Olivier Bonfond (2/2)

Se libérer de la domination de la dette

Illustration : Lithographie de Honoré Daumier, 1869

Alors qu’Olivier Bon­fond sort son livre « Il faut tuer TINA » évo­quant, entre autres pistes d’alternatives concrètes au capi­ta­lisme, la ques­tion d’une autre éco­no­mie pos­sible, nous avons sou­hai­té reve­nir avec lui sur la ques­tion de la dette, sur ses méca­nismes et sur son rôle poli­tique. Mais aus­si sur les leçons à tirer de l’épisode grec de 2015. Un moment poli­tique intense vécu de près par cet éco­no­miste et mili­tant lié­geois puisqu’il était alors membre de la Com­mis­sion inter­na­tio­nale qui a audi­té la dette publique grecque.

Depuis 2008, la question de la dette est devenue omniprésente en Europe. Pourquoi a‑t-elle surgi soudainement ? N’y avait-il pas de dette auparavant ?

Si, bien sûr, tous les pays euro­péens étaient endet­tés, mais c’est à par­tir de 2008, suite à la crise finan­cière, que les dettes publiques en Europe ont explo­sé. À titre d’exemple, en 2007 et en % du PIB, la dette publique de la France était de 65 %, celle de l’Espagne de 35 %, et celle de la Bel­gique de 84%. Aujourd’hui, elles sont res­pec­ti­ve­ment de 98 %, 101 % et 106 %. Ce point est très impor­tant car il nous rap­pelle que le pro­blème de la dette, lorsqu’il débute, n’est pas une crise des dettes publiques, mais bien une crise des dettes pri­vées, qui s’est trans­for­mée en une crise des dettes sou­ve­raines, via une socia­li­sa­tion mas­sive de dettes pri­vées bancaires.

Les États ont déci­dé d’injecter près de 1.600 mil­liards d’euros dans les banques euro­péennes pour les sau­ver. Or, la grande majo­ri­té de ces sau­ve­tages ban­caires ont été finan­cés via l’émission de titres de la dette publique sur les mar­chés finan­ciers, ce qui pro­vo­qué une aug­men­ta­tion méca­nique de la dette publique. Et ce n’est sans doute pas fini, puisque les banques conti­nuent de spé­cu­ler à leur guise. De nou­velles crises et de nou­velles injec­tions de capi­taux sont donc à prévoir.

Sou­li­gnons que ces sau­ve­tages ont eu lieu sans aucune contre­par­tie. Résul­tat : les banques se retrouvent plus puis­santes que jamais et arrivent à impo­ser encore plus aux États des poli­tiques qui servent les inté­rêts de la grande finance, alors même qu’elles étaient à deux doigts de la faillite. En réa­li­té, on a raté là une for­mi­dable oppor­tu­ni­té de reprendre le contrôle d’un sec­teur finan­cier aux acti­vi­tés spé­cu­la­tives explo­sives. Les États devaient sans doute sau­ver le sec­teur finan­cier, mais ils auraient dû le faire au mini­mum en impo­sant des condi­tion­na­li­tés et une régu­la­tion très forte.

Qu’est-ce que la dette fait aux États et aux politiques à l’heure actuelle ?

La dette est à la fois un méca­nisme de trans­fert de richesses et un outil de domi­na­tion poli­tique. C’est un méca­nisme de trans­fert de richesses car elle siphonne une par­tie impor­tante des richesses pro­duites par les citoyens vers les déten­teurs de capi­taux via le méca­nisme des inté­rêts. Pour la Bel­gique, cela repré­sente envi­ron 10 mil­liards d’euros par an. Si on prend la période 1992 – 2012, on constate que l’État a ver­sé aux banques au titre du paie­ment des inté­rêts la somme de 306 mil­liards d’euros. On parle sou­vent du coût du tra­vail, mais voi­là une illus­tra­tion très concrète du coût du capital.

