ACTA, nouvelle révolte des moines copistes ?

Creative Commons 2.0 by Gregor Fischer

1454 après J.-C. Dès l’annonce de l’impression de la pre­mière Bible, des cen­taines de moines copistes mani­festent devant le domi­cile de Johannes Guten­berg. Ils dénoncent une concur­rence déloyale et une menace pour leur métier. À cause de l’imprimerie, des mil­liers de moines se trou­ve­ront désor­mais dés­œu­vrés et l’Église per­dra son mono­pole sur le savoir chré­tien. Le Pape use alors de son influence sur le Saint-Empire ger­ma­nique pour inter­dire tota­le­ment l’imprimerie, ce qu’il obtient. Inutile d’ouvrir les livres d’histoires, ce scé­na­rio est bien évi­dem­ment une fic­tion. Il appelle cepen­dant à la réflexion : quelle serait l’étendue de notre savoir, de notre culture, l’or­ga­ni­sa­tion de nos socié­tés, si l’imprimerie n’avait jamais pu se déve­lop­per et avait été res­treinte, voire même interdite ?

UN ACCORD NÉGOCIÉ EN SOUS-TERRAIN

L’ACTA signi­fie Anti-Coun­ter­fei­ting Trade Agree­ment (Accord Com­mer­cial Anti-Contre­fa­çon, ACAC en fran­çais). C’est un accord mul­ti­la­té­ral inter­na­tio­nal concer­nant la « pro­prié­té intel­lec­tuelle » au sens large (droit d’auteur, droit des marques, bre­vets, indi­ca­tions géo­gra­phiques, etc.). Il est négo­cié en secret, donc hors de tout champ démo­cra­tique, depuis trois ans. Ini­tié en 2008 par le Japon et les États-Unis, l’AC­TA vise à créer une nou­velle orga­ni­sa­tion inter­na­tio­nale indé­pen­dante d’institutions telles que l’OM­PI (Orga­ni­sa­tion mon­diale de la pro­prié­té intel­lec­tuelle), l’OMC (Orga­ni­sa­tion mon­diale du com­merce) ou l’O­NU (Orga­ni­sa­tion des Nations unies). Cette nou­velle enti­té serait seule à pou­voir amen­der le texte après sa ratification.

Si cet accord venait à être adop­té, il impo­se­rait aux pays signa­taires des mesures contrai­gnantes afin de ren­for­cer la lutte contre la cir­cu­la­tion et le com­merce de mar­chan­dises sou­mises à divers droits de pro­prié­té intel­lec­tuelle. Il contient notam­ment toute une série de dis­po­si­tions visant à endi­guer le par­tage d’œuvres imma­té­rielles (comme la musique, les films, etc.) à tra­vers le réseau Internet.

En mai 2008, un pre­mier docu­ment rela­tif a l’ACTA a fui­té et fut dif­fu­sé par le site Wiki­Leaks. Cela eut pour effet de sus­ci­ter de vives cri­tiques de la part de la socié­té civile quant au manque de trans­pa­rence entou­rant les négo­cia­tions, mais aus­si quant aux risques d’at­teintes aux liber­tés fon­da­men­tales que cet accord représente.

L’ACTA est négo­cié par l’Aus­tra­lie, le Cana­da, la Corée du Sud, les Émi­rats arabes unis, les États-Unis, le Japon, la Jor­da­nie, le Maroc, le Mexique, la Nou­velle-Zélande, Sin­ga­pour, la Suisse et l’U­nion euro­péenne (à tra­vers la Com­mis­sion euro­péenne). On remar­que­ra l’absence de pays tels que la Chine et l’Inde où la pro­blé­ma­tique de la contre­fa­çon est pour­tant bien présente.
Il aura fal­lu attendre le 20 avril 2010, soit deux ans après le début des négo­cia­tions et des demandes répé­tées du Par­le­ment euro­péen, pour qu’une ébauche du texte soit offi­ciel­le­ment ren­due publique. Mal­gré le rap­pel à l’ordre du Par­le­ment, on ne dénombre à l’heure actuelle qu’une seule autre publi­ca­tion offi­cielle dis­po­nible en ligne ici.

INTERNET, L’IMPRIMERIE DU 21e SIÈCLE ?

