tis conser­va­teurs au pou­voir. Sur­tout que c’est un contexte qui donne par­fois à pen­ser qu’il n’y a plus de débats idéo­lo­giques, qu’il n’y a plus d’alternative aux poli­tiques de droite menées dans beau­coup de pays et qui sont même recom­man­dées par la Com­mis­sion euro­péenne. En fait, le vrai défi est démo­cra­tique, pas seule­ment pour la gauche, mais quand même spé­ci­fi­que­ment pour la gauche. Avec la crise de l’Euro, il devient de plus en plus clair que nous ne sommes en fait pas gou­ver­nés par des res­pon­sables poli­tiques, mais bien par les mar­chés, avec l’Union Euro­péenne – ou plu­tôt Mer­kel et Sar­ko­zy – qui joue comme une sorte d’intermédiaire. Bien sûr, on a tou­jours un peu de marge en tant qu’État natio­nal, mais comme on l’a vu pour la confec­tion du bud­get et la prise de mesures socio-éco­no­miques struc­tu­relles sur le chô­mage et les pen­sions, fina­le­ment, on doit quand même faire en sorte que le résul­tat satis­fasse l’Europe et les mar­chés. Tout le monde semble avoir sim­ple­ment accep­té ce fait. Per­sonne ne remet en ques­tion le fait que les mar­chés puissent déci­der de ce que doivent faire les États. Voi­là un défi pour la gauche, mais qui devra bien sûr être trai­té à un niveau euro­péen, voire plus globalement.

La seule vraie solu­tion pour la crise de l’Euro, c’est de ren­for­cer l’intégration poli­tique de l’Europe. Main­te­nant, il y a une inté­gra­tion moné­taire, mais sans vraie inté­gra­tion poli­tique, les pays natio­naux res­tent des vic­times poten­tielles des mar­chés. Il faut donc don­ner encore plus de pou­voirs à l’Europe, mais alors va aus­si beau­coup plus for­te­ment se poser la ques­tion de la légi­ti­mi­té démo­cra­tique de cette Europe. Il fau­dra trou­ver des méca­nismes qui résolvent le défi­cit démo­cra­tique actuel, sur­tout si l’Europe devient encore plus forte. Et la seule façon, à mon avis, c’est de faire une Europe plus fédé­rale. Par exemple, avec le même type d’instruments qui pour­raient aus­si ren­for­cer la démo­cra­tie belge, comme une cir­cons­crip­tion euro­péenne pour élire une par­tie des par­le­men­taires euro­péens, ou au moins pour élire le pré­sident de la Com­mis­sion euro­péenne. Fina­le­ment, tant la Bel­gique que l’Europe font face à un même défi : com­ment bien adap­ter ses ins­ti­tu­tions à une démo­cra­tie mul­ti­lingue ? La Bel­gique pour­rait mon­trer le che­min, mais ne semble pas vrai­ment capable de se renouveler.

Que pensez-vous de l’organisation de référendums, dernièrement du G1000, juste un effet tendance ou très important d’un point de vue citoyen ?

Je fais par­tie des orga­ni­sa­teurs du G1000. Je crois cer­tai­ne­ment à la néces­si­té d’avoir plus de par­ti­ci­pa­tion poli­tique et je crois qu’il faut aus­si réflé­chir aux manières de renou­ve­ler le sys­tème démo­cra­tique sans remettre en cause la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive en tant que telle. Il y a quand même des moyens intel­li­gents de ren­for­cer la démo­cra­tie et dans ce sens, je suis assez par­ti­san de la méthode que l’on appelle « démo­cra­tie déli­bé­ra­tive ». C’est une manière intel­li­gente de faire par­ti­ci­per les gens à la poli­tique, en les infor­mant d’abord sur des thé­ma­tiques avec l’aide d’experts. Ain­si, au G1000, pour intro­duire chaque thème, il y avait tou­jours deux experts : un néer­lan­do­phone et un fran­co­phone qui ont intro­duit les débats. Ensuite, on les incite à réflé­chir sur ces thèmes et sur­tout à dis­cu­ter ou déli­bé­rer ensemble, aidés par des modé­ra­teurs pro­fes­sion­nels. Le pro­ces­sus en lui-même est impor­tant. Au G1000, c’était assez impres­sion­nant de voir tous ces gens réunis pour par­ler ensemble des défis com­muns. Sur­tout qu’il s’a­gis­sait de gens qui n’ont pour la plu­part pas sou­vent l’occasion de se croi­ser et de par­ler ensemble. On a essayé d’avoir beau­coup de diver­si­té : il y avait des tables où se côtoyaient des gens d’origines musul­manes, des jeunes, des plus vieux, des gens de classes sociales dif­fé­rentes. Il y avait aus­si trente tables bilingues, ce qui rejoint ce dont je par­lais tout à l’heure : Fla­mands et fran­co­phones parlent sou­vent les uns des autres, mais si peu les uns avec les autres. On a donc aus­si créé cet espace de dia­logue fédé­ral. Ce type de tables de dis­cus­sion a per­mis aux gens de mieux com­prendre pour­quoi quelqu’un avec un par­cours bien dif­fé­rent peut avoir un point de vue dif­fé­rent sur cer­tains enjeux de socié­té. Et ain­si lui faire consta­ter qu’il n’est pas tou­jours facile de trou­ver un consen­sus qui satis­fasse les uns les autres. Je crois aus­si que de telles dis­cus­sions per­met­tront de trou­ver par­fois des solu­tions inté­res­santes aux­quelles le monde poli­tique ne pense pas tou­jours, car il est trop enfer­mé dans des struc­tures, dans des inté­rêts de par­tis. Je trouve que c’est une méthode plus por­teuse qu’un réfé­ren­dum où là on demande sim­ple­ment aux gens de répondre par « oui » ou par « non » à une ques­tion très complexe.