Ajou­tons que ce méca­nisme d’endettement est pro­gram­mé, y com­pris par les règles comp­tables euro­péennes, pour ne jamais s’arrêter. C’est ce qu’on appelle le roll-over – rou­le­ment de la dette – qui fait que les États ne dimi­nuent jamais leur endet­te­ment en valeur abso­lue. Ain­si, admet­tons que la Bel­gique emprunte 4 mil­liards d’euros sur dix ans à une banque, à du 2 %, elle rem­bour­se­ra dès lors 2 % chaque année. Mais à la dixième année, elle devra rem­bour­ser les 2 % d’intérêt ain­si que les 4 mil­liards d’euros emprun­tés au départ. Or, elle ne les a pas en caisse. Une négo­cia­tion com­mence alors entre l’Agence de la dette belge (dépen­dant du Minis­tère des Finances) et les mar­chés finan­ciers, pour concré­ti­ser un nou­vel emprunt de 4 mil­liards afin de rem­bour­ser le capi­tal arri­vant à échéance. La dette de 4 mil­liards est donc bel et bien rem­bour­sée, mais via un nou­vel emprunt du même mon­tant. Ce méca­nisme de roll-over, qui se pra­tique par­tout dans le monde, arrange par­ti­cu­liè­re­ment les banques. D’une part, cela leur per­met de conti­nuer à tou­cher indé­fi­ni­ment les inté­rêts de la dette. D’autre part, cela leur per­met de main­te­nir une pres­sion et une dépen­dance sur les États, pour les inci­ter à ne pas appli­quer des poli­tiques allant à l’encontre de leurs inté­rêts (comme par exemple la régu­la­tion ban­caire), ou pour les pous­ser à mettre en œuvre des poli­tiques favo­rables aux déten­teurs de capi­taux. C’est en ce sens qu’on parle de la dette contre un outil de domination.

A‑t-on des exemples précis de cette domination politique ?

Oui, il y a des cen­taines d’exemples. C’est notam­ment ce qui se passe au Sud depuis plus de 30 ans. Le FMI et les créan­ciers imposent aux États, étran­glés par la dette, de vendre leurs res­sources natu­relles à bas prix, de pri­va­ti­ser et libé­ra­li­ser leurs sec­teurs stra­té­giques tels que l’eau ou les trans­ports, sans oublier bien sûr de les obli­ger à réduire les dépenses sociales (san­té, édu­ca­tion, etc.) pour prio­ri­ser le paie­ment des inté­rêts de la dette…

Dans le cas grec, une des rai­sons clés pour laquelle on ne vou­lait pas sup­pri­mer la dette — car on ne vou­lait pas la sup­pri­mer -, c’est qu’on vou­lait impo­ser à Alexis Tsi­pras et à son gou­ver­ne­ment de pour­suivre les poli­tiques néo­li­bé­rales d’austérité. Le troi­sième mémo­ran­dum, que Tsi­pras a signé après avoir capi­tu­lé, indi­quait expres­sé­ment ce qu’il fal­lait pri­va­ti­ser — notam­ment les aéro­ports régio­naux, les routes, les ports, les îles, les plages. Et, dans les trois semaines qui ont sui­vi la signa­ture du mémo­ran­dum, on a vu des entre­prises alle­mandes ache­ter ces aéro­ports régionaux…

Ajou­tons un point qu’on met rare­ment en évi­dence. Quand le gou­ver­ne­ment de Tsi­pras est arri­vé au pou­voir en jan­vier 2015, les mar­chés finan­ciers, ont, de fait, stop­pé le méca­nisme de roll-over. Ce qui fait que du 25 jan­vier à juillet 2015, la Grèce a donc dû payer le capi­tal avec ses propres res­sources, ce qu’aucun État ne fait jamais ! Cela a eu pour effet de vider tota­le­ment les caisses de l’État grec et de rendre la situa­tion inte­nable. On le voit ici très bien, l’outil de domi­na­tion que repré­sente la dette et le roll-over : « soit tu fais ce que je dis, soit je ne te prête plus les mon­tants néces­saires pour que tu rem­bourses le capi­tal arri­vant à échéance, et c’est l’étranglement assu­ré ». C’est arri­vé à la Grèce, mais aucun pays n’est à l’abri. D’où la néces­si­té abso­lue de libé­rer du joug de la dette…

