Isabelle Cassiers

Changer d’indicateurs pour changer l’avenir

Illustration : Alice Bossut

Isa­belle Cas­siers, pro­fes­seure d’économie à l’UCL et cher­cheuse au FNRS, pro­pose depuis plu­sieurs années de redé­fi­nir la notion de pros­pé­ri­té, trop sou­vent assi­mi­lée à la crois­sance du PIB. Cet indi­ca­teur, qui nous entrave face aux défis éco­lo­giques et sociaux de l’heure, foca­lise l’attention sur une dimen­sion essen­tiel­le­ment mar­chande de l’activité humaine. Ceci ren­force la com­pé­ti­tion et la recherche conti­nue de ren­ta­bi­li­té mais pas le bien-être ou le bien vivre. L’expérience du Bhou­tan, qui a adop­té le Bon­heur natio­nal brut comme indi­ca­teur radi­ca­le­ment alter­na­tif au PIB, pour­rait nous ins­pi­rer pour ten­ter de déco­lo­ni­ser notre imaginaire.

L’univers social dans lequel nous vivons semble largement imprégné de la recherche du moindre coût, de la gestion permanente, de la rentabilité à tout prix et de « l’entreprise über alles » suivant la formule d’Edgar Morin. Tout doit se chiffrer et être chiffré, être mesuré et classé pour exister et on en arrive de plus en plus à une « gouvernance par les nombres ». Pourquoi le tout quantitatif domine notre univers social ?

La gou­ver­nance par les nombres est l’aboutissement d’un pro­ces­sus qui s’est déve­lop­pé au cours des deux ou trois der­nières décen­nies, en lien avec cer­tains traits de la glo­ba­li­sa­tion néo­li­bé­rale qui a per­mis le triomphe de la quête de ren­ta­bi­li­té. La géné­ra­li­sa­tion d’un esprit de com­pé­ti­tion et la trans­po­si­tion des normes mana­gé­riales à des pans entiers de la socié­té (uni­ver­si­tés, fonc­tion publique, hôpi­taux…) requièrent des ins­tru­ments de com­pa­rai­son et d’évaluation. Les États eux-mêmes sont pris dans une logique de com­pé­ti­ti­vi­té et sou­mis au bench­mar­king. Dans ce contexte, le rôle des indi­ca­teurs s’accroît, comme outil d’incitation ou de coor­di­na­tion « souple », d’une manière qui dis­si­mule l’origine du pou­voir, là où plus aucune ins­tance ne semble déte­nir le pou­voir de gou­ver­ner par l’imposition de règles ou de coor­don­ner des déci­sions qui ont été ren­dues à la sphère privée.

Tout se passe comme si une logique comptable s’imposait à nous actuellement et envahissait de plus en plus de sphères de la vie, jusqu’à l’intime. L’économie (la science économique) et son apparente hégémonie sont-elles l’une des raisons qui ont fait que nous percevons le monde de plus en plus suivant des critères quantitatifs ? L’économie peut-elle prendre en compte le qualitatif ou bien l’évacue-t-elle par définition ?

Il me semble que le cou­rant domi­nant en sciences éco­no­miques (je pré­fère l’usage du plu­riel, car divers cou­rants coexistent) vient en appui de cette ten­dance, mais n’en est pas la cause. La cause est essen­tiel­le­ment poli­tique, en lien avec l’extraordinaire ren­for­ce­ment du pou­voir du capi­tal, comme les tra­vaux de Piket­ty l’ont bien illus­tré. Et l’on repart vers la boucle : quête de ren­ta­bi­li­té — com­pé­ti­tion — exten­sion des normes mana­gé­riales — indi­ca­teurs… Le dis­cours éco­no­mique domi­nant et sa sophis­ti­ca­tion mathé­ma­tique légi­ti­ment ce pro­ces­sus et en béné­fi­cient, mais n’en sont pas le moteur. Cer­tains cou­rants en éco­no­mie, davan­tage ancrés dans l’histoire ou reliés à d’autres sciences sociales, sont tout à fait aptes à prendre en compte le qualitatif.

Le PIB, indice maitre de notre société, de nos journaux TV, et but ultime de notre organisation de la production est devenu un problème lui-même. Loin d’être un simple reflet de l’activité humaine, il est en réalité un guide qui oriente celle-ci, et que vous critiquez en ce qu’il est incapable de répondre aux défis environnementaux et sociaux actuels. En quoi nous emprisonne-t-il dans une vision unique du réel et de la prospérité ?

