Paul Magnette

Un énorme ADN politique et culturel

Photo : Vincenzo Chiavetta

Bai­gné dès l’enfance dans le chau­dron post soixante-hui­tard des luttes sociales, dont Char­le­roi était alors l’emblème, Paul Magnette nous livre ici les racines, fami­liales, mili­tantes, artis­tiques… de son ADN poli­tique et cultu­rel. Un por­trait de tra­verse réa­li­sé par les membres du comi­té de rédac­tion d’Agir par la culture. Le ministre fédé­ral belge du Cli­mat et de l’Energie y prend à rebrousse-poil nos ima­gi­naires de l’histoire ancienne. Il dévoile sa fas­ci­na­tion pour les grands roman­ciers amé­ri­cains, son atti­rance pour la lit­té­ra­ture et le ciné­ma contem­po­rains… fla­mands, « même si ce n’est pas dans l’air du temps de dire cela ». Et puis, « son » Ita­lie, bien sûr : la terre rouge de l’Emilie-Romagne, mais aus­si « le musée d’architecture à ciel ouvert » qu’est Turin. Une auto-évo­ca­tion émaillée de bien d’autres surprises…

Ton parcours politique est connu de beaucoup. On en sait peu ou moins, en revanche, sur ton cheminement personnel, sur le milieu dans lequel tu as grandi, les études que tu as faites, ou encore tes premiers émois ?

Mon par­cours est long. J’ai eu beau­coup de chance parce que je suis né dans un milieu post soixante-hui­tard très typique, car j’avais des parents qui n’étaient pas caro­los. Ma mère était d’origine fran­co-fla­mande et tour­nai­sienne, et mon père lié­geo-namu­rois. Ils se sont ins­tal­lés à Char­le­roi parce qu’au début des années 70, Char­le­roi était véri­ta­ble­ment le sym­bole des luttes sociales. C’était l’endroit où il fal­lait aller, où il y avait de grandes crises, et des grands mou­ve­ments sociaux comme à Liège. Bien plus qu’à Liège, même : c’était la capi­tale de tout ce qui bou­geait dans le corps social, y com­pris sur le plan culturel.

J’ai gran­di là et dans des tas de com­bats qui ont été extrê­me­ment for­ma­teurs. Mes parents, notam­ment, ont fait la grève de la faim en 1970 contre les mesures d’éloignement des étu­diants étran­gers. Ils ont été fon­da­teurs de tous les cercles inter­cul­tu­rels pos­sibles et ima­gi­nables. Ils ont été mili­tants anti-nucléaire, je suis allé à Chooz et dans toutes les grandes mani­fes­ta­tions des années 80.

C’est véri­ta­ble­ment une chance que d’avoir reçu en héri­tage, à tra­vers cette enfance fes­tive et mili­tante, un énorme ADN poli­tique et cultu­rel. C’était bien avant le PS parce que mes parents n’étaient pas socia­listes, ils étaient com­mu­nistes. Le PS est pour moi un par­cours per­son­nel et plus tar­dif, mais la gauche était pré­sente chez moi bien avant.

Ce que tu viens de nous brosser, c’est l’implication du bain militant. Parle-nous un peu de ton parcours estudiantin ?

J’ai été en pri­maire dans une des pre­mières écoles à péda­go­gie alter­na­tive qui s’est crée à Char­le­roi, une péda­go­gie une peu style Frei­net mais mixte.

Puis, j’ai fait des écoles secon­daires assez banales, catho­liques, bien que venant d’une famille laïque. Cela m’a per­mis de me frot­ter à ce qu’était le clé­ri­ca­lisme dans les années 1980, très mar­qué encore à l’époque. C’était en plus aus­si l’époque du sida. C’était aus­si celle des com­bats dont « Touche pas à mon pote ». De belles expé­riences for­ma­trices pen­dant l’adolescence.

Du monde de l’école je retiens deux ou trois profs qui m’ont éveillé pré­ci­sé­ment à la culture et en par­ti­cu­lier à la lit­té­ra­ture, mais mise à part cela, je n’ai pas de très grands sou­ve­nirs marquants.

Quand tu étais adolescent, quel était ton rapport à la culture ?

J’entendais Phi­lippe Kate­rine, l’autre jour sur France Inter en reve­nant de vacances. Il expli­quait com­ment, per­du dans sa Ven­dée natale à 15 – 16 ans, il avait lu tous les livres pos­sibles et ima­gi­nables. C’est fré­né­tique : tu en dévores un, puis deux… C’est un émer­veille­ment et tu ne peux plus t’arrêter, tu veux avoir tout lu, tout digé­ré et tout connaître. J’ai connu un peu ce syn­drome-là aus­si. Ce que l’on nous ensei­gnait à l’école était quand même très orien­té vers la lit­té­ra­ture fran­çaise. C’est un peu la fai­blesse de la Com­mu­nau­té fran­çaise de Bel­gique : on ne lisait aucune lit­té­ra­ture amé­ri­caine, si bien que lorsque j’ai décou­vert la lit­té­ra­ture amé­ri­caine vers les 20 ans, j’en suis deve­nu et res­té un fan. Les grands roman­ciers amé­ri­cains ont un sens du récit extra­or­di­naire que les écri­vains fran­çais ou fran­co­phones contem­po­rains n’ont pas ou peu. Cela ne nous empê­chait pas, à l’époque, d’être « gavés » de Gide pour qui j’ai une immense admi­ra­tion, de Camus, de Sartre que j’aime comme roman­cier, de la grande poé­sie d’Aragon… Puis, j’ai décou­vert les auteurs italiens…

Les auteurs américains, justement. Quelles sont tes références ?

Un peu de tout, Nor­man Mai­ler, Phi­lip Roth, Jona­than Fran­zen… Ce que je trouve fas­ci­nant, ce sont les grands récits épiques que pro­posent Phi­lip Roth ou Jona­than Fran­zen. C’est la tra­di­tion d’un réa­lisme social pas si éloi­gné de la lit­té­ra­ture ita­lienne d’après-guerre : Paso­li­ni, Elio Vittorini…

Tu as un rapport bien particulier à l’Italie, non ?

C’est un peu le hasard, mais c’est aus­si lié aux voyages avec mes parents quand j’étais enfant, puis ado­les­cent. J’y suis retour­né seul, puis avec des amis. Il y a des choses dif­fi­ci­le­ment expli­cables, comme ces endroits sur terre où tu te sens incroya­ble­ment bien. Pour moi, c’était l’Italie et ça l’est tou­jours d’ailleurs. La région dont je suis tom­bé amou­reux, c’est l’É­mi­lie-Romagne, la « terre rouge ». Cette région, aujourd’hui encore, est res­tée très poli­tique. Ce n’est pas la belle Ita­lie des cartes pos­tales avec les val­lons tos­cans que je trouve magni­fiques, c’est la plaine du Pô, c’est Bologne, Fer­rare… Il y fait un peu plus âpre, on y mange divi­ne­ment bien, les villes et les filles sont subliment belles.

Tu portes un intérêt aussi à l’évolution politique italienne ?

Oui, il y a ce film magni­fique Novo­cen­to « 1900 » qui se déroule dans la plaine du Pô. Un film qui met en exergue toute l’importance qu’a eu le mou­ve­ment social rural et les petites villes dans la culture de gauche. On peut faci­le­ment faire le paral­lèle avec la Wal­lo­nie. Moi, qui vient d’une grande ville indus­trielle, c’est une forme de socia­lisme jau­ré­sien, muni­ci­pa­liste et rural que je connais­sais moins bien. Et quand tu vois Novo­cen­to, tu réa­lises aus­si toute l’importance du com­bat et des luttes fémi­nines. Ces images et ces pay­sages sont magni­fiques. J’ai dû voir ce film au même moment que je décou­vrais la région et il s’est créé une espèce de sym­biose, une alchi­mie. J’ai des sou­ve­nirs gas­tro­no­miques, de ren­contres et le tout se cristallise.

Est-ce qu’il y a eu un moment dans ta formation quelque chose qui t’a opposé politiquement ou moralement à tes parents, quelque chose qui t’a fait prendre éventuellement une autre direction ?