En réa­li­té, cette uti­li­sa­tion de la dette comme une arme d’exploitation est beau­coup plus ancienne qu’on ne le croit. Dans mon livre, je cite Karl Marx qui écrit en 1867 dans Le Capi­tal que « La dette publique, en d’autres termes l’aliénation de l’État, marque de son empreinte l’ère capi­ta­liste. La dette publique opère comme un des agents les plus éner­giques de l’accumulation pri­mi­tive ».

D’où viennent les « agences de notation », quel est leur rôle et pourquoi sont-elles devenues si importantes aux yeux des gouvernements ?

La nota­tion trouve ses ori­gines aux USA en 1870 en lien avec l’essor des grandes socié­tés de che­mins de fer. Celles-ci avaient mas­si­ve­ment besoin de capi­taux. Les inves­tis­seurs poten­tiels vou­laient être sûrs que c’était un bon inves­tis­se­ment. À par­tir de 1868, Mon­sieur Poor sort une publi­ca­tion annuelle « Le Manuel des che­mins de fer des USA » afin de don­ner les infor­ma­tions éco­no­miques et finan­cières aux inves­tis­seurs qui vou­laient inves­tir dans ce sec­teur. John Moo­dy fait de même à par­tir de 1909 puis Fitch qui est fon­dé en 1913. Jusque dans les années 1970, les nota­tions étaient finan­cées par les inves­tis­seurs. Les déten­teurs de capi­taux payaient donc les agences pour qu’elles ana­lysent et notent les entre­prises et les États qui émet­taient des titres afin de savoir où pla­cer leurs inves­tis­se­ments de la manière la plus sûre et la plus ren­table. À par­tir des années 1970, la situa­tion s’in­verse et ce sont les émet­teurs de titres (les deman­deurs de capi­taux) qui vont payer pour être notés par les agences de nota­tion. On passe donc du prin­cipe « inves­tis­seur payeur » à « émet­teur payeur ». La prin­ci­pale rai­son de ce ren­ver­se­ment trouve son expli­ca­tion dans la conjonc­ture éco­no­mique mon­diale : la crise éco­no­mique sévis­sant par­tout en Europe, les entre­prises et les États qui ont besoin de capi­taux veulent ras­su­rer les inves­tis­seurs grâce à des bonnes notes. Elles com­mencent donc à payer les agences pour rece­voir des nota­tions. Pour ce faire, elles donnent accès à leurs infor­ma­tions. Cette nou­velle situa­tion sou­lève direc­te­ment la ques­tion des conflits d’intérêts

Lors de la crise des subprimes, on l’a évoqué, on aurait pu remettre en cause un ensemble d’institutions financières. Ce « nouvel » acteur (nouveau sur le plan politique et médiatique) a alors surgi. Sous peine de perdre un A ou un point à un classement financier, les agences de notation ont en quelque sorte bloqué toute dynamique politique de gauche possible…

Exac­te­ment. Tout État qui vou­drait mettre en place des poli­tiques pro­gres­sistes allant à l’encontre des inté­rêts du capi­tal doit s’attendre à faire face à deux menaces : la fuite des capi­taux et l’augmentation des taux d’intérêt via les agences de nota­tion. Les agences de nota­tion sont donc en réa­li­té une cour­roie du sys­tème capi­ta­liste, un outil au ser­vice des créanciers.

