Jouer avec la réalité : le cas des FPS militaires américains

Illustration : Julie Joseph

À l’ins­tar des films hol­ly­woo­diens, les jeux vidéo amé­ri­cains consti­tuent une indus­trie très dyna­mique qui touche un grand nombre d’in­di­vi­dus. Bat­tant régu­liè­re­ment les records de ventes, les first-per­son shoo­ters (jeux de tir en vision sub­jec­tive) mili­taires consti­tuent le fleu­ron de l’in­dus­trie vidéo­lu­dique. À tra­vers de célèbres fran­chises telles que Call of Duty ou Bat­tle­field, ces jeux vantent une immer­sion et un fun sans pareil. Dans une logique de mise en scène de la réa­li­té, il semble impor­tant de poser la ques­tion de ce que ces jeux nous disent de l’A­mé­rique et des valeurs qu’ils diffusent.

Il est dif­fi­cile d’é­vo­quer les jeux vidéo sans abor­der leurs liens avec les ins­tances mili­taires amé­ri­caines. Depuis le début de leur his­toire, les jeux vidéo et le Penta­gone nour­rissent une rela­tion par­ti­cu­lière. C’est d’a­bord grâce à des capi­taux four­nis par l’ar­mée que cette indus­trie a pu se déve­lop­per. Le pre­mier jeu à être consi­dé­ré en tant que tel est Spa­ce­war, déve­lop­pé sur un oscil­lo­scope au MIT en 1962, met­tant en scène une bataille spa­tiale. Le fait que le pre­mier jeu pro­pose à deux joueurs de s’af­fron­ter pour la conquête de l’es­pace en pleine crise de Cuba n’a rien d’une coïn­ci­dence et nous montre deux choses. La pre­mière est que depuis le début, les jeux vidéo sont impré­gnés du contexte poli­tique de leur créa­tion. La seconde est qu’ils nous offrent une ver­sion bina­ri­sée du monde : deux pôles s’af­frontent pour la vic­toire. Cette sché­ma­ti­sa­tion du monde est tou­jours d’ac­tua­li­té. Les jeux vidéo ne sont donc en rien un loi­sir apo­li­tique lors­qu’ils mettent en scène l’é­chec même de la poli­tique : la guerre.

JEUX VIDÉO ET ARMÉE : UNE COLLABORATION LONGUE DURÉE

Ain­si, le Penta­gone et l’in­dus­trie vidéo­lu­dique tra­vaillent de concert depuis la nais­sance du sec­teur. Actuel­le­ment, l’in­dus­trie pro­fite des avan­cées tech­no­lo­giques colos­sales du Penta­gone. Réci­pro­que­ment, les jeux offrent à l’ar­mée une mul­ti­tude d’ou­tils d’en­traî­ne­ment. Les échanges entre l’ar­mée et l’in­dus­trie vidéo­lu­dique sont très consé­quents. Citons pour l’exemple l’embauche de Dave Antho­ny, l’un des auteurs et pro­duc­teurs de Call of Duty, par l’At­lan­tic Coun­cil, agence en lien avec le Penta­gone. C’est pour ses capa­ci­tés de scé­na­riste qu’il a été embau­ché : son rôle est d’é­ta­blir des scé­na­rios de crise dans le but d’or­ga­ni­ser des simu­la­tions. Au-delà de l’a­nec­dote, Dave Antho­ny nous éclaire sur la poli­tique com­mer­ciale de l’in­dus­trie du jeu vidéo. Lors d’un forum de réflexion sur l’a­ve­nir de l’ar­mée amé­ri­caine, il a pro­di­gué des conseils de com­mu­ni­ca­tion aux diri­geants mili­taires, en les invi­tant à adop­ter les mêmes tech­niques de mar­ke­ting que l’in­dus­trie vidéo­lu­dique, à savoir le « lavage de cer­veau ». Dans le but de faire accep­ter de nou­velles mesures aux Amé­ri­cains, il prône donc des cam­pagnes de com­mu­ni­ca­tion inten­sives, jus­qu’à l’adhé­sion du public.

Mais l’in­dus­trie vidéo­lu­dique offre éga­le­ment une vitrine à l’ar­mée amé­ri­caine, qui uti­lise les jeux vidéo pour com­mu­ni­quer. L’emblème de cette col­la­bo­ra­tion est la fran­chise Ame­ri­ca’s Army. Conçue par le Penta­gone mais déve­lop­pée par l’in­dus­trie civile, celle-ci fut lan­cée en 2002, dans le but avoué d’aug­men­ter les recru­te­ments de l’ar­mée amé­ri­caine. Le jeu pro­pose d’ex­pé­ri­men­ter la vie d’un sol­dat amé­ri­cain à tra­vers un first-per­son shoo­ter (FPS) par­ti­cu­liè­re­ment orien­té poli­ti­que­ment. La cam­pagne de recru­te­ment asso­ciée à la sor­tie du jeu est celle qui a rem­por­té le plus de suc­cès auprès des jeunes depuis les affiches de l’Oncle Sam et le fameux « I want you for U.S. Army » de 1917.