Mon père est mort trop jeune pour que je puisse avoir eu le temps, hélas, de me dis­pu­ter avec lui. Comme je dis tou­jours, il ne m’a pas lais­sé le plai­sir de « tuer le père ». Il l’a fait lui-même. Avec ma mère, j’ai eu des confron­ta­tions plus tar­dives sur cer­tains sujets. Mais dans la qua­si-tota­li­té on tombe sou­vent d’accord. Ma mère avait une espèce de fas­ci­na­tion pour toutes les rebel­lions, qui pour moi connais­saient une limite. Notam­ment ces mou­ve­ments natio­na­listes ou régio­na­listes comme les mou­ve­ments basques, corses, mou­ve­ments pour les­quels je n’ai jamais eu une pro­fonde sym­pa­thie. Ma mère a une vision qui n’est pas favo­rable à l’Etat. Elle est avo­cate et elle milite pour la défense des droits et des liber­tés des citoyens, de la socié­té civile, etc. Alors que l’État, le pou­voir, les par­tis, lui sug­gèrent une espèce de méfiance.

Si tu devais entamer une carrière artistique, vers quel domaine irais-tu ?

J’ai renon­cé depuis très long­temps à cette idée.

Mais si tu avais une baguette magique ?

Vers la lit­té­ra­ture, c’est l’art qui m’a le plus fas­ci­né et plus récem­ment, je découvre de plus en plus la beau­té de la pho­to­gra­phie. J’avais cette espèce de bêtise que géné­ra­le­ment beau­coup de gens ont, de consi­dé­rer que la pho­to­gra­phie n’est pas un art véri­table, à part entière, puisqu’il suf­fit d’appuyer sur un bou­ton. J’avoue que pour moi c’était un peu un art mineur contrai­re­ment à la pein­ture ou au dessin.

Et puis je dois bien recon­naître que sous l’influence du Musée de la Pho­to­gra­phie à Char­le­roi, j’ai vu des tas d’expositions. Je trouve que c’est un art extrê­me­ment inté­res­sant, peut-être qu’un jour je pour­rais me bala­der avec un appa­reil pho­to. Cela me paraît plus ou moins à ma por­tée. Les appa­reils sont de plus en plus sophis­ti­qués et j’aime ce côté intui­tif et génial de trou­ver juste la scène, juste le trait dans le por­trait ou l’expression, avoir l’œil et savoir que c’est à ce moment-là qu’il faut déclen­cher, ne pas rater l’instant précis.

Et en Belgique, tu as un auteur, un romancier favori ?

Emile Tis­sier. C’est un très beau témoi­gnage de ce qu’est le par­cours d’un intel­lec­tuel à gauche dans les années 1930, si dif­fi­ciles. On lui doit cette très belle expres­sion pour tous les acteurs intel­lec­tuels de la gauche : « Je suis un membre hono­raire du pro­lé­ta­riat ». On ne sera jamais un pro­lé­taire quand on est un diri­geant, mais on peut l’être quand même, d’une cer­taine manière, en tant que « membre honoraire ».

Et dans le cinéma ou l’art belge, les frères Dardenne par exemple ?

Je ne suis pas un fana de bel­gi­tude. Et ceux qui me frappe le plus, je le recon­nais, sont fla­mands. Ce n’est pas fort dans l’air du temps de dire cela, mais je viens de lire le livre de Tom Lanoye et celui de Dimi­tri Verhul­st qui viennent, tous les deux, d’être tra­duits en fran­çais. Ce sont là, à mon sens, deux magni­fiques romans : « De Helaa­sheid der Din­gen », mal tra­duit en fran­çais par « La mer­di­tude des choses », et « Spraa­ke­loos » de Tom Lanoye, un por­trait sur sa mère qui a per­du l’usage de la parole. Un peu à l’instar d’Hugo Claus qui a fait un por­trait de la Bel­gique pro­fonde. Ce n’est pas un por­trait fla­mand, mais bien plus de la Bel­gique. D’ailleurs, les deux roman­ciers sont très anti­na­tio­na­listes et ouverts à la culture française.

Et dans le ciné­ma, c’est aus­si du côté fla­mand, me semble-t-il, qu’il y a un dyna­misme. Rund­skop, « Tête de bœuf », film qui vient de sor­tir sur le tra­fic, les mafias des hor­mones, est un film vrai­ment mar­quant avec une belle pres­ta­tion d’acteurs.

En revanche, je ne suis pas un grand fan des films des frères Dar­denne je l’avoue, même si je les ai tous vus. Je trouve qu’ils ont eu une période assez magique autour de « Roset­ta », « Le Fils » et « L’Enfant ». « La Pro­messe », j’aimais moins car il y a un côté don­neur de leçons, rédemp­teur, qui est reve­nu avec « Le Silence de Lor­na » et « Le Gamin au Vélo ». J’ai eu l’occasion de le leur dire, donc j’assume par­fai­te­ment. « Roset­ta », « Le Fils » et « L’Enfant » sont trois films durs, bruts, qui sont dans la vraie tra­di­tion du réa­lisme social, un peu à l’italienne avec en plus cette camé­ra épaule, expé­ri­men­tale. C’est par­fois un peu dur, mais leur camé­ra glisse sur les choses avec dis­cré­tion, avec déli­ca­tesse, et elle cerne des aspects de la vie qui sont peu mis au grand jour, sans juge­ment aucun. Tan­dis que dans les der­niers il y a tou­jours le sau­veur, le rédemp­teur, c’est un thème moral avec lequel j’ai un peu de mal.

Cal­vi­no disait jus­te­ment « Dans les arts, on ne doit jamais repré­sen­ter la ver­tu ». Je trouve qu’il a rai­son. On ne demande pas ni à la lit­té­ra­ture ni au ciné­ma de repré­sen­ter le bien, on doit repré­sen­ter les dilemmes et c’est à cha­cun ou aux lec­teurs de se faire sa propre leçon.

Quelle est ta période préférée de l’histoire ancienne et de l’histoire contemporaine ?

Ce que je trouve fas­ci­nant dans l’histoire ancienne, c’est que les périodes que l’on trouve être des périodes for­mi­dables ne le sont pas du tout en réa­li­té. Nous sommes occu­pés à le redé­cou­vrir. Par exemple, j’ai été long­temps fas­ci­né par la Rome répu­bli­caine, au Ier siècle avant notre ère, parce qu’il y avait le génie archi­tec­tu­ral et urba­nis­tique, beau­coup plus que phi­lo­so­phique (il y a peu de poètes, de phi­lo­sophes à cette époque-là, même s’ils mettent tout leur génie en œuvre). C’est un peuple com­po­sé de juristes et d’ingénieurs, et cela paraît cap­ti­vant. Et puis, quand on relit l’histoire aujourd’hui, on se rend compte qu’il s’agissait de civi­li­sa­tions hor­ribles, vio­lentes, machistes, bru­tales, meurtrières.

La série télé­vi­sée « Rome », de ce point de vue-là, est remar­qua­ble­ment bien faite en ce qu’elle remet en mémoire toute cette dure­té de Rome. Dans le très beau livre sur l’histoire des villes de Lewis Mum­ford, celui-ci fait toute l’apologie de la ville étrusque en disant qu’elle était aus­si belle que la ville romaine, mais beau­coup plus propre, plus aérée.

C’est exac­te­ment la même chose pour la Renais­sance et le Moyen-Âge. Nous avons une vision enjo­li­vée de la Renais­sance avec l’arrivée de la pers­pec­tive, de l’architecture, de Flo­rence et la Gale­rie des Offices, des grands peintres… Pour autant, la Renais­sance est une période ter­ri­ble­ment bru­tale, vio­lente. Elle repré­sente la peste, les mala­dies, les meurtres, les villes pes­ti­len­tielles. De même, la fin du Moyen-Âge pré­sente dans nos ima­gi­naires est géné­ra­le­ment iden­ti­fiée à une période hor­rible, alors qu’elle est en fait la période où l’on redé­couvre Aris­tote, les textes grecs, où le vil­lage médié­val est un vil­lage beau­coup plus ouvert, où les classes sociales se mélangent, etc.

En fin de compte, je n’ai pas une période pré­fé­rée, mais je consi­dère que cer­taines périodes sont mythiques. Para­doxa­le­ment, la Rome antique, la Renais­sance, la Révo­lu­tion fran­çaise ne sont pas for­cé­ment les plus belles d’entre elles.

Tu évoques beaucoup l’architecture. Quel est ta ville préférée de ce point de vue ?