Dans l’esprit des gens, avoir des dettes est une mauvaise chose en soi. On compare souvent la dette d’un État avec la dette d’un ménage, mais est-ce vraiment comparable ?

La dette d’un État n’est pas du tout com­pa­rable à celle d’un ménage pour plu­sieurs rai­sons. D’abord, parce qu’un ménage ne peut pas déci­der de gagner 100, 200 ou 300 euros de plus tan­dis qu’un État a toute une pano­plie de mesures poli­tiques et éco­no­miques qu’il peut mettre en œuvre pour aug­men­ter ses recettes. Ensuite, contrai­re­ment à un ménage, quand un État joue sur ses dépenses, cela a tout une série de consé­quences, y com­pris sur ses recettes. Quand un ménage dimi­nue son abon­ne­ment de télé­phone, il éco­no­mi­se­ra et amé­lio­re­ra sa situa­tion en fin de mois. Mais lorsqu’un État dimi­nue ses dépenses sociales ou ses inves­tis­se­ments, cela a ten­dance à contrac­ter l’activité éco­no­mique, ce qui veut dire moins de consom­ma­tion, moins de pro­fit pour les entre­prises, moins de pou­voir d’achat, et donc aus­si moins de recettes liées à la TVA, à l’impôt des per­sonnes phy­siques, à l’impôt des socié­tés. C’est ce qu’on appelle le cercle vicieux de l’austérité : plus un État dimi­nue ses dépenses, plus son défi­cit bud­gé­taire et sa dette augmentent.

Quelles sont les représentations sociales de la dette à combattre dans les têtes afin de mener des politiques différentes en la matière ?

D’abord, il faut évi­ter de consi­dé­rer la dette publique comme un mal en soi, comme une chose à évi­ter à tout prix. Reven­di­quer l’annulation des dettes illé­gales et illé­gi­times ne signi­fie pas qu’il faille refu­ser toute forme d’endettement public. Un État peut en effet avoir inté­rêt à s’endetter. Il en est ain­si lorsque c’est pour inves­tir dans des pro­jets de grande ampleur et d’utilité publique, si c’est pour déve­lop­per des acti­vi­tés socia­le­ment utiles et éco­lo­gi­que­ment res­pon­sables, si c’est pour amé­lio­rer les condi­tions de vie des popu­la­tions. De plus, en période de réces­sion, l’endettement peut se révé­ler cru­cial pour relan­cer l’activité éco­no­mique. Cer­tains de ces pro­jets peuvent être finan­cés par le bud­get cou­rant grâce à des choix poli­tiques affir­més, mais des emprunts publics peuvent s’avérer néces­saires. Dans tous les cas, il est fon­da­men­tal que la poli­tique d’emprunt soit trans­pa­rente et démo­cra­tique (sous le contrôle des citoyens) et qu’elle vise à ser­vir les inté­rêts des 99 %.

Ceci étant dit, avant de s’adresser aux mar­chés finan­ciers, un pays devrait d’abord essayer de finan­cer son déve­lop­pe­ment via des res­sources non géné­ra­trices d’endettement, via des réformes internes comme la lutte contre l’évasion et la fraude fis­cale. En Bel­gique, on estime que lut­ter contre la fraude fis­cale per­met­trait par exemple de rap­por­ter au mini­mum 4 mil­liards d’euros de plus par an dans les caisses de l’État, et cela, sans s’endetter. Au sein de l’Union euro­péenne, la fraude et l’évasion fis­cale repré­sentent un manque à gagner de 1.000 mil­liards d’euros.

Et s’il est nécessaire de s’endetter, quels aspects sont à prendre en compte ?