Quelle place pour la culture dans votre quotidien ?

Ces der­nières années, mal­heu­reu­se­ment pas une place aus­si grande que j’aimerais. Tout ce qui est lié à mon tra­vail a pris beau­coup de place. Mais j’essaie néan­moins de trou­ver du temps, notam­ment pour la lit­té­ra­ture, sur­tout pen­dant les vacances qui sont un peu l’occasion de se rat­tra­per. La musique est aus­si très impor­tante dans mon quo­ti­dien. Quand je tra­vaille, je mets sou­vent de la musique, même quand j’écris, cela me donne sou­vent plus d’énergie. À d’autres moments, cela peut me détendre et me cal­mer. Il y a de la musique pour chaque occa­sion. J’ai des goûts assez éclec­tiques. J’aime beau­coup de genres, sauf des trucs comme la house ou le metal, et bien sûr je n’aime pas tout dans ces genres. Mais j’aime autant la musique clas­sique que le jazz, la pop, le rock, les sin­ger-song­wri­ters comme on dit, la musique du monde ou encore la chan­son fran­çaise ou sa variante néer­lan­do­phone, le ‘klein­kunst’. Côté fran­co­phone, il y a les grands clas­siques comme Brel, Fer­ré, Bras­sens, Gains­bourg. Mais j’aime aus­si beau­coup Alain Sou­chon que je met­trais au même niveau : ses textes sont sou­vent d’une poé­sie et d’une pré­ci­sion impres­sion­nante, avec des textes par­fois très intros­pec­tifs mais aus­si par­fois des cri­tiques de socié­té mor­dantes, comme dans ‘Foule Sen­ti­men­tale’. Plus récem­ment, j’aime sur­tout Vincent Delerm ou Ben­ja­min Bio­lay. J’aime aus­si les groupes de pop-rock anglo-saxon récents comme Beach House, Arcade Fire, The XX, Grizz­ly Bear, Death Cab for Cutie ou The Bony king of now­here qui a signé la musique du film « Les Géants » de Bou­li Lan­ners. Et j’adore sur­tout Fleet Foxes. Dans le registre sin­ger-song­wri­ters anglais, Paul Simon est un de mes grands favo­ris depuis tou­jours. « Gra­ce­land » reste pour moi un album épous­tou­flant, très éner­gique avec en même temps des touches de mélan­co­lie. Mais j’aime aus­si la pop plus com­mer­ciale. J’ai écrit une par­tie de mon doc­to­rat en écou­tant Elton John.

Côté sep­tième art, j’aime des cinéastes comme Ozon, Truf­faut, Kubrick, Orson Welles, Hit­ch­cock. Et je suis sur­tout aus­si un fan de séries télé. Ces der­nières années, on a fait des choses plus inté­res­santes en télé qu’en ciné­ma avec des séries comme Les Sopra­nos, Mad Men ou In Treat­ment. Ma série favo­rite ces der­nières années c’est Six Feet Under, entre autres parce qu’elle réus­sit si bien à bros­ser un por­trait psy­cho­lo­gique de ses per­son­nages. Et bien sûr, il y a les clas­siques de l’humour bri­tan­nique, comme Bla­ckad­der ou plus récem­ment The Office et Extras, de Ricky Ger­vais. Une de mes séries bri­tan­niques favo­rites est ‘Yes, Minis­ter’ : c’est extrê­me­ment drôle, avec un humour très fin et des acteurs fabu­leux, mais en même temps aus­si très didac­tique pour com­prendre la poli­tique et notam­ment la rela­tion entre poli­tique et admi­nis­tra­tion en Grande-Bre­tagne. Je le conseille­rais à tout étu­diant en Science poli­tique. Mal­heu­reu­se­ment, cette série n’est presque pas connue dans le monde fran­co­phone, comme la plu­part des séries bri­tan­niques d’ailleurs, c’est vrai­ment un manque. Sur­tout qu’en termes de séries humo­ris­tiques ou dra­ma­tiques, la télé­vi­sion fran­çaise est un peu dépri­mante. La télé­vi­sion belge fran­co­phone aus­si d’ailleurs, qui dif­fuse sur­tout la pro­duc­tion fran­çaise. Je trouve d’ailleurs incom­pré­hen­sible qu’on n’a presque pas de bonne satire poli­tique en Bel­gique, ni en Flandre, ni en Bel­gique fran­co­phone. Il y a en fait seule­ment « Sois-Belge et tais-toi » que je trouve très drôle, mais ce n’est qu’une fois par an, c’est très caba­ret et basé sur l’imitation. Je rêve d’une série sati­rique mor­dante, mais qui serait en même temps didac­tique dans le sens ou elle essaie­rait aus­si d’expliquer cer­taines dyna­miques sous-jacentes de la poli­tique belge en y jetant un regard critique.

