Les règles de foi très fermées de l’euroclub

Illustration réalisée à partir de pictogrammes en creative common du site www.thenounproject.com

Les nou­veaux diri­geants du gou­ver­ne­ment d’Athènes n’ont pas ren­ver­sé la table de la zone euro. Mais en reve­nant s’y asseoir, d’autorité, comme par­te­naires de plein droit, et plus comme obli­gés, ils ont dévoi­lé les règles du jeu qui s’y joue… d’ordinaire der­rière des portes fer­mées. Le nom du jeu : ordo­li­bé­ra­lisme. Késako ?

Est-ce bien de la « dette grecque » et de la pour­suite des prêts finan­ciers euro­péens à Athènes dont il s’agit en fin de compte ? Est-ce bien la seule néces­si­té de trou­ver une issue col­lec­tive à la crise grecque qui est au centre de la bataille inter­eu­ro­péenne inau­gu­rée avec la vic­toire du par­ti de gauche radi­cale Syri­za aux élec­tions du 25 jan­vier ? Les col­lègues ministres des Finances de l’Eurogroupe prient, avec une telle insis­tance, leur nou­vel homo­logue d’Athènes de bien vou­loir se plier aux règles en vigueur au sein du « club euro » que la prière en est appa­rue troublante…

Pas ques­tion de créer un pré­cé­dent dans le club, se jus­ti­fie-t-on dans toutes les langues, en exo­né­rant un membre de ses res­pon­sa­bi­li­tés, alors que d’autres (Espa­gnols, Irlan­dais et Por­tu­gais) ont accep­té, eux, les « sacri­fices néces­saires ». Ques­tion de morale poli­tique. Ou de morale tout court, aux yeux des très luthé­riens diri­geants de Ber­lin… pour les­quels les efforts consen­tis par la ver­tueuse rigueur alle­mande éter­nelle doivent ser­vir de sta­tions de péni­tence sur le che­min de croix des frau­deurs méri­dio­naux invé­té­rés, Grecs en tête.

Depuis le début de la crise en Europe, explique le ministre des Finances Yanis Varou­fa­kis dans son livre Le Mino­taure pla­né­taire, les Alle­mands ont été convain­cus que leur pays a pu échap­per au gros de la tem­pête « parce que, contrai­re­ment aux Méri­dio­naux qui dépensent sans comp­ter, les Alle­mands tra­vaillent dur et savent s’en tenir à leurs moyens. (…) Une telle façon de pen­ser s’accompagne d’une incom­pré­hen­sion totale de ce qui a assu­ré le suc­cès de la zone euro et garan­ti l’excédent alle­mand jusqu’en 2008 : c’est-à-dire la manière dont, pen­dant des décen­nies, le mino­taure pla­né­taire géné­rait la demande per­met­tant à des pays comme les Pays-Bas et l’Allemagne d’être expor­ta­teurs nets de capi­taux et de biens de consom­ma­tion tant vis-à-vis de la zone euro que du reste du monde. »

Dans l’euro-schéma, la Grèce et sa popu­la­tion sont dési­gnées (seules) cou­pables de leurs dettes (« Schul­den » en alle­mand) dont le paie­ment tient lieu d’expiation, impo­sée de l’extérieur, pour le laxisme finan­cier cou­pable (« schul­dig », en alle­mand). Les ban­quiers sans scru­pules qui ont inon­dé la Grèce de cré­dits à bas prix pour finan­cer les expor­ta­tions alle­mandes ou fran­çaises (d’équipements mili­taires, notam­ment)? Exo­né­rés de toute peine, dans ce conte moral, les riches Grecs qui, avec la com­pli­ci­té des gou­ver­ne­ments en place du pas­sé, ont abu­sé des sub­ven­tions euro­péennes pour nour­rir les cir­cuits de l’évasion fis­cale ? Des Grecs pro­fi­teurs comme les autres. La banque Gold­man Sachs qui a maquillé les comptes grecs pour aider le pays à rejoindre la mon­naie unique ? Une anecdote.