À par­tir du moment où un État doit s’endetter, des ques­tions se posent : auprès de qui emprunte-t-on ? Les mar­chés finan­ciers ne sont en effet pas les seuls moyens pos­sibles de prêts. Avant d’emprunter auprès d’eux, il serait inté­res­sant de réflé­chir à des emprunts alter­na­tifs tels que des emprunts publics auprès de la BCE, l’émission de titres de la dette publique à l’intérieur des fron­tières natio­nales (bons d’État), ou des emprunts publics externes alter­na­tifs (par exemple à d’autres pays qui dis­posent d’importantes réserves de change et qui s’inscrivent dans une rela­tion de coopé­ra­tion). D’autre part, il faut réflé­chir aux condi­tions qui sont liées aux prêts. On le voit dans beau­coup de pays (tous les pays du Sud et à pré­sent la Grèce), l’endettement est condi­tion­né à des poli­tiques « d’ajustement struc­tu­rel », c’est-à-dire des poli­tiques néo­li­bé­rales. Quel est l’intérêt d’emprunter, si c’est pour se retrou­ver dans l’obligation d’appliquer des poli­tiques qui vont aug­men­ter les inéga­li­tés et l’exclusion sociale ?

Faut-il toujours rembourser sa dette ?

Quand elle est légale et légi­time, il est nor­mal qu’une dette soit rem­bour­sée, que ce soit pour un ménage ou pour un État. Sauf qu’elle n’est pas tou­jours légale et légi­time… Grâce au tra­vail du mou­ve­ment dette au niveau mon­dial, dont le réseau inter­na­tio­nal du CADTM fait par­tie cela fait 20 ans qu’on constate, à l’occasion d’audit des dettes publiques, qu’une grande par­tie des dettes publiques ont été contrac­tées de manière frau­du­leuse, irré­gu­lière, illé­gale et illé­gi­time. Le rem­bour­se­ment de ses dettes peut et doit donc être remis en cause.

Où peut résider l’illégalité d’une dette publique ?

Il faut rap­pe­ler qu’une dette est un contrat entre deux par­ties, et que pour ce contrat soit valide, il faut que toute une série de condi­tions soient res­pec­tées. Pour être très concret, pre­nons l’exemple de la Grèce.

Dans le cadre de la Com­mis­sion d’audit, on a ana­ly­sé toutes les dettes publiques récla­mées à la Grèce. Notre rap­port met en évi­dence qu’une grande par­tie des contrats signés entre les créan­ciers et l’État grec ont vio­lé toute une série de prin­cipes légaux. Ils ont vio­lé le droit inter­na­tio­nal. Ils ont vio­lé le droit euro­péen et notam­ment l’article 9 du Trai­té sur le fonc­tion­ne­ment de l’Union euro­péenne. Et ils ont vio­lé la Consti­tu­tion grecque. L’article 32 dit en effet que si l’État contracte un emprunt ayant un impact impor­tant sur la struc­ture sociale, poli­tique et éco­no­mique, il est néces­saire que le Par­le­ment grec le valide à rai­son des deux tiers. Or, non seule­ment ces prêts n’ont pas été vali­dés par le Par­le­ment, mais ce der­nier n’a même pas été consul­té ! Les dettes liées à ces prêts sont dont anti­cons­ti­tu­tion­nelles et illégales.

Autre exemple. La Conven­tion de Vienne sti­pule clai­re­ment que pour qu’un contrat soit légal, il est néces­saire que les deux par­ties aient agi de bonne foi. Or, les juristes de notre Com­mis­sion d’audit ont démon­tré que le FMI avait agi de mau­vaise foi dans le cadre des mémo­ran­dums, c’est-à-dire des prêts condi­tion­nés entre l’État grec et l’Union euro­péenne. En effet, le dis­cours offi­ciel insis­tait sur le fait qu’ils allaient aider et sau­ver la Grèce, leur per­mettre de payer les fonc­tion­naires, les retraites, d’assainir la situa­tion finan­cière et de relan­cer la machine éco­no­mique. Or, des docu­ments secrets que nous avons ren­dus publics, ont révé­lé qu’en interne, les membres du FMI avaient bel et bien conscience que les condi­tions qu’ils s’apprêtaient à impo­ser à la Grèce allaient entrai­ner un désastre éco­no­mique pour ce pays. Cer­tains gou­ver­neurs du FMI étaient même tout à fait oppo­sés à ce type de sau­ve­tage. Le FMI a donc men­ti et agi de mau­vaise foi. Cela ren­force encore un peu plus l’illégalité de ces prêts.