LES JEUX VIDÉO COMME THERMOMÈTRE DIPLOMATIQUE

L’in­dus­trie des jeux mili­taires fonc­tionne en fran­chises, en pro­po­sant un nou­vel opus chaque année. Cette séria­li­té et cette régu­la­ri­té font des FPS mili­taires d’ex­cel­lents outils pour suivre l’é­vo­lu­tion de l’ap­pa­reil stra­té­gique amé­ri­cain dont ils font par­tie inté­grante. La com­pa­rai­son des pre­miers et des der­niers volets de ces séries peut appor­ter des clés pour com­prendre l’é­vo­lu­tion de l’A­mé­rique post-11 septembre.

Au début des fran­chises qui nous inté­ressent, le joueur incar­nait un sol­dat amé­ri­cain dans la Seconde Guerre mon­diale. Puis, après les évè­ne­ments de 2001, tout a chan­gé, les jeux pro­posent désor­mais de jouer ou rejouer des guerres modernes. Ils nous montrent l’ac­tua­li­té stra­té­gique amé­ri­caine d’une manière très immer­sive : le joueur vit une expé­rience de guerre simu­lée qui se veut tou­jours plus proche de la réa­li­té sans être réa­liste pour autant, quitte à inter­ca­ler des faits réels dans l’u­ni­vers fic­tion­nel. Cela peut se tra­duire par des par­te­na­riats avec les fabri­cants d’armes ou par l’in­ser­tion d’i­mages d’ar­chives dans les jeux. À l’ins­tar des jour­na­listes embar­qués (embed­ded) lors de la guerre du Golfe, cer­tains jeux vidéo ont voca­tion à offrir une vue de l’in­té­rieur, sans per­mettre le recul néces­saire à l’a­na­lyse. Les scé­na­rios pro­po­sés par ces jeux sont bien sou­vent assez pré­vi­sibles pour des rai­sons com­mer­ciales, mais ils importent peu, puisque ce n’est pas le scé­na­rio que le joueur vient cher­cher ici, mais plu­tôt l’a­dré­na­line et l’im­mer­sion. Pour­tant, le cadre nar­ra­tif, le décor, l’en­vi­ron­ne­ment et les enne­mis à abattre sont sou­vent les mêmes : il s’a­git prin­ci­pa­le­ment des pays diplo­ma­ti­que­ment en froid avec les États-Unis tels que la Rus­sie, la Corée du Nord, le Nica­ra­gua etc., des pays consi­dé­rés comme des « États félons ». Au-delà de guerres d’É­tat à État, les jeux nous montrent sou­vent des guerres contre le ter­ro­risme. Qu’il s’a­gisse de menaces bac­té­rio­lo­giques, ou de guerres vir­tuelles, les jeux post-11 sep­tembre montrent régu­liè­re­ment une Amé­rique atta­quée par des ter­ro­ristes, par­fois affai­blie, mais qui se relève plus forte que jamais. Le bien et la jus­tice sont de son côté, dans une lutte contre le mal et la tyran­nie. Pour gagner, l’in­for­ma­tion est la clé : les sol­dats com­battent le ter­ro­risme en récu­pé­rant des infor­ma­tions capi­tales, dans une logique de déduc­tion qui vise à iden­ti­fier les enne­mis qui viennent autant de l’in­té­rieur de l’ap­pa­reil stra­té­gique que de l’ex­té­rieur des États-Unis. L’ar­se­nal dont le joueur dis­pose est éga­le­ment un bon reflet de la réa­li­té. Par exemple, l’u­ti­li­sa­tion de drones télé­gui­dés par le joueur se bana­lise dans ces jeux tout comme sur le ter­rain. La com­pa­rai­son des jeux actuels et des jeux moins récents nous montre prin­ci­pa­le­ment une ten­dance à reflé­ter la tem­pé­ra­ture diplo­ma­tique au moment du déve­lop­pe­ment des jeux. Les conflits pro­po­sés aux joueurs sont sou­vent ins­pi­rés de la réa­li­té. On ne montre pas for­cé­ment un conflit en cours, mais sou­vent des conflits fic­tifs vrai­sem­blables qui peuvent prendre part à la dia­bo­li­sa­tion d’un pays, la Corée du Nord en ayant récem­ment fait les frais.

REPÉRER LES CONTENUS IDÉOLOGIQUES : PAS SI FACILE

Mais au-delà de ces ficelles nar­ra­tives évi­dentes, cer­tains conte­nus idéo­lo­giques sont plus dif­fi­ciles à déce­ler pour le joueur pris dans l’action.