J’adore des tas de villes euro­péennes. Je trouve que Turin est un musée d’architecture à ciel ouvert extra­or­di­naire, qui n’est pour­tant pas la ville la plus connue. Mais il est infi­ni­ment plus pas­sion­nant de pas­ser un week-end à Turin qu’à Flo­rence par exemple.

En Espagne, Gre­nade est une ville sublime. De plus, c’est une ville à la fois très catho­lique, à l’espagnole, mais aus­si une ville juive et une ville musul­mane, dotée d’une richesse archi­tec­tu­rale – l’Alhambra est un joyau abso­lu — une ville très agréable, la magie de l’Andalousie.

Dans les personnages et dans les figures qui pour toi symbolisent l’engagement socialiste ou autre, dans toute l’Histoire, as-tu des modèles de l’action politique, comme Spartacus, Giordano Bruno, Jaurès ou Willy Brandt ?

Cer­tai­ne­ment Gior­da­no Bru­no qui est vrai­ment un per­son­nage pas­sion­nant. Voi­là jus­te­ment un bel exemple de la Renais­sance : c’est le phi­lo­sophe, l’astronome qui sur son bûcher, assume jusqu’au bout. C’est là un très beau sym­bole. Je me sou­viens à l’époque, que notre regret­té Ilya Pri­go­gine, prix Nobel des sciences, mort tout récem­ment, avait fon­dé un comi­té Gior­da­no Bru­no à Bruxelles doté d’un prix, pour avoir à côté du prix Kas­pa­rov, la liber­té de pen­ser plus poli­ti­que­ment. C’est une très belle figure.

Jau­rès est un per­son­nage fas­ci­nant. Il a eu rai­son sur toute la ligne sans jamais user d’aucune arro­gance. Il était très humble. Son enga­ge­ment était total. Un homme qui vivait très sim­ple­ment, qui n’était pas un tyran, d’une hon­nê­te­té totale. On peut le consi­dé­rer comme étant un per­son­nage fas­ci­nant dans l’engagement politique.

Sinon, j’ai de l’estime pour les gens un peu « sale type » comme Rous­seau. Jean-Jacques Rous­seau c’est un vrai sale type qui a aban­don­né ses enfants, ter­rible avec ses femmes, qui les a toutes trom­pées et lais­sées choir… et en même temps quel auteur à tout point de vue : social et poli­tique. Son Dis­cours sur l’o­ri­gine et les fon­de­ments de l’i­né­ga­li­té par­mi les hommes, est un des textes qui m’a le plus frap­pé avec le Mani­feste du Par­ti Com­mu­niste.

Quand tu lis ces textes tu n’en res­sors pas indemne. Tu les lis d’un bout à l’autre. Le sens de la for­mule est magni­fique, L’Emile, La nou­velle Héloïse etc.

On pourrait parler de Sartre qui est un théoricien de l’engagement. Est-ce que tu penses qu’il faut tendre au maximum vers une cohérence entre la vie telle qu’on la vit et l’engagement politique tel qu’on le pense ?

Je pense en effet que c’est pré­fé­rable. J’ai quand même du mal avec les grandes figures de gauche qui vivent dans une richesse déme­su­rée ou bien pré­sentent une atti­tude vis-à-vis des femmes qui n’est pas très correcte.

Dominique Strauss-Kahn aurait fait un bon président de la République ?

Sin­cè­re­ment, je ne pense pas car les ver­tus pri­vées comptent aus­si en poli­tique. Il faut faire atten­tion de ne pas ren­trer là-dedans, de pré­ser­ver cette sphère de l’autonomie, de la vie pri­vée, mais il faut qu’il y ait une rela­tive cohé­rence entre ton com­por­te­ment et tes valeurs.

Pour moi, une figure comme Mit­ter­rand qui a connu plu­sieurs femmes et eu des enfants cachés ne me posent abso­lu­ment aucun pro­blème, il n’a jamais pré­co­ni­sé la vie fami­liale, il n’a jamais défen­du la famille comme valeur. Il n’y a donc pas d’incohérence.

Certes, il y a des atti­tudes pro­blé­ma­tiques dans l’itinéraire de Mit­ter­rand. Mais, il reste le grand homme qui a enfin fait bas­cu­ler la France à gauche et qui a réa­li­sé des réformes magni­fiques. Je me sou­viens comme si c’était d’hier de ma mère et leurs amis exul­tant devant cette petite télé noir et blanc parce que le por­tait de Mit­ter­rand appa­rais­sait, moment magique ! Ce moment, on le doit à Mit­ter­rand. Mais au-delà de ce moment, il sub­siste beau­coup de zones d’ombres.

Quel est ton rapport à la musique ?

Je l’ai apprise, car mes parents ont vou­lu qu’on ne laisse rien de côté. J’ai donc fait 5 ans de sol­fège, du saxo­phone. Je n’étais pas très doué et je n’ai pas per­sé­vé­ré, mais j’ai un frère qui joue magni­fi­que­ment bien du pia­no et qui touche à tous les ins­tru­ments qu’on lui met entre les mains. Je reste quand même per­sua­dé que cela reste une ques­tion de don. Si tu ne l’as pas, ce n’est pas la peine d’insister.

Et tes goûts musicaux ?

Extrê­me­ment éclec­tiques. Ma pre­mière grande fas­ci­na­tion est sans hési­ta­tion Gains­bourg que je conti­nue à écou­ter très régu­liè­re­ment. Bashung aus­si. Moins Fer­ré, Bras­sens ou Fer­rat. Eux, ce sont mes parents. Il s’agit d’une autre génération.

J’aime Azna­vour, mais, en fin de compte, je ne suis pas un grand fan de la chan­son fran­çaise. Je trouve qu’il y a un appau­vris­se­ment ter­rible dans la chan­son fran­çaise à part Katerine.

Et la musique classique ?

J’en écoute pas mal. J’avais la chance quand j’étais étu­diant à Bruxelles d’assister aux spec­tacles qua­si­ment tous les soirs, gra­tui­te­ment le plus sou­vent. En cher­chant bien, il existe des tas de pos­si­bi­li­tés. Ain­si, on pou­vait, en tant qu’étudiant, se rendre à l’opéra à La Mon­naie pour 10 euros. Dans la même veine, Ars Musi­ca et les Beaux-Arts pra­ti­quaient aus­si des tarifs bon mar­ché. Aujourd’hui je conti­nue, j’assiste à des concerts à Bozar ou au Conser­va­toire, avec tou­te­fois une pré­di­lec­tion pour la musique fran­çaise du début du XXe siècle : Ravel, Saint-Saëns, Debussy.

Côté rock alors ? Le rock belge ?

dEUS est un très grand et bon groupe de rock’n’roll. J’écoute moins Ghin­zu, même si je dois le recon­naître, c’est un grand mélo­diste. Le rock doit être un peu âpre, et Ghin­zu manque d’âpreté. Avec des groupes comme Vis­mets, Pug­gy, nous sommes tou­jours dans la même décli­nai­son, la même répé­ti­tion. dEUS, lui, a vrai­ment don­né un son, une tona­li­té belge, anver­soise, fla­mande. Il se passe vrai­ment quelque chose quand on écoute les disques de dEUS. Ils ont presque 20 ans aujourd’hui et ils n’ont pour­tant pas pris une ride. Il existe une vraie recherche musi­cale propre à Tom Bar­man, le chan­teur du groupe. J’ai décou­vert, récem­ment, Roma­no Ner­vo­so, du rock’n’roll lou­vié­rois, un rock bru­tal. J’aime assez.

Ce qui est bien c’est que tu n’es pas Ministre à la Communauté française donc tu n’es pas obligé de dire que tu aimes les groupes « Communauté française » !

Ce n’est pas que je ne les aime pas, c’est sim­ple­ment qu’il n’y a rien de vrai­ment per­cu­tant. Par contre, Phi­lippe Kate­rine a sor­ti un album magni­fique « Imbé­lice ». Il a un sens de la mélo­die extra­or­di­naire et com­pose de vrais textes. C’est vrai­ment un artiste très créa­tif, très pro­fond, avec des réfé­rences dadaïstes, un artiste com­blé de nom­breuses trou­vailles, ima­gi­na­tif. On lui trouve des simi­li­tudes avec Gainsbourg.

La Musique du monde, tu aimes ?