La conflic­tua­li­té, du coup, peut être rabat­tue avec d’autant plus de faci­li­té, dans le dis­cours offi­ciel et la lec­ture média­tique majo­ri­taire de « la crise », sur une lutte de légi­ti­mi­té entre « la Grèce et l’Eurogroupe ». Tout se passe comme si la pre­mière était un corps étran­ger au second, à par­tir du moment où ses diri­geants refusent d’y par­ler la seule langue bud­gé­taire unique… et ont même lecu­lot de cher­cher à y intro­duire une autre, davan­tage éco­no­mique. Les jeunes rebelles et inex­pé­ri­men­tés impé­trants du gou­ver­ne­ment d’Athènes doivent apprendre à se confron­ter au « prin­cipe de réa­li­té », entend-on, à cet égard. C’est-à-dire accep­ter la pour­suite pure et simple de l’ensemble du pro­gramme euro­péen négo­cié avec le gou­ver­ne­ment grec pré­cé­dent, y com­pris les poli­tiques socia­le­ment les plus rava­geuses pla­cées sous l’autorité de la fameuse Troïka.

L’idée géné­rale der­rière le pro­pos ? Saper le « cré­dit », poten­tiel­le­ment conta­gieux, de Syri­za, pointe Chris­tian Sal­mon, ento­mo­lo­giste des récits moderne ; dis­cré­di­ter « la cré­di­bi­li­téd’une parole qui tient à l’adéquation de son dis­cours poli­tique à la réa­li­té vécue par la popu­la­tion grecque ».

LE CALICE ET LE COUP DE JUS

Le stra­ta­gème n’a pas vrai­ment fonc­tion­né jusqu’ici. C’est que le brillant et désar­çon­nant Yanis Varou­fa­kis a déchi­ré à la fois l’écran de fumée et la toile de ciné­ma qui tiennent habi­tuel­le­ment lieu d’outils de com­mu­ni­ca­tion aux admi­nis­tra­teurs de la mon­naie unique. Sui­vant une stra­té­gie du contre-pied mûrie de longue date, il a fait rapi­de­ment sor­tir ses inter­lo­cu­teurs de leurs gonds, et a ouvert ain­si toute grande la porte d’ordinaire fer­mée du vrai pou­voir, ano­nyme et invi­sible, supra­na­tio­nal et infra-démo­cra­tique : celui de « Bruxelles », de la Troï­ka, de la BCE, des banques cen­trales, du FMI… Se met­tant lui-même en scène, tan­tôt agent pro­vo­ca­teur idéo­lo­gique, tan­tôt figure de sub­ver­sion morale, le grand argen­tier d’Athènes les a tous expo­sés, avec lui, à la lumière crue de débats et de négo­cia­tions à décou­vert, façon ago­ra antique.

Que ce soit par son code ves­ti­men­taire trans­pa­rent (pas besoin de cra­vate, car nous n’avons rien à cacher, semble-t-il signi­fier) ou via les fuites des docu­ments de tra­vail et de négo­cia­tion qu’il a orga­ni­sées sur son compte Twit­ter, il a opté pour le point de vue de la trans­pa­rence. Ce n’est pas pour déplaire aux médias, d’abord ; cela amène une bouf­fée d’air pur dans un envi­ron­ne­ment sus­pect d’entretenir des rap­ports de conni­vence ou de com­plai­sance ; c’est un bou­clier, enfin, note le pro­fes­seur Jan Blom­maert, de l’Université de Til­burg, contre toute ten­ta­tive d’interprétation biai­sée de la teneur effec­tive des pourparlers.

S’ils ont cru pou­voir faire boire le calice aux Grecs jusqu’à la lie, les autres membres de l’Eurogroupe se sont d’abord pris, eux, un sérieux coup de jus avec le court-cir­cuit déclen­ché depuis l’installation grecque. Mais l’enjeu, contrai­re­ment à ce qui a été sou­vent avan­cé, n’était pas, et n’est tou­jours pas, la fausse alter­na­tive entre rem­bour­se­ment de la dette (aux condi­tions « res­pec­tueuses des enga­ge­ments » de Bruxelles) ou « Grexit »… Ce que demande Athènes n’est pas une énième dose d’oxygène finan­cier, mais un prêt de rac­cord pour pou­voir mettre en œuvre le tra­vail de recons­truc­tion d’une éco­no­mie et d’une socié­té dévas­tées tant par les poli­tiques menées depuis 2010 que par les racines pro­fondes de la crise grecque.