Et en qui concerne l’illégitimité de la dette grecque ?

Une dette illé­gi­time est moins facile à défi­nir qu’une dette illé­gale. Mais beau­coup de juristes s’intéressent à cette notion de dette illé­gi­time depuis une ving­taine d’années. Le juriste inter­na­tio­na­le­ment recon­nu David Ruzié affirme ain­si que l’obligation de rem­bour­ser une dette n’est pas abso­lue et ne vaut que pour des dettes contrac­tées dans l’intérêt géné­ral de la col­lec­ti­vi­té. En résu­mé, on peut défi­nir une dette illé­gi­time comme une dette qui a été contrac­tée sans res­pec­ter l’intérêt géné­ral et en favo­ri­sant l’intérêt par­ti­cu­lier d’une mino­ri­té privilégiée.

Reve­nons sur l’exemple grec. Le FMI et la BCE ont admis dans des rap­ports que le but des prêts à la Grèce n’était pas d’aider le peuple grec, mais bien d’aider quelques grandes banques alle­mandes, fran­çaises, hol­lan­daises et ita­liennes. Notre Com­mis­sion a mon­tré que plus de 80 % de l’argent qui a été prê­té à la Grèce est arri­vé direc­te­ment dans les caisses des banques fran­çaises et alle­mandes sans même tran­si­ter par la Banque cen­trale grecque ! Un compte spé­ci­fique a été créé à la BCE située à Franc­fort, l’argent y était dépo­sé, puis il était direc­te­ment trans­fé­ré aux banques. À par­tir du moment où il est dit qu’on a prê­té pour sau­ver le peuple grec alors que c’était clai­re­ment pour sau­ver les banques alle­mandes et fran­çaises, on peut clai­re­ment par­ler d’illégitimité.

Est-ce que la dette est fabriquée par les traités européens ? Et si oui, faut-il désobéir ?

Les trai­tés ne sont pas la seule cause de l’endettement mais par contre ils jouent un rôle impor­tant, notam­ment via l’article 123 du Trai­té de Lis­bonne. Cet article dit une chose incroyable et absurde : les États ne peuvent pas emprun­ter à la BCE ni à leurs banques cen­trales natio­nales ! On vit dès lors dans un monde fou où des États doivent emprun­ter auprès des mar­chés finan­ciers entre 1 et 6 %, mar­chés finan­ciers qui eux-mêmes empruntent à du 0,0 % auprès de la BCE ! L’article 123 semble exclu­si­ve­ment écrit dans l’intérêt des banques qui prennent au pas­sage une com­mis­sion gigan­tesque. Sans l’article 123 la dette belge serait à 50 % du PIB au lieu de 110 % ! Donc, oui, les trai­tés jouent un rôle très impor­tant dans le méca­nisme d’endettement et l’obligation des États de s’endetter sur les mar­chés finan­ciers. Et oui, à ces trai­tés-là, il faut déso­béir, et appli­quer des mesures uni­la­té­rales d’auto-défense.

Il fau­drait affir­mer le droit des États à pou­voir emprun­ter direc­te­ment à la BCE à du 0,0 %. Cela per­met­trait d’une part de relan­cer l’activité éco­no­mique en Europe et de prê­ter à des taux d’intérêt très bas pour finan­cer des pro­jets inté­res­sants. Et d’autre part, de refi­nan­cer leurs anciennes dettes à 10 ans qu’ils paient tou­jours entre 4 et 7 % : cela dimi­nue­rait du jour au len­de­main le coût de la dette et le coût du capi­tal. La BCE pour­rait par ailleurs déci­der de rache­ter toute une série de dettes aux banques et puis les sup­pri­mer de ses comptes afin de bais­ser le taux d’endettement de tous les États de la zone Euro, par exemple à 60 % de leur PIB. Cela entrai­ne­rait certes un peu d’inflation, mais ce pro­blème n’est pas du tout insur­mon­table, et, entre ça ou la régres­sion sociale et la réces­sion éco­no­mique géné­ra­li­sée qui ont lieu en ce moment, que choisir ?