Moins. Il y a un côté auto­ré­fé­ren­tiel qui m’indispose. Les gens se connaissent entre eux, s’écoutent entre eux, c’est un tout petit monde fina­le­ment. Bien sûr comme tout le monde, j’ai trou­vé génial Bue­na Vis­ta Social Club. Je l’écoute d’ailleurs encore de temps en temps. C’est pour moi une décou­verte de la musique cubaine que je ne connais­sais pas for­cé­ment. J’ai écou­té des grands stan­dards de la musique arabe et autres mais je ne vais pas faire sem­blant d’être un fin connais­seur ou que j’ai une grande culture ! Bien sûr, je prends plai­sir à écou­ter Miles Davis ou Nina Simone.

Quel est ton rapport à la religion, souvent dans des familles laïques, il n’est pas rare de se retrouver dans l’école libre, est-ce que cela a été déterminant pour toi ?

Je suis athée com­plet, laïque et anti­clé­ri­cal assu­mé. Je n’éprouve aucune dif­fi­cul­té et j’ai du res­pect pour les convic­tions reli­gieuses tant qu’elles sont vécues dans la sphère pri­vée. Mais anti­clé­ri­cal ne signi­fie pas pour autant anti­re­li­gieux. Cepen­dant, il ne faut pas que la reli­gion empiète sur quoi que ce soit. Je suis vrai­ment laïque au sens fran­çais du terme. Ain­si à Char­le­roi, cela fai­sait débat. J’ai hési­té quand on a dit que l’on vou­lait inter­dire le voile dans les écoles secon­daires. Il s’agit là d’une fausse déci­sion pour moi car il y a peu de filles en réa­li­té qui portent le voile. Nous étions contre toute forme d’exhibition de signes osten­ta­toires, toutes reli­gions confon­dues. Disons très hon­nê­te­ment, que la vraie rai­son était d’interdire pure­ment et sim­ple­ment le port du voile. On s’interroge si l’interdiction por­te­rait sur le 1er cycle ou le 2e cycle. Dans mon groupe socia­liste à Char­le­roi, où la sen­si­bi­li­té laïque est très forte, la majo­ri­té l’emporte en disant : inter­di­sons-le à tout le monde.

Fina­le­ment, j’avais peur que ce genre de déci­sion entraîne pour cer­taines familles un rap­port à l’école très com­pli­qué, qu’elles glissent vers le sec­teur pri­vé. C’est là tout le dilemme de notre ensei­gne­ment, le risque de vou­loir confes­sion­na­li­ser, et par-là même le risque de ren­for­cer l’enseignement pri­vé. En réa­li­té, cela ne s’est pas pro­duit du tout. À Char­le­roi et péri­phé­rie, il y avait onze filles concer­nées pour une ville qui connaît une grande concen­tra­tion d’écoles, une ville de réfé­rence pour une zone de qua­si ½ mil­lion d’habitants. Mal­gré une forte com­mu­nau­té magh­ré­bine et turque, sur les onze filles voi­lées, il y en a six qui ont enle­vé le voile et cinq qui ont chan­gé d’école. De plus, cela s’est fait de manière négo­ciée durant les vacances, si bien qu’à la ren­trée de sep­tembre il n’y a pas eu le moindre inci­dent. C’est le même rap­port à adap­ter à la fonc­tion publique, très clai­re­ment pour les fonc­tions de repré­sen­ta­tion, il ne doit pas y avoir de signes convictionnels.

Par­fois la gauche se com­plique la vie et adopte un rap­port pas très net à la reli­gion. Ain­si, pour ma part, je n’ai aucun pro­blème avec les mos­quées, elles ne sont pas des lieux reli­gieux, ce sont d’abord des centres cultu­rels qui sont aus­si des lieux de culte. Il faut démy­thi­fier la mos­quée. La pre­mière fois que j’ai mis les pieds dans une mos­quée je me disais : « je vais devoir enle­ver mes chaus­sures, etc. ». Nous avons des images cari­ca­tu­rales. La mos­quée est un grand ensemble où il peut à la fois y avoir des tas d’activités, un centre cultu­rel, et un endroit de prières. La mos­quée com­porte aus­si beau­coup d’autres fonc­tions communautaires.

Je reste tou­jours très clair en cam­pagne lorsque je ren­contre les gens. J’avoue être athée. Les grands reli­gieux n’apprécient pas tel­le­ment, mais quand on pré­sente le terme qu’on l’argumente, lorsque j’explique le pour­quoi, les valeurs socia­listes et huma­nistes qui sont miennes, l’athéisme n’est pas fon­da­men­ta­le­ment très dif­fé­rent des valeurs de soli­da­ri­té que l’on retrouve dans le chris­tia­nisme ou dans l’islam. Du cou, tout s’éclaircit. Il faut donc assu­mer son athéisme très clai­re­ment sans être dans des valeurs de gauche hasardeuses.

Que penses-tu de ce qui se vit concrètement dans les plannings familiaux dans le choix d’une décision à un moment donné que ce soit en matière d’avortement, d’excisions etc. ? En tant qu’humaniste tu mets la personne en avant par rapport aux convictions, aux croyances collectives ?

Je com­prends toute une série de situa­tions indi­vi­duelles et je pense que ce sont des phases de tran­si­tion et que par consé­quent il ne faut pas être trop car­ré sur ce plan. En même temps je trouve que par­fois, il faut régler ces pro­blèmes-là de manière prag­ma­tique et dis­crète. Mais il faut que le dis­cours soit clair. Il doit être un dis­cours d’intégration dans des grands prin­cipes par­ta­gés. L’accommodement rai­son­nable est ce qui se pra­tique concrè­te­ment dans les com­munes et les CPAS depuis des décen­nies sans pour autant en faire tout un discours.

Mais il y a un discours qui monte ces dernières années en puissance sur l’échec de l’intégration et de l’interculturel. Qu’en penses-tu ?

Il y a eu une immi­gra­tion de tra­vail et il est clair que ces pre­miers arri­vés se sont faci­le­ment et rapi­de­ment inté­grés à la fois grâce au tra­vail et l’engagement syn­di­cal. Si bien que lorsqu’est arri­vée l’heure du regrou­pe­ment fami­lial addi­tion­né au chô­mage de masse, tout est deve­nu beau­coup plus com­pli­qué. Notam­ment dans les années 1990. Ne pas le recon­naître, c’est s’aveugler face à la réa­li­té. Par contre, j’ai l’impression qu’aujourd’hui, c’est beau­coup moins com­pli­qué. Je suis peut-être trop opti­miste mais j’ai l’impression que concrè­te­ment les choses se détendent rela­ti­ve­ment en Wal­lo­nie. À Bruxelles, c’est dif­fé­rent. Les évo­lu­tions socio­lo­giques sont tel­le­ment rapides, et a for­tio­ri plus com­pli­quées et stra­ti­fiées ter­ri­to­ria­le­ment. De Molen­beek à Woluwe-Saint-Pierre, tu passes véri­ta­ble­ment d’un monde à un autre.

Que ce soient à Char­le­roi, à Liège, à Mons ou à Namur, ces villes ne connaissent pas des rup­tures aus­si bru­tales. Aiseau-Presles compte une com­mu­nau­té turque laïque impor­tante depuis long­temps. En effet, cette pai­sible petite bour­gade vivait des char­bon­nages juste à côté, sa popu­la­tion turque était bien inté­grée. Par la suite, ils ont créé comme disaient les gens, l’école des Turcs avec l’esprit com­mu­nau­taire. Ils vou­laient contri­buer à déve­lop­per des fonc­tions comme des écoles de devoirs, des centres de sports et aus­si une école. Ils ont eu les auto­ri­sa­tions pour autant qu’ils res­pec­taient toutes les règles et la vie des gens du quar­tier. Aujourd’hui, c’est une école qui connaît un beau suc­cès, les élèves portent un uni­forme, syno­nyme pour les gens d’une cer­taine autorité.

On constate qu’il existe une vraie demande d’autorité et de règles dans les milieux popu­laires. La gauche post-soixan­hui­tarde devrait en faire un exa­men de conscience. Clai­re­ment, cette culture liber­taire qui était néces­saire à un moment don­né pour sor­tir d’un car­can men­tal de la vieille bour­geoi­sie, catho­lique, conser­va­trice et même libé­rale conser­va­trice, a été sans nul doute de bonne augure. De nos jours, il y a une réflexion à avoir sur le besoin du retour à un ensei­gne­ment simple, fon­da­men­tal avec de l’ordre et de la discipline.

