Quelle est votre analyse de la question du temps de travail actuel ?
Selon nous, le partage du temps de travail actuel dans tous les pays d’Europe est un non-sens. On dit que la France est passée à 35 heures mais c’est faux. Certes, la durée légale est à 35 h, mais la durée réelle (c’est-à-dire avec les heures sup déclarées) est revenue à 39,6 h d’après l’INSEE. On a d’un côté ceux qui travaillent plein pot, qui sont donc toujours à 39 – 40 h et d’un autre côté, ceux qui sont au chômage et qui travaillent 0 h ! Les seuls qui en profitent sont les actionnaires. Quand il y a autant de chômeurs et de gens en petits boulots de 10 – 15h/semaines, ça crée une pression qui fait que les salariés ont la trouille, personne ne peut demander d’augmentation de salaire. Dans tous les pays d’Europe, la part qui va au salaire par rapport à celle qui va aux bénéfices diminue chaque année. Ça représente des sommes considérables qui devraient aller aux salariés, aux caisses de sécu, aux caisses de pensions, et qui vont dans la poche des actionnaires. On a vu les chiffres l’an dernier : + 30 % pour les dividendes alors que la croissance réelle est à 0,0 % ! Le partage actuel du travail est binaire, il est fait par le marché, il est stupide.
Que préconisez-vous aujourd’hui ?
On pense que d’un point de vue humain, d’un point de vue social, d’un point de vue économique et d’un point de vue anthropologique il faudrait aller vers un autre partage du travail et reprendre le mouvement historique de baisse du temps de travail. En un siècle, on a divisé par deux le temps de travail. Quoi qu’en dise Sarkozy, le sens de l’Histoire, ce n’est pas de « travailler plus pour gagner plus ». Dans tous nos pays, on est passé d’une semaine de 7 jours de travail à 6 jours. Puis de 6 à 5. On a donné les congés payés. En gros, on travaille tous deux fois moins qu’il y a un siècle et on gagne cinq fois plus ! Le sens de l’Histoire c’est ça : travailler beaucoup moins pour avoir du temps pour vivre et gagner bien de quoi vivre. Le sens de l’Histoire s’appelle l’intelligence humaine, le progrès social, la productivité bien partagée. Pourquoi ne pourrait-on pas reprendre ce mouvement ?
Depuis 30 ans et dans tous les secteurs, on a fait des gains de productivité colossaux avec les ordinateurs et les robots. Et c’est scandaleux de voir qu’on n’est pas capable de faire évoluer le contrat social et que du coup, cette productivité, au lieu de profiter à tout le monde, débouche sur une catastrophe sociale : des millions de chômeurs et de précaires dans tous les pays d’Europe et les seuls qui se goinfrent sont les actionnaires. C’est humainement dramatique et ça nous plante économiquement. La croissance retombe dans tous les pays car ce qui va à Mr ou Mme tout le monde est trop faible alors que ce qui va aux actionnaires et aux paradis fiscaux est beaucoup trop important. À un tel niveau d’inégalité, ce n’est pas juste un problème social ou anthropologique, ça devient même un problème économique.
Dans quelle mesure, un passage à une semaine de 4 jours changerait la situation économique et sociale actuelle ?
En France, la bonne nouvelle, c’est qu’on avait fait passer la Loi de Robien en 1996. 400 entreprises sont passées à la semaine de 4 jours avec le financement qu’on propose de généraliser. Par exemple les yaourts Mamie Nova. Leur usine produit 6 jours/semaine. Ils ont embauché 130 personnes. 130 personnes retrouvent un boulot, le yaourt est toujours aussi bon qu’avant et il ne coûte pas un centime plus cher. En fait, quand l’entreprise passe à la semaine de 4 jours, elle arrête de payer les cotisations chômage à condition de créer 10 % d’emploi. C’est comme ça que les coûts n’augmentent pas, que la production reste rentable et qu’on n’a pas besoin de baisser les salaires.
La question du temps de travail est fondamentale. Ce n’est pas le seul levier mais c’est sans doute le levier le plus puissant pour réduire le chômage et transformer nos modes de vie. Une étude du Ministère du Travail indique que si toutes les entreprises passaient à 4 jours/semaines on créerait 1,6 million d’emplois en France. En terme de volume d’emploi, c’est colossal. En terme anthropologique, d’accès à la culture, la question est fondamentale. En terme de rapport au travail, ce qui est intéressant, c’est qu’il y a un jour par semaine où le chef n’est pas là. Or, il faut quand même répondre au client et faire le boulot. Ça veut dire qu’on doit mettre en place une formation pour enrichir le travail afin que les ouvriers puissent faire le boulot eux-mêmes si le chef n’est pas là. Et du coup, dans beaucoup d’entreprises, le travail est plus intéressant et on constate une baisse de l’absentéisme.
Pourquoi, à gauche comme à droite, on a souvent l’impression de levée de boucliers lorsqu’on évoque l’idée de « travailler moins » ?