Au-delà de la forme que revêt la mise au point de l’AC­TA, débat­tu hors de tout cadre démo­cra­tique par des négo­cia­teurs ser­vant des inté­rêts par­ti­cu­liers (prin­ci­pa­le­ment des indus­triels), l’accord est encore bien plus pré­oc­cu­pant sur le fond. Les négo­cia­teurs, loin de cher­cher à adap­ter les « droits de pro­prié­té intel­lec­tuelle » aux tech­no­lo­gies de l’in­for­ma­tion et de la com­mu­ni­ca­tion (TIC), n’hé­sitent pas à remettre en cause l’ac­quis com­mu­nau­taire euro­péen pour sau­ve­gar­der ce qui appa­raît un peu plus chaque jour comme des modèles éco­no­miques obso­lètes ou contraires à l’intérêt commun.

Dans le thème de la dis­per­sion des œuvres imma­té­rielles, l’ACTA cible un réseau d’é­change plus que les autres : Inter­net. Cette démarche part du pos­tu­lat que toutes les œuvres par­ta­gées sans auto­ri­sa­tion sur le Réseau repré­sentent un manque à gagner pour les indus­tries du divertissement.

Ces affir­ma­tions ont été cris­tal­li­sées notam­ment par un rap­port de la dépu­tée euro­péenne sar­ko­zyste Marielle Gal­lo, qui s’ap­puyait sur une étude com­man­dée par la BASCAP (un impor­tant lob­by de l’in­dus­trie du diver­tis­se­ment diri­gé par le numé­ro un du groupe Viven­di-Uni­ver­sal) dont la per­ti­nence fut rapi­de­ment mise en cause par plu­sieurs orga­nismes. Le rap­port Gal­lo n’hé­si­tait pas à récla­mer, sans nuance, des sanc­tions iden­tiques pour les ado­les­cents par­ta­geant de la musique et les mafias inter­na­tio­nales spé­cia­li­sées dans la pro­duc­tion de faux médi­ca­ments. Il fut mal­heu­reu­se­ment adop­té par le Par­le­ment euro­péen le 22 sep­tembre 2010 à l’is­sue d’un vote divisé.

LA NEUTRALITÉ DU RÉSEAU REMISE EN QUESTION

Afin de cer­ner les enjeux liés à Inter­net, il est impor­tant de com­prendre le concept de neu­tra­li­té du Net. Il sup­pose que le conte­nu qui tran­site sur le réseau soit ache­mi­né au des­ti­na­taire sans être alté­ré, ni pri­vi­lé­gié (ou dis­cri­mi­né) par rap­port à tout autre conte­nu. Cette neu­tra­li­té est l’une des carac­té­ris­tiques fon­da­men­tales du réseau Inter­net (au même titre que son prin­cipe tech­nique de télé­com­mu­ni­ca­tion par paquets, par exemple) qui le placent comme agent d’une révo­lu­tion sociale, éco­no­mique et culturelle.

La neu­tra­li­té du réseau Inter­net est étroi­te­ment liée à la liber­té d’ex­pres­sion et à la liber­té d’ac­cès à l’in­for­ma­tion. Le réseau per­met une expres­sion de ces liber­tés sans com­mune mesure avec les autres types de médias pas­sés et actuels. Celui-ci se trouve être un lieu de confron­ta­tion des opi­nions et des idées, il offre poten­tiel­le­ment une visi­bi­li­té mon­diale. Pra­ti­que­ment, tout inter­naute a la pos­si­bi­li­té de prendre part ou de débu­ter un débat public en com­men­tant un site web exis­tant, en ouvrant son propre blog, en contri­buant avec d’autres inter­nautes à des pro­jets com­muns, via des outils col­la­bo­ra­tifs… sans auto­ri­sa­tion préa­lable d’une quel­conque auto­ri­té, admi­nis­tra­tion ou entreprise.

Pour qu’une telle oppor­tu­ni­té existe et per­siste, il est néces­saire que le cadre offert par le réseau soit trans­pa­rent et digne de confiance. Si celui-ci filtre ou altère une par­tie du conte­nu qui y tran­site, l’in­for­ma­tion qui y cir­cule ne peut plus être consi­dé­rée comme sûre et fiable. Dès lors qu’entrent en ligne de compte la liber­té d’ex­pres­sion et la liber­té d’ac­cès à l’in­for­ma­tion, c’est-à-dire des droits fon­da­men­taux, toute atteinte au prin­cipe de neu­tra­li­té du Net doit obli­ga­toi­re­ment être légi­ti­mée. En aucun cas cette déci­sion ne doit être délé­guée à une ins­ti­tu­tion autre que judiciaire.