Par exemple, dans l’école de mes enfants, où il y a 50 % d’élèves issus de l’immigration, celle-ci engrange beau­coup de suc­cès auprès des popu­la­tions étran­gères car il existe de vraies règles à obser­ver, l’ordre dans les rangs etc. Certes ces règles sont par­fois un peu exces­sives mais au moins on apprend ce que c’est la règle, au moins on peut la contester.

Tu as en fait suivi l’enseignement type Freinet ? Tu n’as pas connu de problème d’adaptation en secondaire ?

Ce n’était pas vrai­ment du Frei­net, c’était une école libre qui a essayé d’entrer un peu dans les cycles, ce qui était très avant-gar­diste. Je n’ai pas eu de dif­fi­cul­té à m’adapter par la suite car c’était un mixte assez amu­sant, j’avais un ins­ti­tu­teur de 6e pri­maire – je l’aime beau­coup et je le revois de temps en temps – il était l’incarnation de l’instituteur à l’ancienne. Il s’appelait Céles­tin Brix et il por­tait encore un tablier gris. Il venait en cos­tume-cra­vate tous les matins à l’école, il por­tait son tablier gris pour ne pas mettre de la craie sur son cos­tume et sa mèche toute droite. Il était extrê­me­ment rigou­reux, un peu à la Pagnol, à la Jules Fer­ry. Mais en même temps on avait adop­té les cycles. Les après-midis, on tra­vaillait mais on n’étudiait pas. On réa­li­sait des acti­vi­tés créa­tives, artis­tiques, des bri­co­lages etc. Il pra­ti­quait les deux approches péda­go­giques. Cela fonc­tion­nait plu­tôt pas mal auprès des élèves.

Au fond tu étais parti pour faire une carrière de brillant intellectuel. On pouvait lire tes articles dans Libération concernant tes recherches en science-politique. Qu’est-ce qui a été le déclic de ce passage assez rare du monde « intellectuel » au monde de l’engagement politique ?

Le grand avan­tage c’est que je n’ai pas vrai­ment eu l’occasion de choi­sir. Tu ne te poses dès lors pas ce genre de ques­tion. Un jour on m’a deman­dé « Es-tu prêt à mettre un peu d’ordre dans la crise à Char­le­roi et au sein du PS caro­lo en par­ti­cu­lier ? ». Je me voyais mal refu­ser cette pro­po­si­tion au regard de la situa­tion dans laquelle se trou­vait Char­le­roi, et puis cela m’intéressait. De plus je connais­sais bien le milieu, j’y avais des amis. J’ai donc accep­té une mis­sion en pen­sant qu’elle était à durée déter­mi­née. Par la suite, quelques mois plus tard, on m’a sol­li­ci­té pour ter­mi­ner une légis­la­ture au Gou­ver­ne­ment wal­lon. En tant que poli­to­logue voir pen­dant 18 mois le pou­voir de l’intérieur reste quand même une expé­rience à vivre. Aujourd’hui, cela fait quatre ans que je pour­suis ma car­rière poli­tique et je pense que je ne suis pas prêt de par­tir demain. Il n’y a pas eu un moment où je me suis posé la ques­tion du pas­sage de ma vie aca­dé­mique à la vie poli­tique. C’est une esca­lade de petites mis­sions qui m’a ame­né là où je suis actuel­le­ment. J’ai d’ailleurs à côté de mon enga­ge­ment poli­tique gar­dé une charge de mes cours à l’université.

Tu trouves encore assez de temps pour la conserver ?

Ce n’est pas facile mais j’essaie de la conser­ver, tout en sachant que j’ai la chance de gar­der la plus belle par­tie de la vie aca­dé­mique. Pour res­ter en contact avec le milieu estu­dian­tin, j’ai gar­dé un cours. Mais je ne dois plus cor­ri­ger 800 copies au mois de jan­vier et de juin et 300 à 400 durant le mois d’août ! Je ne dois plus assis­ter à une dizaine de jurys de mémoires. C’est là une mas­si­fi­ca­tion de l’université dont on n’a pas conscience à l’extérieur.

Mais c’est un miracle que l’université belge, wal­lonne et bruxel­loise en par­ti­cu­lier, fonc­tionne aus­si bien avec le peu de moyens finan­ciers dont elle dis­pose. Prin­ci­pa­le­ment dans les filières les plus deman­dées comme les sciences sociales. On place les ensei­gnants dans des contraintes de plus en plus exi­geantes. On leur demande d’être hyper com­pé­tents, de publier dans des revues inter­na­tio­nales, d’organiser de plus grands congrès, d’intervenir dans le débat public, de don­ner cours dans des audi­toires de 600 étu­diants, d’améliorer le niveau géné­ral en mas­ter. Je connais beau­coup d’enseignants d’université qui sont vrai­ment au bord du burn-out tel­le­ment la pres­sion est colos­sale. Je pense qu’à un moment don­né il va finir par y avoir une crise de l’université. C’est com­pré­hen­sible, ce n’est plus gérable. L’université a explo­sé un peu par­tout en Europe. En Bel­gique cela tient du miracle. Rien qu’en Com­mu­nau­té fran­çaise, l’ULB et l’UCL réunies sont clas­sées par­mi les 200 meilleures au monde, ce n’est pas rien. Quand on voit l’argent dépen­sé et les per­for­mances qui en res­sortent, c’est tout sim­ple­ment extraordinaire.

Changeons de registre, pour finir, si tu veux. Quelles sont les figures intellectuelles qui inspirent ton action politique aujourd’hui ?

Rous­seau, Marx, Jau­rès, Gram­sci. Je lis beau­coup de choses, mais je n’ai pas un maître à pen­ser en par­ti­cu­lier. Je trouve néan­moins – même si ce n’est pas quelqu’un pour qui j’ai une immense affec­tion à titre per­son­nel – que Pierre Rosan­val­lon a créé une école fran­çaise vrai­ment remar­quable. Tous les livres de la col­lec­tion de la Répu­blique des idées sont vrai­ment excel­lents. Il s’agit d’une véri­table géné­ra­tion de cher­cheurs dans le domaine des sciences sociales. A une époque, il y avait des maîtres à pen­ser comme Sartre, Fou­cault, Lévi-Strauss, Claude Lefort. Aujourd’hui, il n’y a plus de maîtres à pen­ser, et ce n’est pas plus mal. Pierre Bour­dieu était peut-être le der­nier dans le domaine des sciences sociales françaises.

Ce qui n’empêche pas, donc, énor­mé­ment de jeunes cher­cheurs de réa­li­ser un superbe tra­vail. Comme le livre de Tho­mas Piket­ty sur la réforme fis­cale que je lisais hier.

Les confé­rences d’Edgar Morin sur la ghet­toï­sa­tion bien plus pro­non­cée en France qu’en Bel­gique (bien qu’à Bruxelles elle reste très pro­non­cée), sont extrê­me­ment inté­res­santes. Le tra­vail qu’a réa­li­sé Louis Chau­vel sur le fos­sé entre les géné­ra­tions, aus­si. C’est ce qu’on a appe­lé la « nou­velle cri­tique sociale » : il s’agit-là de sciences sociales enga­gées qui touchent à de nou­velles pro­blé­ma­tiques sociales dont on parle peu, mais qui nour­rissent véri­ta­ble­ment la Gauche.

À Présence et Actions Culturelles, on a le sentiment qu’il y a un continent qui bouge plus qu’un autre aujourd’hui, celui de l’Amérique latine ?

C’est vrai, avec le Monde arabe. Sur le plan poli­tique, intel­lec­tuel et phi­lo­so­phique, on a le sen­ti­ment que cela a beau­coup bou­gé en Amé­rique latine. C’est sûr que d’une cer­taine manière l’histoire a déser­té l’Europe depuis quelques années. L’histoire se construit avec les pays émer­gents. Notam­ment quand il s’agit de l’histoire du capi­ta­lisme ou encore de l’histoire sociale et poli­tique en Amé­rique latine et dans le monde arabe.

C’est à la fois fas­ci­nant de voir com­ment chez nous, l’économie pro­duc­tive est de plus en plus réduite, on consomme des pro­duits bio un peu par­tout. On évo­lue vers une monde de loi­sirs avec une bonne conscience éco­lo-bio en Europe. Alors qu’ailleurs dans le monde, on est occu­pé à refaire l’histoire. On conquiert la liber­té, on lutte contre les castes ou les qua­si-castes en Amé­rique latine et centrale.