Quelles leçons peut-on peut tirer de l’épisode grec ?

La pre­mière chose à rete­nir, c’est qu’un audit révèle presque sys­té­ma­ti­que­ment qu’une par­tie impor­tante de la dette a été contrac­tée de manière frau­du­leuse, irré­gu­lière, illé­gale, illé­gi­time. D’où la néces­si­té de conti­nuer à pous­ser ce genre d’initiative. Un audit com­man­dé par le gou­ver­ne­ment de l’Équateur en 2007 – 2008 avait très bien mar­ché et avait per­mis à l’Équateur d’imposer aux créan­ciers une impor­tante réduc­tion de la dette. Mais nous ne devons pas attendre pas­si­ve­ment que des gou­ver­ne­ments pro­gres­sistes se mettent en place. Les citoyens eux-mêmes s’organisent et orga­nisent des audits, y com­pris au niveau local.

Il y a donc des moyens d’agir au niveau local auprès de nos élus et des entités qu’ils dirigent ?

Oui bien sûr. Les élus qui se sont atta­qués à la ques­tion de la dette ne l’ont pas fait sim­ple­ment parce qu’ils trou­vaient que c’était une bonne idée, mais ils l’ont fait suite à une pres­sion popu­laire. On peut réa­li­ser des audits citoyens de la dette à l’échelle de villes, de com­munes, de régions. Récem­ment en Espagne, près de 600 d’élus ont signé le mani­feste d’Oviedo qui vise à audi­ter la dette de leur ville et à créer un front uni de non-paie­ment des dettes illé­gi­times au niveau des muni­ci­pa­li­tés espagnoles.

Et quelle est l’autre leçon de la crise grecque ?

La deuxième leçon que l’on doit tirer, est plus poli­tique, plus stra­té­gique. C’est l’idée que la négo­cia­tion à l’amiable ou la modé­ra­tion ne marchent pas. Ce n’est pas le bon sens qui dirige le monde, ce sont les rap­ports de force.

Le pre­mier drame en Grèce, c’est le chan­ge­ment de stra­té­gie de Syri­za qui s’est opé­ré en 2012. En 2009, Syri­za avait un pro­gramme en cinq points, très radi­cal et très clair : abro­ga­tion des mémo­ran­dums, sus­pen­sion immé­diate du paie­ment et mise en place d’un audit, natio­na­li­sa­tion des banques, fin de l’immunité par­le­men­taire pour lut­ter contre la cor­rup­tion, et mise en place de réformes internes fis­cales très fortes pour pou­voir concré­ti­ser la fin de l’austérité et le déve­lop­pe­ment de poli­tique sociale. Avec ce pro­gramme, Syri­za est pas­sé élec­to­ra­le­ment de 3 % à 24 % entre 2009 et 2012.

Après 2012, l’aile modé­rée de Syri­za (dont Alexis Tsi­pras fait par­tie) a réus­si à impo­ser un chan­ge­ment d’orientation, pro­po­sant un pro­gramme social inté­res­sant mais met­tant de côté la sus­pen­sion de paie­ment et la natio­na­li­sa­tion des banques, cela, afin d’éviter un « clash » avec les « par­te­naires euro­péens » et de per­mettre de négo­cier « à l’amiable ».