Ne pensez-vous pas que les artistes contribuent à estomper tout ce qui est conflit linguistique, ils travaillent dans l’optique de créer ensemble et de justement gommer toutes ces querelles linguistiques. Ne sont-ils pas de bons indicateurs ?

En tout cas, quand on com­pare la Flandre avec d’autres régions dans le monde où il y a des demandes pour plus d’autonomie comme le Qué­bec, la Cata­logne ou l’Écosse, on constate que dans ces régions-là, beau­coup d’artistes sont assez natio­na­listes. Parce que leur demande d’autonomie vient d’une sorte de quête de recon­nais­sance cultu­relle. En Flandre, cela a en par­tie aus­si été le cas dans le pas­sé, mais depuis un bon nombre d’années, il faut consta­ter qu’en majeure par­tie, le monde cultu­rel fla­mand est plu­tôt bel­gi­ciste et se dis­tance par­fois expli­ci­te­ment du natio­na­lisme fla­mand, que ce soient des écri­vains comme Tom Lanoye ou Dimi­tri Verhul­st, des artistes pop comme Clou­seau, Bart Pee­ters ou Milow ou des artistes rock comme Deus ou Daan. Des gens comme Tom Lanoye, Bart Pee­ters, chan­teur et pré­sen­ta­teur télé très popu­laire ou Daan se sont récem­ment pro­non­cé de manière assez claire et cri­tique vis-à-vis de Bart De Wever. Pour­tant, la culture est une com­pé­tence exclu­sive des com­mu­nau­tés en Belgique.

On peut d’ailleurs se deman­der si c’est si bien logique. Récem­ment, des artistes fla­mands ont plai­dé pour une com­pé­tence fédé­rale pour la culture, com­plé­men­taire à celle des com­mu­nau­tés. L’idée était sou­te­nue par des res­pon­sables poli­tiques comme Karel De Gucht, Rik Torfs et Caro­line Gen­nez. Mais cela n’a pas créé un vrai débat. Pour­tant, ce ne serait pas illo­gique. On pour­rait alors sou­te­nir des ini­tia­tives cultu­relles qui ne sont pas spé­ci­fi­que­ment fla­mandes ou fran­co­phones mais bilingues, ima­gi­ner des col­la­bo­ra­tions entre un théâtre à Anvers et un théâtre à Char­le­roi. Fina­le­ment, si on veut gar­der une Bel­gique fédé­rale – et ce serait bien sûr légi­time de dire qu’on ne veut plus la gar­der – et donc conti­nuer à for­mer un pays, on doit essayer d’abolir la mécom­pré­hen­sion mutuelle qui nous fait perdre énor­mé­ment de temps. Ten­tons alors d’organiser au mieux ce vivre ensemble. Si on veut gar­der une soli­da­ri­té inter­per­son­nelle fédé­rale, il est aus­si impor­tant d’avoir une base commune.

Ce n’est pas que tout le monde « il est beau et il est gen­til », il y a cer­tai­ne­ment des dif­fé­rences, mais plu­tôt que de les mettre au fri­go, essayons d’en par­ler. En pour­sui­vant le même rai­son­ne­ment, pour­quoi n’aurions-nous pas éga­le­ment une com­pé­tence fédé­rale au niveau des médias, pour sou­te­nir acti­ve­ment des col­la­bo­ra­tions entre la VRT et la RTBF, par exemple des débats com­muns ? Car, fina­le­ment, quel est l’intérêt à avoir des sys­tèmes qui créent des mal­en­ten­dus com­mu­nau­taires, des cli­chés et des cari­ca­tures ? Ce que je trouve très bizarre, c’est que les par­tis qui disent qu’ils ne veulent pas la fin du pays, ne réflé­chissent pas en même temps à com­ment amé­lio­rer le sys­tème actuel, qui n’est clai­re­ment pas idéal.

Nous sor­tons d’une crise poli­tique de quatre ans avec de lourdes consé­quences éco­no­miques faute de temps pour faire cer­taines réformes qu’on doit main­te­nant déci­der dans l’urgence. Je sup­pose que ceux qui veulent gar­der la Bel­gique ne sou­haitent pas que l’on ren­contre à nou­veau les mêmes pro­blèmes. C’est pour cela que je trouve un peu déce­vant que ces par­tis qui se disent non sépa­ra­tistes ne fassent pas un pas plus loin. Qu’ils ne réflé­chissent pas plus fon­da­men­ta­le­ment à com­ment amé­lio­rer struc­tu­rel­le­ment le fonc­tion­ne­ment du pays.

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