Je pour­rais citer en réfé­rence un grand intel­lec­tuel lati­no-amé­ri­cain, un ancien mar­xiste deve­nu libé­ral, je veux par­ler de Mario Var­gas Llo­sa. Dans son magni­fique livre « Un Pois­son dans l’eau ». Il montre un écri­vain, un intel­lec­tuel de gauche qui devient libé­ral. Car il estime que dans un pays comme le sien, le pro­blème réel tient dans la struc­ture lati­fun­diaire de la pro­prié­té. Cas­ser la pro­prié­té revient donc à créer le libre mar­ché – c’est ce que dit Marx quand il exa­mine la Révo­lu­tion française.

Lula est aus­si un per­son­nage fas­ci­nant mais je ne le connais pas suf­fi­sam­ment pour faire un grand dis­cours sur l’Amérique latine. Evo Morales, le pré­sident Boli­vien est lui aus­si fort inté­res­sant. J’ai eu l’occasion de le voir à l’œuvre dans ces fas­ci­nantes négo­cia­tions cli­ma­tiques inter­na­tio­nales, de Can­cun à Copen­hague. Tout ce qu’a dit Morales est vrai. Nous sommes à l’heure des com­pro­mis. La meilleure manière de lut­ter contre le réchauf­fe­ment cli­ma­tique est de sor­tir du capi­ta­lisme et de l’économie de profits.

Une question de fond au politologue. Comment expliques-tu qu’en Europe on perçoit fort bien les effets du capitalisme, ceux épouvantables de la dérégulation, de la marchandisation des choses et en même temps, qu’on assiste selon l’évolution des sièges au Parlement européen à un effondrement de la gauche ?

C’est tou­jours très dif­fi­cile pour la gauche ces moments-là, plon­gée entre le socia­lisme de conquête et le socia­lisme de résis­tance. C’est un peu comme quand tu fais du bateau – je ne suis pas spé­cia­liste du bateau mais les gens qui en font l’expliquent comme suit : quand il n’y a pas trop de vent, tu sors toutes les voiles et tu avances. Mais quand l’orage sur­vient, tu dois abso­lu­ment ren­trer les voiles et essayer que ton bateau tienne bon et ne soit pas empor­té. Il existe de pareils moments dans l’histoire de la gauche où, comme le bateau, elle est dans la tour­mente. Ces moments de résis­tance sont extrê­me­ment dif­fi­ciles car ils connaissent des phases d’isolement.

Si aujourd’hui tu ne peux pas dire aux gens qu’ils vont vivre mieux demain, que l’avenir de leurs enfants sera meilleur que leur situa­tion actuelle, alors tu ne peux plus être de gauche. Par défi­ni­tion comme disait Jau­rès : « le socia­lisme c’est du pain mais c’est aus­si les rêves ». Si tu ne trouves pas les rêves dans le socia­lisme, c’est que le socia­lisme ne fonc­tionne pas. Cela ne se limite pas au socia­lisme du pain. Un socia­lisme des conquêtes maté­rielles est aus­si impor­tant. Je pense que dans ces moments-là, il faut appli­quer les com­pro­mis que Hen­ri Weber appellent assez jus­te­ment les com­pro­mis sociaux démo­crates défen­sifs. C’est-à-dire les moments des com­pro­mis moins plai­sants mais qui pré­servent l’essentiel. Ces moments dif­fi­ciles pas­sés per­met­tront ensuite de reprendre l’offensive. Il faut bien faire des sacri­fices car l’horizon est bien bou­ché. Nous sommes dans une phase comme celle-là et cela va durer encore quelques années.

Est-ce que la gauche doit faire rêver ?

Bien sûr qu’elle doit faire rêver, si elle ne fait pas rêver, ce n’est plus la gauche. Il existe une mul­ti­tude d’horizons magni­fiques pour la gauche. Je n’ai aucune inquié­tude à ce niveau-là. En effet, il y a des réser­voirs entiers d’utopies, de rêves et de pro­jets. Rosan­val­lon disait : « il n’y a pas d’images de la gauche, il n’y a pas de pro­jets de gauche qui ne com­mencent par un pro­jet de ville. ». Le cadre de vie est fon­da­men­tal. Si tu habites un appar­te­ment bruyant, qu’il n’existe aucune coexis­tence avec tes voi­sins, si dans la rue les voi­tures passent à toute vitesse, tu ne te sens pas bien chez toi. Si par contre, tu habites un quar­tier avec des places publiques où les enfants peuvent jouer, s’épanouir, sans être mis en dan­ger par la cir­cu­la­tion. Un quar­tier où tu peux sym­pa­thi­ser faci­le­ment avec les voi­sins, tu te sens infi­ni­ment mieux. C’est tout un socia­lisme muni­ci­pal qui certes existe déjà mais qu’il faut encore ren­for­cer davan­tage. Énor­mé­ment de choses res­tent à faire sur ce ter­rain. Par ailleurs, la gauche s’est foca­li­sée sur la ques­tion fon­da­men­tale du travail.

Et puis aujourd’hui à côté de tout cela, il y a aus­si la ques­tion de l’identité – on ne peut faire l’impasse là-des­sus, même si je n’aime pas le mul­ti­cul­tu­ra­lisme, la reli­gion, etc. – c’est un fait, le natio­na­lisme est un élé­ment sur lequel la gauche doit intervenir.

Ensuite, nous connais­sons l’horizon d’une gauche euro­péenne qui repré­sente un énorme défi pour notre géné­ra­tion. Comme pour la géné­ra­tion de la fin du 19e siècle qui avait construit le socia­lisme natio­nal à Gand, Liège, Char­le­roi, ou Bruxelles. Construire un par­ti ouvrier a été un tra­vail énorme. On semble un peu l’avoir oublié, mais dépas­ser la guerre des bas­sins a été un tra­vail très dif­fi­cile à réa­li­ser. Et dépas­ser la diver­gence des tra­di­tions natio­nales fran­çaise, anglaise, alle­mande, belge, repré­sente aus­si un tra­vail consi­dé­rable. Mais, il s’agit-là de sai­sir une oppor­tu­ni­té réelle pour la gauche euro­péenne. De fait, la gauche euro­péenne ne manque pas de pro­jets inté­res­sants : en terme de régu­la­tion du capi­ta­lisme, ou de ce que l’on appelle le juste échange en lieu et place du libre échange, en matière de ser­vice public à la petite enfance, de l’émancipation de la femme et la cor­rec­tion fon­da­men­tale des inégalités.

En France, Terra Nova affirme que l’électorat du socialisme aujourd’hui est celui de la classe moyenne, des « bourgeois-bohèmes », partages-tu leur avis ? Nous, nous sommes encore dans une terre ouvrière. Quelle est la composition aujourd’hui de l’électorat de gauche, du socialisme en général ?

La classe ouvrière n’a jamais exis­té, elle est une caté­go­rie poli­tique que l’on a inven­tée à un moment don­né mais elle a tou­jours été hété­ro­gène. Tous les his­to­riens du socia­lisme le montre bien, entre les ouvriers spé­cia­li­sés qui avaient des emplois très pro­té­gés, des salaires rela­ti­ve­ment éle­vés, qui avaient une orga­ni­sa­tion sociale très forte et le pro­lé­ta­riat qui était com­plè­te­ment exploi­té, mas­sa­cré, il y avait un monde de dif­fé­rence. Les ouvriers spé­cia­li­sés ont été ceux qui ont fabri­qués par le socia­lisme. Ils étaient l’élite, l’aristocratie ouvrière, par exemple les typo­graphes. Ils ont convain­cu tous les gens qui pen­saient avoir des inté­rêts tota­le­ment dif­fé­rents qu’en fait, ils avaient tout à fait les mêmes inté­rêts puisqu’ils repré­sen­taient la classe ouvrière. Ce fut donc une magni­fique construc­tion, plus encore le Front popu­laire a réus­si à l’étendre aux caté­go­ries pay­sannes grâce à toutes ces tra­di­tions jau­ré­siennes, ce fut un véri­table moment magique. Mais cela ne pou­vait pas durer éter­nel­le­ment, l’électorat socia­liste n’est pas un élec­to­rat de classe moyenne. Les dif­fé­rentes enquêtes le montre bien. La gauche ne gagne­ra pas, si elle ne récu­père pas l’électorat popu­laire. Actuel­le­ment notre élec­to­rat, c’est là qu’il est concen­tré. En Bel­gique, on l’a beau­coup plus pré­ser­vé, notam­ment grâce à une pré­sence locale beau­coup plus forte. Le fait est aus­si que la cou­pure entre les diri­geants et les mili­tants du mou­ve­ment ouvrier est net­te­ment moins forte en Bel­gique qu’en France. Vous connais­sez la blague fran­çaise : « Il existe beau­coup plus de res­sem­blance entre deux dépu­tés dont l’un est com­mu­niste, qu’entre deux com­mu­nistes dont l’un est dépu­té ! ». Ce n’est pas du tout le cas chez nous.