Il y a des blocages culturels. L’idée qu’en cas de crise on ne va pas s’en sortir en se faisant du bien et que si ça ne fait pas mal, ce n’est pas une bonne solution. Ma grand-mère dirait « c’est en travaillant plus qu’on s’en sortira ». Cela peut parfois être vrai du point de vue individuel mais du point de vue collectif, si on dit ça c’est qu’on n’a vraiment rien compris aux gains de productivité. Une partie de la classe politique n’a jamais mis les pieds dans une entreprise et ne se rend pas compte des gains de productivité qui ont été effectués — souvenez-vous de Chirac et du mulot, le président ne savait pas ce qu’était une souris ! Et elle se fout de la misère des chômeurs et des précaires. Si vous vous foutez de la vie des gens et qu’en même temps vous n’avez pas conscience de la révolution technologique qui a eu lieu, c’est difficile d’arriver à ces réflexions. Il y a toujours eu des blocages culturels à droite. Le patronat expliquait que si on donnait congé aux ouvriers le dimanche, ils allaient se mettre à boire, et que le lundi ils ne pourraient pas venir faire le boulot. En 1936, quand on a donné deux semaines de congés payés, le Figaro avait titré « La France ivrogne »…
Et à gauche ? En France, c’est pourtant elle qui a mis en place les 35 heures.
C’est qu’il y a eu de vraies erreurs avec les 35 heures en France. La méthode était brutale et le contenu de la loi était très ambigu. Une entreprise qui restait à 38 heures sans créer d’emploi pouvait bénéficier des mêmes exonérations qu’une entreprise qui passait aux 35 heures en créant un emploi. La Loi Aubry 2 poussait les entreprises à rester à 38 heures sans créer d’emploi. Le bazar qui a eu autour des 35 heures a dissuadé tous les gens normaux d’évoquer la question du temps de travail. Avec Michel Rocard, on a écrit un article sur cette question où on disait qu’on avait peur, à gauche, de faire le bilan des 35 heures. Martine Aubry n’a aucune envie qu’on fasse ce bilan, Hollande non plus. Ils ont tous voté cette loi sachant qu’elle était ambigüe. Un dirigeant syndicaliste belge me confiait il y a quelque temps qu’à cause des 35 heures et de leur bilan compliqué en France, on a peur d’être ridicule dans tous les pays d’Europe si on reparle du partage du temps de travail. Rendez-vous compte, pendant un siècle, c’était le grand combat des forces de progrès, et c’est devenu le grand tabou !
Cela dit, c’est une revendication portée par certains syndicats belges, français ou encore allemand comme le syndicat Ver.di. Et on commence à s’apercevoir qu’il n’y a plus de croissance et qu’il ne faut donc plus compter là-dessus pour réduire le chômage. Qu’on ne pourra pas relancer l’activité s’il y a toujours plus de chômeurs et de précaires. Les esprits évoluent. Aux États-Unis, coup sur coup, Robert Reich, le bras droit de Bill Clinton, a dit que la grande réforme du deuxième mandat de Obama devrait être de baisser le temps de travail sans baisser les salaires avec une réforme fiscale et deux milliardaires américains ont déclaré que, vu les gains de productivité, les robots et les ordinateurs, il fallait passer à la semaine des 3 jours. Je suis doublé sur ma gauche !
En Belgique comme en France, le système de retraite par répartition est menacé, en tout cas annoncé comme mourant. Pour le sauver, on entend souvent dire qu’il faut retarder l’âge de départ à la retraite. Qu’en pensez-vous ?
En France, à 62 ans, l’âge moyen de départ en retraite, 81 % des gens sont au chômage. Dire aux gens de travailler plus longtemps s’ils sont au chômage est donc un non-sens. La question de travailler plus longtemps n’a de sens que si on lutte contre le chômage. Et donc, si on travaille beaucoup moins, chaque semaine ou chaque année. Ça passe par une réduction de la durée hebdomadaire du temps de travail. Et ça ne me gêne pas de me dire que je travaillerais jusque 63 ou 64 ans si on passe à la semaine de 4 jours, si j’ai une année sabbatique tous les 7 ans, si j’ai un boulot qui n’est pas trop fatigant, pas trop usant et si j’ai pris le goût à d’autres activités et que j’ai du temps pour les réaliser. Je préférerais qu’à 30 ans, à 40 ans, à 50 ans, on ait du temps pour vivre et non pas une vie de dingue à 50 heures par semaine et d’arriver à la retraite avec plein de temps vide dont on ne sait pas quoi faire. On peut peut-être trouver un nouvel équilibre où ce ne serait pas dramatique de travailler un peu plus longtemps si on peut le faire, si on n’est pas fatigué (ça dépend des métiers) et si pendant toute sa vie on a eu accès à la culture.
Que faire de tout ce temps libre ?
La question de l’accès à la culture pendant le temps libre est une question fondamentale. Car en tant que telle, la réduction du temps de travail peut être la meilleure comme la pire des choses. Huxley expliquait qu’en l’an 2000, on travaillerait 30 heures par semaine et que la plupart des gens regarderaient des pubs et du porno en buvant du Coca-Cola. Je n’ai rien contre les pubs ou le porno, je bois du coca des fois, mais ce n’est pas un projet de société. Quel accès à la culture, à la citoyenneté, à la convivialité ? Comment peut-on amener des gens qui ont décroché des activités culturelles à y reprendre goût pendant leur temps libre sans que ça leur coûte la peau des fesses ? Comment permettre à tous ceux qui le veulent de faire de la musique ou du théâtre ? Comment on peut modifier les rythmes scolaires pour que les gens s’occupent du club théâtre, piscine, foot de l’école de leur quartier ?
Interview réalisée en septembre 2014