Le cal­cul du PIB est impor­tant pour qui veut connaître la somme de la valeur ajou­tée (au sens comp­table) des acti­vi­tés qui tran­sitent d’une manière ou d’une autre par un mar­ché. Le pro­blème com­mence lorsqu’on lui accorde un autre sens et une autre place, en ima­gi­nant qu’accroître cette somme serait en soi ver­tueux et contri­bue­rait au bien-être de tous. Car c’est faux, pour diverses rai­sons désor­mais bien connues : cer­taines acti­vi­tés engendrent des dégâts envi­ron­ne­men­taux consi­dé­rables (qui ne sont pas comp­ta­bi­li­sés néga­ti­ve­ment) ; d’autres ne font qu’entretenir un consu­mé­risme fina­le­ment géné­ra­teur de frus­tra­tions plus que de bien-être ; enfin, le PIB peut croître au béné­fice d’une seule mino­ri­té, ce que dis­si­mule une sta­tis­tique glo­bale, ou moyenne (PIB par tête). Assi­mi­ler la pros­pé­ri­té à la crois­sance de valeurs mar­chandes est ter­ri­ble­ment réduc­teur. Pour les pays déjà riches, la pros­pé­ri­té au 21e siècle, cela pour­rait être de se recen­trer sobre­ment sur des valeurs fon­da­men­tales, valeurs humaines et éco­lo­giques plus que marchandes.

Vous avez beaucoup travaillé sur la question de nouveaux indicateurs économiques alternatifs qui intégreraient, entre autres, des dimensions écologiques, éthiques et la qualité de vie. Vous prenez souvent l’exemple du Bhoutan, petit Royaume de 750.000 habitants qui a adopté le BNB. Cet indice serait plus juste, car il place, non plus la croissance de l’économie, mais le bonheur comme but primordial de l’activité humaine. En quoi cela peut-il changer la donne sur les plans culturels, sociaux et environnementaux ?

Pour­suivre le « bon­heur natio­nal brut » plu­tôt que la crois­sance du « pro­duit natio­nal brut » (on com­prend que l’expression BNB est un pied de nez au PNB), c’est radi­ca­le­ment dif­fé­rent : c’est défi­nir les fina­li­tés d’une socié­té en termes d’être plu­tôt que d’avoir et recon­naître que l’accumulation de richesses maté­rielles mène moins sûre­ment au bon­heur que la fru­ga­li­té. Notez qu’au Bhou­tan, ces prin­cipes sont sécu­laires et pré­sident depuis long­temps aux déci­sions poli­tiques et aux com­por­te­ments. Ce qui est neuf (2008), c’est l’existence d’une consti­tu­tion, qui acte de tels prin­cipes, et la construc­tion d’un indi­ca­teur per­met­tant d’en éva­luer la réa­li­sa­tion. Sur place, il m’est appa­ru que l’indicateur fut sur­tout une manière d’entrer en dia­logue avec un Occi­dent « quan­to­phrène », au moment d’une plus grande ouver­ture au monde exté­rieur, et un moyen de garan­tir la péren­ni­té d’un objec­tif tra­di­tion­nel, lors de l’adoption d’une démo­cra­tie parlementaire.

Il y a une contradiction apparente : comment mesurer le bonheur qui n’est, par définition, pas quantifiable et dont la mesure semble plus subjective ? Comment est-il construit ?

La contra­dic­tion n’est qu’apparente : si l’indicateur du BNB com­porte cer­taines variables éva­luées sub­jec­ti­ve­ment, comme la satis­fac­tion de vie, il s’attache sur­tout à ce que l’on pour­rait appe­ler des condi­tions socié­tales du bon­heur : accès à la san­té, à l’éducation, à la vie com­mu­nau­taire ; ou encore qua­li­té de l’environnement et vita­li­té cultu­relle. Il est construit sur base de neuf domaines dont les points pré­cé­dents sont repré­sen­ta­tifs. Le niveau de vie maté­rielle n’est pas igno­ré, mais très rela­ti­vi­sé puisqu’il ne consti­tue qu’un domaine par­mi les neuf. La plus grande ori­gi­na­li­té de cet indi­ca­teur, me semble-t-il, est d’être construit sur base de seuils de suf­fi­sance, éta­blis dans chaque domaine. Les per­for­mances au-delà du seuil n’augmentent pas l’indicateur. Croître ou accu­mu­ler n’est pas un objec­tif. Ce qui compte — ce qui est donc comp­té — c’est de per­mettre à cha­cun d’atteindre ces seuils de suf­fi­sance. Le reste est affaire per­son­nelle, sans illu­sion sur sa contri­bu­tion au bonheur.