L’idée était de démon­trer, à l’aide d’arguments poli­tiques et éco­no­miques solides, qu’il était dans l’intérêt de tous que la Grèce béné­fi­cie d’une annu­la­tion de sa dette. Concrè­te­ment, Tsi­pras deman­dait que l’on fasse à la Grèce la même faveur que l’on avait faite à l’Allemagne dans le cadre de l’Accord de Londres de 1953. En 1953, les créan­ciers de l’Allemagne ont en effet accor­dé 60 % d’annulation de dette, une dimi­nu­tion des taux d’intérêt de 5 à 0 %, la pos­si­bi­li­té de payer en Deut­sche­mark, ain­si que des dons dans le cadre du plan Mar­shall. L’Allemagne de l’Ouest s’est dès lors rele­vé très rapi­de­ment et ce, jusqu’à deve­nir la pre­mière puis­sance éco­no­mique euro­péenne. La stra­té­gie de Tsi­pras et de Varou­fa­kis était de démon­trer que si la Grèce se rele­vait, grâce à l’annulation d’une par­tie de la dette et grâce à la mise en place de son pro­gramme, ce serait bon pour toute l’Europe. Ces argu­ments étaient valides, mais très naïfs, notam­ment parce qu’ils niaient le contexte géos­tra­té­gique. L’Accord de 1953 a été accor­dé à l’Allemagne parce que nous étions en pleine Guerre froide, qu’il était hors de ques­tion que l’Allemagne s’effondre et qu’elle devait même consti­tuer un rem­part face à la menace d’expansion sovié­tique. La Grèce en 2015 était dans une situa­tion tota­le­ment inverse : il était inac­cep­table poli­ti­que­ment d’accorder une réduc­tion de dette à la Grèce, ou de lui per­mettre de mon­trer qu’un pro­gramme anti-aus­té­ri­té pou­vait mar­cher en Europe…

Logi­que­ment, force est de consta­ter que cette stra­té­gie de « non-confron­ta­tion » a tota­le­ment échoué. Il faut en tirer toutes les consé­quences. C’est pour cela qu’une dyna­mique s’est mise en place en Europe pour réflé­chir à un Plan B, à acti­ver si le Plan A — les négo­cia­tions- échouaient. Entre mars 2015 et juillet 2015, Notre Com­mis­sion ( à l’initiative du Par­le­ment grec, mais tota­le­ment niée par Tsi­pras et Varou­fa­kis) a essayé d’indiquer au gou­ver­ne­ment Syri­za que la bonne volon­té des pre­mières semaines n’avait pas payé et qu’il fal­lait à pré­sent appli­quer des mesures uni­la­té­rales d’autodéfense, qu’il était néces­saire de tenir tête aux créan­ciers, affir­mant que, après de nom­breuses conces­sions, si eux, créan­ciers, ne fai­saient pas d’efforts de leurs côtés, le gou­ver­ne­ment sus­pen­drait alors le paie­ment de la dette. En déci­dant cette sus­pen­sion, il aurait été alors pos­sible de chan­ger le rap­port de force et l’orientation des négo­cia­tions. On peut parier de manière assez sûre que les créan­ciers, après s’être offus­qués et après avoir mena­cé de toutes les manières pos­sibles, seraient reve­nus assez vite à la table des négo­cia­tions. C’est en tout cas ce que nous montrent les 170 sus­pen­sions de paie­ment qui se sont pro­duites ces 50 der­nières années : lorsqu’un pays sus­pend, il n’y a pas de « catas­trophes », le pays ne dis­pa­rait pas de la pla­nète Terre… Sim­ple­ment, la négo­cia­tion reprend sur d’autres bases, et cela abou­tit régu­liè­re­ment à des réduc­tions impor­tantes de dettes. C’est ce qui s’est pas­sé en Argen­tine, en Équa­teur ou en Pologne.

Vers la pre­mière par­tie de l’en­tre­tien avec Oli­vier Bon­fond : « Pour­quoi j’ai tué TINA »

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