Tout comme à Hol­ly­wood, le scé­na­rio est mis à contri­bu­tion pour mon­trer la supé­rio­ri­té des États-Unis : quoi qu’il se passe dans le jeu, l’A­mé­rique sort gran­die des affron­te­ments. Son armée et sa puis­sance de feu lui assurent cette supé­rio­ri­té en per­met­tant au « bien » de triom­pher du « mal », ou plus exac­te­ment des alliés de « l’Axe du mal » que George W. Bush évo­quait au len­de­main du 11 sep­tembre. Le monde est donc ain­si bina­ri­sé, on ne peut être que du côté du bien ou du côté du mal, sans nuance possible.

Les FPS mili­taires par­ti­cipent aus­si, à l’ins­tar des autres médias, à la dif­fu­sion de valeurs. Celles qui sont prô­nées dans ces jeux sont les valeurs offi­cielles de l’ar­mée amé­ri­caine : Loyau­té, Devoir, Res­pect, Ser­vice dés­in­té­res­sé, Hon­neur, Inté­gri­té, cou­rage Per­son­nel (LDRSHIP). Les sol­dats semblent tou­jours lut­ter pour le bien et la démo­cra­tie, qu’ils incarnent. Ils se battent contre ceux qui tentent de révo­quer la liber­té. Dans cer­tains jeux par­mi les plus sté­réo­ty­pés, on retrouve éga­le­ment les sché­mas fami­liaux les plus conser­va­teurs : un héros blanc incarne la mas­cu­li­ni­té mili­ta­ri­sé, il est atten­du par sa femme à la mai­son. Celle-ci dévoue son exis­tence au bien-être de sa famille, et sacri­fie son bon­heur pour la nation. Bien que récur­rent, ce sté­réo­type n’est évi­dem­ment pas l’a­pa­nage des jeux vidéo et se retrouve éga­le­ment dans les block­bus­ters hol­ly­woo­diens tels qu’Ame­ri­can Sni­per.

POINT DE NEUTRALITÉ ICI

Ain­si, les jeux vidéo en géné­ral, mais les FPS mili­taires tout par­ti­cu­liè­re­ment, sont empreints du contexte de leur époque, et ce depuis les pré­mices de l’in­dus­trie. En consé­quence, ils sont de bons indi­ca­teurs de tem­pé­ra­ture diplo­ma­tique, et éga­le­ment d’ex­cel­lents indi­ca­teurs tech­no­lo­giques. Alors qu’ils pro­posent des sen­sa­tions fortes et une immer­sion tou­jours plus impor­tante, ils sont éga­le­ment des vec­teurs idéo­lo­giques. Cette conver­gence idéo­lo­gique reprise par la très grande majo­ri­té des jeux n’est pas éton­nante lorsque l’on sait les inter­ac­tions entre le sec­teur vidéo­lu­dique et l’ar­mée. Ces jeux se placent de sur­croît dans une logique indus­trielle post-for­diste, dont le but est de vendre au plus grand nombre. Les édi­teurs sont donc inci­tés à pro­po­ser un scé­na­rio consen­suel afin d’at­ti­rer le plus de joueurs pos­sible en repre­nant les codes de ce qui fonc­tionne, entre autres à tra­vers les block­bus­ters hol­ly­woo­diens. Néan­moins, il serait injuste de dire que tous les édi­teurs font le choix de se loger à la même enseigne. Cer­tains stu­dios pro­posent aux joueurs une réflexion sur l’ac­tua­li­té stra­té­gique mon­diale. Spec Ops : The Line reprend par exemple les codes des FPS, tout en mon­trant aux joueurs les hor­reurs de la guerre, à la façon du film Apo­ca­lypse Now. Le joueur est mis à mal par ce jeu qui le pousse dans ses retran­che­ments en l’ex­po­sant à des conte­nus déran­geants afin qu’il réa­lise que la guerre n’est jus­te­ment pas un jeu. La réa­li­té est ici aus­si mise en scène, mais dans l’i­dée de pro­po­ser au joueur de déve­lop­per son esprit cri­tique, dans une logique d’im­mer­sion plus réa­liste que les FPS clas­siques qui pro­posent uni­que­ment la ver­sion offi­cielle de l’Histoire.

Références

Andrew J. Bacevich, The New American Militarism : How Americans Are Seduced by War,  Oxford University Press, 2013.

Alexis Blanchet, Des pixels à Hollywood : cinéma et jeu vidéo, une histoire économique et culturelle. Pix’n love, 2010.

Nina B. Huntemann et Matthew Thomas Payne (sous la dir.), Joystick soldiers: the politics of play in military video games, Routledge, 2010.

David Leonard, « Unsettling the Military Entertainment Complex: Video Games and a Pedagogy of Peace. » in SIMILE, no 4, novembre 2004.

Stephen Kline, Nick Dyer-Witheford, et Greig De Peuter, Digital play: the interaction of technology, culture, and marketing, McGill-Queen’s University Press, 2003.

 

Haude Étienne est administratrice de l'OMNSH (Observatoire des mondes numériques en Sciences Humaines) et doctorante, elle rédige actuellement une thèse intitulée « Militarisation et immersion : la nouvelle donne vidéoludique post-11 septembre »

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