Le capitalisme a‑t-il une fin ?

Illustration : Vanya Michel

No alter­na­tive. Le mot de That­cher est deve­nu pro­gram­ma­tique. Depuis les années 80 et la fin de la guerre froide, le capi­ta­lisme semble le seul modèle éco­no­mique pos­sible. Mais la crise qui secoue l’économie mon­diale depuis 2008 sus­cite inévi­ta­ble­ment la ques­tion : le capi­ta­lisme, au contraire, n’a‑t-il pas atteint ses limites ? Ne sommes-nous pas à la veille d’un chan­ge­ment de paradigme ?

Dans le scé­na­rio mar­xiste léni­niste clas­sique, le capi­ta­lisme ne pour­ra qu’appauvrir de plus en plus le pro­lé­ta­riat dont les révoltes, gui­dées et orga­ni­sées par un par­ti éclai­ré, condui­ront à une révo­lu­tion socia­liste. Le scé­na­rio ne s’est pas réa­li­sé. Les révo­lu­tions socia­listes se sont rapi­de­ment trans­for­mées en dic­ta­tures tota­li­taires, éco­no­mi­que­ment inef­fi­caces et désas­treuses sur le plan des liber­tés. Expé­rience non concluante. La page est tournée.

Mais la fin du capi­ta­lisme, de son régime de pro­prié­té pri­vée des moyens de pro­duc­tion, de son exploi­ta­tion du sala­riat, de ses crises pério­diques, est-elle pour autant défi­ni­ti­ve­ment rayée de l’ordre du jour ?

Non, répondent, un ensemble de pen­seurs de la socié­té contem­po­raine qui décèlent au contraire les signes d’une crise mor­telle du capi­ta­lisme : baisse de la crois­sance, endet­te­ment public et pri­vé, mon­tée des inéga­li­tés. Selon la théo­rie des cycles, l’économie aurait dû repar­tir, mais depuis les années 70, la crise ne cesse de s’approfondir. Et – qui sait ? – le capi­ta­lisme va-t-il sim­ple­ment mou­rir de ses contra­dic­tions sans qu’une classe ou un par­ti aient à por­ter un nou­veau pro­jet de socié­té. Car tous sont d’accord pour dire que cette classe n’existe pas, pas plus que n’émerge une alter­na­tive poli­tique cohé­rente. La vieille gauche est morte, la nou­velle n’est pas encore née. Peu importe : la révo­lu­tion sera un pro­ces­sus et non un évè­ne­ment. L’avenir ne vien­dra pas d’un pro­gramme por­té par des orga­ni­sa­tions cen­tra­li­sées et hié­rar­chi­sées. Mais de l’action de citoyens connec­tés en réseaux.

CAPITALISME SANS DÉMOCRATIE

Wolf­gang Streeck, socio­logue alle­mand, décrit cinq carac­té­ris­tiques du capi­ta­lisme actuel : stag­na­tion, redis­tri­bu­tion oli­gar­chique, des­truc­tion des ser­vices publics, cor­rup­tion et chaos glo­bal. Il y voit la fin d’une longue alliance entre capi­ta­lisme et démo­cra­tie. Désor­mais, le capi­ta­lisme ne voit son ave­nir que sous une forme auto­ri­taire dont la Chine serait l’un des modèles. Dans un autre article, récem­ment paru dans Le Monde à l’occasion de la crise des réfu­giés, il plaide pour une « Europe des patries » contre « la fusion du vieil inter­na­tio­na­lisme pro­lé­ta­rien avec le nou­vel inter­na­tio­na­lisme de la finance »