Les outils de comptabilité ont-ils toujours été uniquement quantitatifs ou ont-ils parfois pris en compte des aspects qualitatifs ? Y‑a-t-il d’autres exemples d’indices alternatifs dans l’Histoire ou dans d’autres pays ?

Les outils de comp­ta­bi­li­té sont par nature quan­ti­ta­tifs, et je crois qu’ils le res­te­ront. Mais il existe par ailleurs des approxi­ma­tions quan­ti­fiées de notions a prio­ri qua­li­ta­tives, comme la satis­fac­tion de vie, ou l’importance accor­dée à la jus­tice, à la démo­cra­tie, etc. Il existe des mul­ti­tudes d’indices éco­no­miques, sociaux ou éco­lo­giques en dehors de la comp­ta­bi­li­té (natio­nale ou d’entreprise), et même un bon nombre d’indicateurs qui com­binent ces trois dimen­sions. En com­pa­rai­son de ceux-ci, ce qui sin­gu­la­rise l’indicateur du BNB du Bhou­tan (outre ses seuils de suf­fi­sance déjà évo­qués), c’est de consti­tuer un ensemble cohé­rent et la réfé­rence essen­tielle de l’action au niveau d’une nation.

Est-ce que cette idée « d’enrichir » les indicateurs et de ne faire de la donnée de croissance économique que l’un des facteurs parmi d’autres de la prospérité progresse chez les responsables politiques européens ou au sein des institutions internationales ?

Oui, sans aucun doute. En Bel­gique, par exemple, la Wal­lo­nie s’est offi­ciel­le­ment dotée d’indicateurs com­plé­men­taires au PIB dès 2012 et la Bel­gique fédé­rale vient de publier les siens par l’entremise du Bureau du Plan. L’ONU publie depuis 25 ans un indi­ca­teur de déve­lop­pe­ment humain et l’OCDE a lan­cé en 2011 un indi­ca­teur du vivre mieux. Ce fai­sant, on che­mine vers une rela­ti­vi­sa­tion du PIB et une défi­ni­tion plus englo­bante de la pros­pé­ri­té. Mais la marche est lente et on sent bien que cer­taines forces tirent vers le main­tien d’un rôle cen­tral pour le PIB. Dès lors, la réfé­rence des poli­tiques publiques n’est pas uni­fiée et cohé­rente comme elle l’est au Bhou­tan : faire croître toute forme de valeur mar­chande reste en contra­dic­tion avec les valeurs humaines et éco­lo­giques intro­duites par les nou­veaux indicateurs.

Qu’est-ce qui nous empêche de développer chez nous un modèle aussi radicalement alternatif que celui du Bhoutan ? Est-ce l’idée ancrée que « l’argent fait le bonheur » ?

Le prin­ci­pal obs­tacle est sans doute le pou­voir de l’argent, le pou­voir de ceux qui tirent le plus avan­tage du sys­tème actuel, de ses normes et de ses indi­ca­teurs. Plus sub­ti­le­ment, l’obstacle vient de ce que, pour la plu­part, nous avons inté­gré les normes pro­duites par ce sys­tème même quand nous les contes­tons ou les critiquons.

Dans le but de se défaire d’une vision quantitativiste ou utilitariste du monde, est-ce qu’un récit aussi « intense » et attractif que la recherche de profit arrive à émerger ?

Oui, bien heu­reu­se­ment, on sent que du « tout autre chose » émerge. Un nombre crois­sant de per­sonnes décident d’agir en cohé­rence avec leurs valeurs, au sein même de leur ter­ri­toire (villes et quar­tiers en tran­si­tion, éco­no­mie du par­tage, cir­cuits courts etc.). Ce fai­sant, ils esquissent un monde qui pour­rait être celui de la « post-crois­sance », voire du « post-capi­ta­lisme ». En tout cas, ils s’engagent réso­lu­ment dans la tran­si­tion éco­lo­gique et sociale. Leur récit est fon­dé sur le lien, le res­pect, la beau­té et la valeur intrin­sèque de la vie. Ces acteurs ne montrent pas beau­coup d’intérêt pour les indi­ca­teurs, et c’est peut-être un bon signe. Celui de la vic­toire du qua­li­ta­tif sur le quantitatif ?

Dernier ouvrage paru

Redéfinir la prospérité

Éditions de l’Aube, 2011, réédité en poche en 2013

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