En Bel­gique, il est cer­tain que nous vivons mieux que les gens qui sont au SMIC. Mais l’écart de salaire ou de niveau de vie et la manière de vivre ne sont pas tel­le­ment dif­fé­rents entre les élus et les élec­teurs. Glo­ba­le­ment, les élus vivent dans les mêmes quar­tiers et fré­quentent les mêmes endroits.

Si on décom­pose notre élec­to­rat, il y a d’abord un élec­to­rat iden­ti­fié à la classe ouvrière : cela va de la cais­sière à l’ouvrier de la métal­lur­gie en pas­sant par les jeunes qui tra­vaillent dans la logis­tique. Ils ont un sta­tut d’ouvrier.

Ensuite, vient l’électorat de classe moyenne qui est assez vaste et qui se relève essen­tiel­le­ment de la fonc­tion publique : ce sont les ensei­gnants, les fonc­tion­naires, etc.

Puis, il existe aus­si un élec­to­rat de petits arti­sans, les petits com­mer­çants (le maraî­cher, le libraire etc.) dont 60 %, contrai­re­ment ce qu’on pour­rait pen­ser, votent socia­liste. Ils sont beau­coup plus proches de la classe ouvrière que du méde­cin spécialiste…

Enfin, vient l’électorat des désaf­fi­liés, c’est de loin le plus com­pli­qué à gérer : les classes popu­laires, ceux que la droite appelle les « assistés ».

C’est com­mettre une grande erreur socio­lo­gique que de dire que le socia­lisme vit des assis­tés. Car pour la plu­part d’entre eux, ils ne votent plus, ou s’ils votent, votent à droite voire à l’extrême droite. « L’assisté » est sor­ti de la vie sociale. C’est par­mi les béné­fi­ciaires du reve­nu d’insertion ou des chô­meurs, rare­ment un élec­to­rat socia­liste, que l’extrême droite recrute très mas­si­ve­ment. Un étu­diant de l’ULB a d’ailleurs réa­li­sé une étude sur la popu­la­tion caro­lo­ré­gienne. On y lit clai­re­ment que l’abstention est par­fai­te­ment cor­ré­lée avec les béné­fi­ciaires du reve­nu d’insertion. Ils ne votent plus, car ils sont reti­rés de la vie poli­tique comme de la vie sociale par consé­quent du mar­ché de l’emploi. Nous devons abso­lu­ment recon­qué­rir cet élec­to­rat. C’est extrê­me­ment important.

Le livre de Benjamin Barber, ancien conseiller de Clinton « Djihad versus McWorld » vient remettre en perspective, cette permanente césure entre les peuples et les « élites ». Est-ce selon toi toujours d’actualité ?

C’est le cas en Europe en géné­ral, mais la Bel­gique a un aspect très par­ti­cu­lier de ce point de vue-là. On a beau se plaindre à rai­son, du creu­se­ment des inéga­li­tés, le pays reste ter­ri­ble­ment éga­li­taire à l’instar des pays nor­diques. Ces supers riches ne sont que 200 au total, indique Phi­lippe Defeyt sur son site. On parle de taxe sur les grosses for­tunes, cela fait trem­bler les riches. Et quand les riches com­mencent à avoir peur, cela sup­pose que les choses s’améliorent…

En Bel­gique, il n’existe pas la culture d’une élite endo­gène. La vraie frac­ture se tourne plus du côté des gagnants et des per­dants de la mondialisation.

Tu as ceux qui béné­fi­cient de la mon­dia­li­sa­tion, qui peuvent prendre un vol Rya­nair le week-end pour effec­tuer un city trip à Bar­ce­lone, ceux qui font un Eras­mus, sont ouverts sur la culture et qui apprennent dif­fé­rentes langues. Ce sont là de mul­tiples oppor­tu­ni­tés de te per­son­na­li­ser, de diver­si­fier ton exis­tence de manière plus ou moins inté­res­sante et de pro­fi­ter du vaste monde. Ceux-là sont les gagnants de la mon­dia­li­sa­tion. Ils ont héri­té d’un capi­tal socio­cul­tu­rel comme le disait Bour­dieu. Viennent ensuite, ceux qui au contraire ont le sen­ti­ment de subir la mon­dia­li­sa­tion. Ils mettent en avant la concur­rence du bour­bier chi­nois. Ils font par­tie de ceux qui ne partent pas en vacances comme 50 % des belges, et qui n’ont pas appris les langues étrangères.

Là, il y a un risque réel de frac­ture dans un élec­to­rat de classe moyenne et le pro­blème n’est pas seule­ment d’ordre sala­rial. Celui qui part en voyage peut gagner moins qu’un ouvrier spé­cia­li­sé. Ce sont sou­vent de petits employés, fonc­tion­naires à la Com­mu­nau­té fran­çaise ou autres. Ceux qui gagnent 1200 ou 1300 euros net par mois, même sans héri­tage par­ti­cu­lier, qui arrivent l’un dans l’autre à béné­fi­cier des grands avan­tages qu’offre cette socié­té mon­dia­li­sée, multiculturelle.

Puis il y a les autres qui sont par exemple ouvriers chez Car­sid qui gagnent 2000 euros mais se sentent mena­cés, à juste titre d’ailleurs, de par la concur­rence internationale.

Il existe là des alliances à construire pour la gauche. Trou­ver un dis­cours et un ciment com­mun dans lequel l’un et l’autre se recon­naissent. Un dis­cours à la fois ouvert, libé­ral — au sens cultu­rel du terme- et en même temps protecteur.

As-tu le sentiment que la Gauche a mesuré le défi écologique aujourd’hui et qu’il l’a suffisamment intégré dans sa stratégie ?

Je pense que oui. Jean Cor­nil peut en témoi­gner car lui et moi fai­sons par­tie de cette géné­ra­tion éco­lo d’origine de par nos par­cours per­son­nels, bien que n’étant pas éco­lo au sens par­ti­san du terme. Nous nous inté­res­sions à la lutte contre le nucléaire, le recy­clage, la nour­ri­ture saine, la prise de conscience d’autres réflexes de consom­ma­tion, etc. Tout cela était pro­fon­dé­ment enra­ci­né dans une par­tie de la gauche. Aujourd’hui cette façon de pen­ser l’environnement est bien pré­sente dans la sphère socialiste.

Je pense que c’est quelque chose qui pro­gresse très rapi­de­ment. L’avenir de la gauche c’est l’éco-socialisme. Il y 5 ans d’ici, ce n’était pas du tout le cas. André Gorz l’a très bien dit, le mar­xisme et la gauche socia­liste clas­sique connaissent des lacunes. La cri­tique de l’organisation du tra­vail et la cri­tique de l’accumulation du capi­tal sont toutes les deux justes, mais la notion d’épuisement de la pla­nète, ce n’est pas chez Marx qu’il faut cher­cher, c’est sûr. En pleine révo­lu­tion indus­trielle, ils voient le mas­sacre que l’on fait de la nature, cela les émeut quand même pas vraiment…

Un socialiste ukrainien Serge Podolinsky qui en avait parlé à l’époque à Engels, s’est vu répondre que c’était du malthusianisme abâtardi !