L’économiste fran­çais Jacques Atta­li, pilote du micro cré­dit, par­tage une idée cen­trale avec Streeck : le couple marché/démocratie est en train de split­ter. En se déve­lop­pant au niveau mon­dial, dans des pro­por­tions mas­sives et à une vitesse accé­lé­rée, le mar­ché ren­verse les ser­vices publics et les États-nation eux-mêmes. Nous allons vers un « mar­ché sans démo­cra­tie ». San­té, édu­ca­tion, sécu­ri­té seront à la fois pri­va­ti­sées et indi­vi­dua­li­sées par les tech­no­lo­gies d’auto-évaluation. Le contrat l’emportera sur la loi. La fai­blesse des États entraî­ne­ra le retour des reli­gions comme pres­crip­trices de normes morales et com­por­te­men­tales, les régu­la­tions pri­vées, les média­tions en lieu et place des tri­bu­naux, mais aus­si la mon­tée des mafias, des pira­te­ries, des pou­voirs illi­cites. Heu­reu­se­ment, se déve­lop­pe­ront paral­lè­le­ment les entre­prises et les ins­ti­tu­tions construites sur le bien com­mun, l’intelligence col­lec­tive et le par­tage. C’est dans ce vivier encore modeste que se déve­lop­pe­ra l’économie post­ca­pi­ta­liste au sein de laquelle une grande par­tie des pro­duits et ser­vices sera gratuite.

LA GRATUITÉ CONTRE LE PROFIT

C’est aus­si le déve­lop­pe­ment de la gra­tui­té qui fonde la thèse de Paul Mason, jour­na­liste éco­no­mique anglais, auteur de Post­ca­pi­ta­lism, A guide to our future, un best sel­ler mon­dial sur la fin du capi­ta­lisme. Quand l’information devient le fac­teur numé­ro 1 de l’activité humaine, quand elle devient l’élément prin­ci­pal de tous les ser­vices et de tous les objets qui intègrent de plus en plus d’intelligence, de com­mu­ni­ca­tion et d’interactivité, les prin­cipes de l’économie capi­ta­liste sont remis en cause. La rare­té est rem­pla­cée par l’abondance. La quan­ti­té de tra­vail néces­saire ne cesse de dimi­nuer. Les prix baissent jusqu’à la gra­tui­té, ren­dant tout pro­fit impos­sible. À par­tir du moment où Wiki­pe­dia est gra­tuit, plus aucune ency­clo­pé­die n’est ven­dable. Les tech­no­lo­gies de l’info per­mettent une socié­té non mar­chande. La contra­dic­tion prin­ci­pale dans le sys­tème oppose la tech­no­lo­gie et le marché.

Bien sûr, le capi­ta­lisme a des moyens pour cap­ter néan­moins de la valeur. De moins en moins sur le tra­vail, de plus en plus sur la consom­ma­tion et le « tra­vail » du consom­ma­teur. D’où le déve­lop­pe­ment de mono­poles (Google, Ama­zon…), le lan­ce­ment d’applications qui per­mettent de faire du pro­fit sur les échanges per­son­nels entre indi­vi­dus (e‑bay, uber, airbnb …). Mais fon­da­men­ta­le­ment, pour gar­der ces pro­fits, ces socié­tés brident les pos­si­bi­li­tés de la gra­tui­té et donc l’innovation qui brise les mono­poles, casse la main­mise des droits d’auteur et libère un maxi­mum d’intelligence col­lec­tive. Le capi­ta­lisme devient, comme le pré­voyait Marx, un obs­tacle au déve­lop­pe­ment des forces pro­duc­tives. Les mono­poles, les banques et les gou­ver­ne­ments tentent de main­te­nir leur contrôle sur une éco­no­mie de l’information qui ne cesse de leur échap­per et de se déve­lop­per en dehors du marché.

Et ceci, au moment même où trois défis majeurs se posent à l’humanité : le réchauf­fe­ment cli­ma­tique, le vieillis­se­ment et les migra­tions. Pour Mason, le mar­ché est inca­pable de répondre à ces trois défis simultanément.