L’ACTA rompt cette neu­tra­li­té du réseau en ten­tant d’im­po­ser la res­pon­sa­bi­li­sa­tion des inter­mé­diaires tech­niques. Ain­si, les four­nis­seurs d’ac­cès à Inter­net se ver­raient contraints de sur­veiller le tra­fic pour iden­ti­fier des com­por­te­ments poten­tiel­le­ment « illé­gaux » et les signa­ler aux socié­tés de ges­tions des droits. Ils auraient l’o­bli­ga­tion juri­dique de res­treindre l’u­ti­li­sa­tion de cer­tains pro­to­coles d’é­change, par exemple le peer-to-peer (échange de pair à pair). Concrè­te­ment, cela revien­drait à inter­dire la navi­ga­tion mari­time au pré­texte que cer­tains bateaux trans­portent des clan­des­tins. Au-delà du seuil de la cen­sure que fran­chit allè­gre­ment cet accord, se pose une fois encore la pro­blé­ma­tique de l’in­no­va­tion. Quel serait l’a­ve­nir de nom­breux logi­ciels libres dif­fu­sés par ce biais ? Et quel serait l’im­pact éco­no­mique et socié­tal du non-déve­lop­pe­ment de ces logi­ciels ? Tous les géants pas­sés et actuels de l’In­ter­net, acteurs éco­no­miques majeurs, ont pu naître et gran­dir grâce à la neu­tra­li­té du réseau.

L’ACTA, LA SANTE PUBLIQUE ET LES DOUANES

Un autre des aspects alar­mants de l’AC­TA réside dans l’im­pact qu’il pour­rait avoir dans le domaine de la san­té publique. Les négo­cia­teurs, en uti­li­sant la déno­mi­na­tion floue de « biens contre­faits », tentent d’ac­croître le pou­voir de contrôle des douanes.
La défi­ni­tion de « biens contre­faits » est extrê­me­ment vague et englobe la notion très large de la « pro­prié­té intel­lec­tuelle ». Elle per­met un amal­game entre, par exemple, des pro­duits dan­ge­reux pour la san­té et issus du mar­ché noir et des médi­ca­ments géné­riques pour les­quels les pays du tiers-monde sont exempts de bre­vets (leur per­met­tant notam­ment d’a­voir accès à des trai­te­ments thé­ra­peu­tiques à un dixième du prix deman­dé par l’in­dus­trie phar­ma­ceu­tique). Le blo­cage et la confis­ca­tion des médi­ca­ments géné­riques repré­sentent un risque sani­taire réel pour les malades en attente de soins.

Par­mi les autres pro­duits sou­mis à la sai­sie par les auto­ri­tés doua­nières, citons éga­le­ment les ordi­na­teurs por­tables, les sup­ports de sto­ckage et plus géné­ra­le­ment tout maté­riel élec­tro­nique conte­nant poten­tiel­le­ment des œuvres obte­nues en infrac­tion aux droits d’auteur.
De par leur absence de dis­cer­ne­ment et leur carac­tère exces­sif, de telles mesures mettent à mal des notions aus­si fon­da­men­tales que la pré­somp­tion d’in­no­cence et le droit à la vie pri­vée. Elles pavent la route à toute sorte d’a­bus, à la fois par les dif­fé­rentes indus­tries inté­res­sées, mais éga­le­ment par des gou­ver­ne­ments peu sou­cieux des droits de leurs oppo­sants politiques.

LE PARLEMENT EUROPÉEN FACE A L’ACTA

Plu­sieurs pro­blèmes majeurs posés par l’ACTA ont atti­ré l’attention du Par­le­ment euro­péen. En voi­ci une liste non exhaustive :

- En confiant à des socié­tés pri­vées la pos­si­bi­li­té de blo­quer ou sup­pri­mer toute publi­ca­tion Inter­net sans pro­cé­dure judi­ciaire préa­lable, l’ACTA menace direc­te­ment la liber­té d’expression et la pré­somp­tion d’innocence. Il ouvre la porte à des dérives telles que de la censure ;