Il y a eu un débat, c’est vrai. Il por­tait sur ce manque de conscience de l’épuisement de la pla­nète et du rai­son­ne­ment mal­thu­sia­nien à la nature. Ensuite, il y a eu l’idée que la cri­tique de la consom­ma­tion était insuf­fi­sante. Le socia­lisme d’origine mar­xiste était axé sur la pro­duc­tion du tra­vail et pas tel­le­ment cen­tré sur l’homme au sens pre­mier du terme. Il voyait en l’homme davan­tage un consom­ma­teur. Dans les années 20 – 30, un mou­ve­ment eugé­niste dans le mou­ve­ment social prône la néces­si­té de faire du sport, de s’aérer, de man­ger sai­ne­ment, ne pas fumer, ne pas boire d’alcool. On retrou­vait ce cou­rant de pen­sée dans le mou­ve­ment socia­liste et à l’ONE aus­si. Cela était typique du mou­ve­ment socia­liste ori­gi­nel mais a dis­pa­ru au moment où la cri­tique de la consom­ma­tion est deve­nue très forte dans les années 1960. Cette ren­contre ne s’est donc pas produite.

Je pense qu’il faut jouer sur les réflexes de consom­ma­tion, alors tu chan­ge­ras la pro­duc­tion en amont. Tant que les gens veulent et sont contents quand leur GSM tombe en rade tous les deux ans pour en ache­ter un autre, le sché­ma de consom­ma­tion res­te­ra le même et le pro­blème res­te­ra entier.

Il existe un courant dans la gauche française et même internationale qui est celui de la démondialisation comme Arnaud Montebourg et Jacques Sapir. Ils disent qu’au niveau hexagonal, et européen il faudrait placer un certain nombre de barrières protectionnistes en matière de droits sociaux et environnementaux, comment vois-tu les choses ?

Il y a deux dis­cours. Si tu suis le dis­cours de Mon­te­bourg et la démon­dia­li­sa­tion jusqu’au bout, il s’agit vrai­ment de pro­tec­tion­nisme. À ma connais­sance, le pro­tec­tion­nisme n’a jamais appor­té rien de bon dans l’histoire. Cela n’a entrai­né qu’une forme de régres­sion éco­no­mique des pays qui l’ont pra­ti­qué. Excep­tés pour ceux qui l’ont pra­ti­qué à titre tem­po­raire comme pro­tec­tion d’une indus­trie émer­gente. Il s’est pour­tant géné­ra­li­sé et cela a conduit vers l’opposition, le natio­na­lisme, etc.

Par contre, le juste échange est un beau slo­gan. Nous ne sommes pas contre l’échange. Nous sommes d’accord de faire en sorte que la Chine, le Bré­sil, l’Inde et l’Afrique émergent, que ces pays puissent expor­ter leurs pro­duits. Mais pas au prix d’un anéan­tis­se­ment de la struc­ture indus­trielle de l’Europe.

De fac­to, nous avons déjà énor­mé­ment de règles sani­taires, éner­gé­tiques et autres. Et l’on en rajoute de plus en plus. Le pro­tec­tion­nisme éco­lo­gique existe de plus en plus, a contra­rio le pro­tec­tion­nisme social n’existe pas.

Si la gauche com­mence à dire que la source de tous nos pro­blèmes, c’est la mon­dia­li­sa­tion. Arrê­tons la mon­dia­li­sa­tion tout de suite et revi­vons comme avant. Qu’est-ce qui la dif­fé­ren­cie­ra alors d’une droite très conservatrice ?

La gauche est uni­ver­sa­liste, ouverte sur le monde, ce n’est pas pour autant que l’on doit être en faveur du libre échange non plus. Le juste échange est un beau mot.

On sait que dans la gestion du vivre ensemble dans la ville, la question culturelle est évidemment essentielle. On évoque le fait qu’un jour Paul Magnette sera Bourgmestre de Charleroi, quel rôle la culture peut-elle jouer dans une grande ville comme Charleroi ?

Je crois énor­mé­ment à la culture, je ne dis pas cela pour flat­ter car je sais que c’est là le cœur de vos convic­tions. J’y crois tota­le­ment et en par­ti­cu­lier pour une ville comme Char­le­roi. L’expérience d’une ville comme Lille est de ce point de vue remar­quable. Quand Mar­tine Aubry dit : je vais aug­men­ter les cré­dits à la culture de 50 %, ce n’est pas de la déma­go­gie, elle a rai­son de pen­ser que l’une des grandes forces de la France sur la scène inter­na­tio­nale, est pré­ci­sé­ment sa culture. Toute l’importance que l’on accor­de­ra à la culture, aura des effets sur la créa­tion, sur l’innovation donc aus­si sur l’économie de tous les sec­teurs. Mar­tine Aubry a démon­tré qu’en inves­tis­sant dans la culture dans son ensemble, depuis l’opéra jusqu’au réseau de la culture popu­laire et asso­cia­tive. En tra­vaillant de la sorte, l’état d’esprit d’une ville change, il amène de nou­veaux publics émer­gents : des Anver­sois, des Lié­geois, des gens qui com­mencent à venir à Char­le­roi, décou­vrir cette culture émer­gente. L’exemple par­fait est le vec­teur à Char­le­roi qui a don­né l’opportunité d’une belle ren­contre entre vidéastes, DJ’s, gra­phistes. L’occasion des gens de faire de la pro­mo­tion cultu­relle, un vrai mélange.

Que doit faire le pou­voir public ? Il doit être très modeste. Le grand pro­blème qui se pose sou­vent, c’est que les déci­deurs poli­tiques ont des goûts cultu­rels et ils ont ten­dance à les impo­ser. À Char­le­roi, il fut un moment où tout était tour­né vers l’opérette qui s’appelle aujourd’hui le « pôle lyrique léger », je pense qu’il est impor­tant de mon­trer qu’il n’existe pas une réelle dif­fé­rence entre l’opéra popu­laire et l’opérette intel­li­gente. Pour ma part, il ne sert à rien de faire croire qu’une guerre des genres est décla­rée. Qu’il existe des arts éle­vés et des arts secon­daires, c’est une guerre très arti­fi­cielle. Beau­coup de monde se rend à l’opérette, il faut donc la sou­te­nir. Un moment don­né, l’opérette et la chan­son fran­çaise occu­paient un peu trop l’espace, c’étaient le choix des diri­geants de l’époque. Les autres dis­ci­plines cultu­relles étaient ignorées.

Je pense que les pou­voirs publics doivent créer l’opportunité, don­ner la chance à tous ceux qui en ont envie de s’exprimer cultu­rel­le­ment. Cela va de pro­po­ser des lieux de répé­ti­tion, de pro­duc­tion, en pas­sant par la créa­tion de fes­ti­vals, de fêtes etc. Je pense qu’une culture com­man­di­tée ou ordon­née, ne donne pas l’impact qu’on lui voudrait.

En France, la grande force de Jack Lang à l’époque a été d’élever la Culture à sa juste valeur.

Et à Char­le­roi, s’il y a une chose sur laquelle tout le monde s’entend, c’est bien cela. Même les patrons des PME n’ont aucun doute là-des­sus. La créa­tion de lieux comme Le Vec­teur, le B.P.S.22 ou le Musée de la pho­to par­ti­cipe à une poli­tique d’ouverture vers la culture. Lors des ver­nis­sages, tu retrouves aus­si bien des grands patrons que des média­teurs sociaux que des béné­fi­ciaires du reve­nu d’insertion, qui via le pro­gramme du CPAS ont cares­sé des pro­jets avec Char­le­roi Danses, etc. Ces gens se mélangent et boivent un verre ensemble devant les mêmes œuvres, je trouve cela unique. D’un autre côté tu as des pro­mo­teurs anver­sois très riches qui découvre Char­le­roi et veulent y inves­tir, ame­ner des pro­jets, cela existe aussi !

Quand tu seras bourgmestre, tu prendras donc aussi la culture dans tes attributions ?

Je pense que serait bien que le bourg­mestre prenne effec­ti­ve­ment la culture dans ses attri­bu­tions. Ce serait un beau signal, car la culture est par­tout, elle est transversale.

Quel est un réel moment de détente et d’évasion pour toi ?

Sans hési­ta­tion la nature. Plus que la culture, je suis fas­ci­né par la nature. Une pro­me­nade un dimanche après-midi dans des pay­sages magni­fiques de la botte du Hai­naut ou du sud-namu­rois, je res­pire. Tu y découvres des endroits abso­lu­ment magni­fiques, d’une beau­té étour­dis­sante, peu connus, dotés de vil­lages superbes. Se pro­me­ner dans les bois en écou­tant le chant des oiseaux, l’eau qui coule, les odeurs fortes et natu­relles. Ce sont des moments magiques de solitude.

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