CHANGER LE LOGICIEL DE LA GAUCHE

Mais à ces défis, la gauche actuelle n’a pas plus de réponses. Pour Mason, la crise a démar­ré par un double choc : la déci­sion prise par Nixon en 1971 de décro­cher le dol­lar de l’étalon-or, qui modi­fie tous les équi­libres du sys­tème finan­cier mon­dial. Et le choc pétro­lier de 1973. Les États ont com­men­cé à emprun­ter dans des pro­por­tions très éle­vées. Le sys­tème key­né­sien s’est détruit de l’intérieur. Les syn­di­cats et les par­tis de gauche sont res­tés calés sur des posi­tions inadap­tées à la nou­velle situa­tion. Consé­quence : la part des salaires n’a ces­sé de bais­ser et les inéga­li­tés d’augmenter.

Quelles classes sociales peuvent por­ter aujourd’hui le pro­jet d’une socié­té post­ca­pi­ta­liste ? La réponse de Marx était le pro­lé­ta­riat. André Gorz a énon­cé il y a déjà des années que la classe ouvrière ne serait pas le moteur d’un nou­veau mode de pro­duc­tion. Et si, comme dit Négri, désor­mais l’usine, c’est la socié­té tout entière, alors, conclut Mason, c’est l’ensemble des humains qui porte cette aspi­ra­tion et peut la concré­ti­ser. À condi­tion d’utiliser toutes les poten­tia­li­tés des nou­velles technologies.

L’hypothèse est récon­for­tante, car elle redonne une chance à une sor­tie du capi­ta­lisme mal­gré la dis­pa­ri­tion du pro­lé­ta­riat et la réduc­tion dras­tique du poids de la classe ouvrière. Mais elle inter­dit aus­si toute construc­tion clas­sique d’un mou­ve­ment révo­lu­tion­naire. Mason pro­pose plu­tôt d’encourager l’économie col­la­bo­ra­tive, le peer to peer, l’open source. Mais aus­si d’approfondir et de pro­lon­ger les actuelles mesures, déjà dras­tiques, de répres­sion finan­cière, de déglo­ba­li­ser la finance, d’annuler tout ou par­tie des dettes au détri­ment des classes moyennes et des per­sonnes âgées, de lut­ter contre les mono­poles par… la natio­na­li­sa­tion notam­ment des banques cen­trales et de l’énergie pour atteindre une éco­no­mie sans car­bone. D’accélérer le décro­chage entre tra­vail et reve­nus par l’allocation universelle.

LA BATAILLE DES IDÉES

Peu importe, au fond, la per­ti­nence ou la bru­ta­li­té de telle ou telle pro­po­si­tion. Elles sont par défi­ni­tion sou­mises à un débat géné­ral qui sépa­re­ra le grain de l’ivraie. Le livre de Mason est pas­sion­nant d’un bout à l’autre parce qu’il ana­lyse à la fois l’évolution du capi­ta­lisme depuis son appa­ri­tion, mais aus­si com­ment les éco­no­mistes ont ten­té de le com­prendre et d’anticiper ses trans­for­ma­tions, notam­ment dans la lutte constante des tra­vailleurs pour une socié­té plus juste et plus éga­li­taire. Il ana­lyse les échecs de la gauche, et relit à nou­veaux frais tous ses théo­ri­ciens : Marx, Lénine, Rosa Luxem­bourg, Bog­da­nov, Bou­kha­rine. Qu’il redonne, contre la majo­ri­té des éco­no­mistes, une sin­gu­lière jeu­nesse à la théo­rie de la valeur selon Marx. Qu’il met brillam­ment ses Grun­disse en rela­tion avec la robo­ti­sa­tion en cours. Il ouvre un espace de réflexion quand la gauche sem­blait n’avoir d’autres pers­pec­tives que la nos­tal­gie des socia­lismes du 20e siècle ou le retour à Keynes. Avec Mason, Bau­wens, et les pen­seurs des « com­muns », se des­sinent peut-être les contours d’une nou­velle utopie.

Références

Jacques Attali, Une brève histoire de l’avenir, Fayard 2014

Michel Bauwens, Sauver le monde, vers une économie postcapitaliste par le peer to peer, Les liens qui libèrent, 2016

Paul Mason, Postcapitalism, A guide to our future, Pinguin 2015

Wolfgang Streeck, « How will capitalism end ? », in New Left Review, n°87, May-June 2014 (en ligne ici)

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