- L’accord sou­haite créer de nou­velles sanc­tions pénales sans la moindre éva­lua­tion pré­li­mi­naire des risques éco­no­miques et d’innovation rela­tifs à la contre­fa­çon. Or, les ana­lyses en la matière sont loin d’être una­nimes sur les effets sup­po­sés de ce phé­no­mène. Récem­ment, une étude cofi­nan­cée par l’Union euro­péenne a affir­mé que la contre­fa­çon de pro­duits de luxe béné­fi­ciait à la fois aux consom­ma­teurs et aux marques contre­faites. Par ailleurs, cha­cun est en droit de se deman­der s’il est légi­time qu’un « accord com­mer­cial » puisse éta­blir des sanc­tions pénales…

- L’ACTA consi­dère que les four­nis­seurs de ser­vices Inter­net devraient être tenus res­pon­sables des don­nées qu’ils trans­mettent ou hébergent et qu’ils devraient par consé­quent sur­veiller et fil­trer sys­té­ma­ti­que­ment toutes les don­nées envoyées par leurs uti­li­sa­teurs. Cela revien­drait à obli­ger les fac­teurs à lire tout le cour­rier qu’ils trans­portent afin de ne pas être condam­nés si l’un de leurs clients envoyait une lettre répréhensible ;

- En favo­ri­sant des pro­cé­dures intru­sives (fouilles aux fron­tières) et en inci­tant à la sur­veillance géné­ra­li­sée du réseau Inter­net, l’accord fait évi­dem­ment peser d’importantes menaces sur le droit à la vie pri­vée et le secret des cor­res­pon­dances. Il est par ailleurs inté­res­sant de sou­li­gner que plu­sieurs agences de ren­sei­gne­ment ont émis des objec­tions envers une telle sur­veillance. Elles craignent que les citoyens mettent en œuvre une sur­en­chère de moyens cryp­to­gra­phiques afin de réta­blir l’a­no­ny­mat de leur cor­res­pon­dance si des moyens de fil­trage ou de sur­veillance devaient être mis en place.

Afin de répondre direc­te­ment à ces impor­tantes menaces, quatre euro­dé­pu­tés issus de diverses ten­dances poli­tiques ont dépo­sé une décla­ra­tion écrite deman­dant à ce que l’ACTA soit adap­té pour mettre fin à ces pro­blèmes. Ils rap­pe­laient éga­le­ment que la Com­mis­sion a l’obligation de four­nir au Par­le­ment tous les docu­ments de négo­cia­tion. Adop­tée à la majo­ri­té abso­lue, cette décla­ra­tion est deve­nue le 9 sep­tembre 2010 une posi­tion offi­cielle du Par­le­ment européen.

Ni la Com­mis­sion euro­péenne ni les négo­cia­teurs de l’ACTA n’ont tenu compte de cette décla­ra­tion, confir­mant ain­si le pro­fond mépris des ins­tances démo­cra­tiques dont ils n’ont ces­sé de faire preuve tout au long des négociations.

QUELLE TRANSMISSION DU SAVOIR VOULONS-NOUS ?

Nous nous trou­vons aujourd’hui dans une situa­tion sem­blable à celle d’il y a six siècles. Il n’est désor­mais plus ques­tion d’encre ou de papier, mais bien de don­nées numé­riques, de flux, de connais­sance s’échangeant à tra­vers toute la pla­nète. En une décen­nie, Inter­net a refa­çon­né les échanges mon­diaux, rap­pro­chant les civi­li­sa­tions, et favo­ri­sant les échanges tant maté­riels qu’im­ma­té­riels. Pour la pre­mière fois de son his­toire, l’humanité entière échange, par­tage, s’informe sans fron­tières ni océans. Les gou­ver­ne­ments, comme les indus­tries, ont été pris de court.

Nous nous trou­vons à l’heure d’un choix capi­tal. Com­ment vou­lons-nous désor­mais trans­mettre notre savoir ? De la réponse à cette ques­tion abou­ti­ra la socié­té de demain.

La NURPA ou Net Users' Rights Protection Association est un groupement citoyen belge dédié à la défense des droits et libertés des citoyens sur Internet. Elle promeut la vision d'un Internet neutre, libre, accessible et vecteur de progrès, fidèle aux valeurs qui ont présidé au développement de ce réseau au formidable potentiel. À ce titre, elle intervient notamment dans les débats touchant à la liberté d'expression, à la neutralité du Net, au droit d'auteur ou encore au respect de la vie privée.

Ce texte est la version réduite d’une analyse plus développée consultable en ligne ici.

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