LES VICE-ROIS ET LE ROYAUME DE LA CROYANCE

On sait qu’aucune autre éco­no­mie occi­den­tale d’après-guerre n’a été aus­si loin, depuis 2010, dans la sai­gnée de ses dépenses publiques et de son corps social. On sait que tous les ministres de Syri­za fus­tigent l’irresponsabilité de leurs pré­dé­ces­seurs et de l’oligarchie grecque qui, ensemble, ont mis le pays en coupe réglée. On sait que les Alle­mands, eux-mêmes, se sont vu impo­ser par le reste de l’Europe, au titre de répa­ra­tions de guerre, sous la Répu­blique de Wei­mar, dans les années 1920, ce que leur gou­ver­ne­ment et leurs ins­ti­tu­tions imposent aujourd’hui aux Grecs et au reste de la zone euro. On sait qu’il n’est (presque) plus per­sonne, aujourd’hui, pour contes­ter l’effet contre-pro­duc­tif sur la crois­sance des pro­grammes d’ajustement comp­table et de réformes struc­tu­relles anti­so­ciales admi­nis­trés par les hommes en noir de la Troï­ka : ces « vice-rois » modernes dépê­chés par la Com­mis­sion euro­péenne, la BCE et le FMI.

On sait tout cela. Et pour­tant… on conti­nue. On conti­nue, poli­ti­que­ment, à pres­crire la potion d’austérité (même si les doses se font par­fois moins sévères), et, édi­to­ria­le­ment, à défendre le res­pect « des règles », aus­si absurdes soient-elles jugées, « tant qu’elles sont en vigueur ». Avec ce type de rai­son­ne­ment, la peine de mort, les avor­te­ments clan­des­tins et le tra­vail des enfants seraient tou­jours en vigueur.

Sur un plan poli­tique, on pour­rait pen­ser que la rai­son de l’entêtement aus­té­ri­taire est à cher­cher dans une forme d’aveuglement idéo­lo­gique néo­li­bé­ral, ou dans une volon­té stra­té­gique de cas­ser les reins de l’expérience de gou­ver­ne­ment de la gauche radi­cale à Athènes. Ces hypo­thèses sont à prendre en compte… Mais elles ne sont que les auxi­liaires de la toute-puis­sance de la véri­table foi qui anime les gar­diens du temple de l’euro : à savoir, une croyance col­lec­tive dans le régime des règles, des dis­po­si­tifs et des chiffres autour duquel s’est construit l’ensemble euro­péen, trai­té après traité.

Il s’agit de la croyance dans l’efficience des normes juri­diques du seul fait qu’elles sont ins­crites dans les trai­tés, à l’image de la « règle d’or » bud­gé­taire (le Schwarze Null en Alle­magne) conte­nu dans le trai­té de 2012 sur la sta­bi­li­té, la coor­di­na­tion et la gou­ver­nance (TSCG). L’existence d’un tel « ordre régu­lier » per­met de mieux com­prendre en quoi la foi bud­gé­ta­riste tient lieu, pour ain­si dire, de seule poli­tique éco­no­mique à l’Europe (avec la poli­tique de la concur­rence libre et non faus­sée sur le grand marché).

LE CORSET MORAL ET L’ORDRE ÉCONOMIQUE

La consé­quence en est que les posi­tions gou­ver­ne­men­tales, les cadrages média­tiques et les per­cep­tions citoyennes autour des com­po­santes de ce que l’on appelle « la crise » se sont détour­nés de l’économie pour adop­ter le prisme du juri­disme, tein­té de morale, des négo­cia­tions « diplo­ma­tiques » euro­péennes inter­gou­ver­ne­men­tales. Que ce soit au sein de la Com­mis­sion, du Conseil des ministres ou de l’Eurogroupe, il n’est ques­tion que de règles à res­pec­ter, de bon ou de mau­vais bul­le­tin, de pro­cé­dure pour défi­cit (ou excé­dent) exces­sif… Yanis Varou­fa­kis, lui-même, a d’ailleurs rap­por­té le désar­roi de ses homo­logues lorsqu’il a insis­té, lors des négo­cia­tions, pour par­ler macroé­co­no­mie… s’entendant alors repro­cher, en retour, son aca­dé­misme théo­ri­cien dépla­cé ! « Une des grandes iro­nies de cette négo­cia­tion, a‑t-il confié à l’Irish Times, c’est qu’il n’y a pas de dis­cus­sion macroé­co­no­mique au sein de l’Eurogroupe. Tout est basé sur des règles, comme si elles étaient de droit divin et comme si elles pou­vaient s’imposer aux lois de la macroé­co­no­mie. »

L’Europe conçue comme un « cor­set de règles morales » (empire de la norme, « faute » de l’endettement, rigueur bud­gé­taire répa­ra­trice…), sou­ligne Chris­tian Sal­mon, cor­res­pond, en fait, à la défi­ni­tion de l’ordolibéralisme alle­mand. On parle, ici, d’un cou­rant de la pen­sée éco­no­mique libé­rale qui s’est déve­lop­pé en Alle­magne dans l’entre-deux-guerres, à par­tir des tra­vaux de pen­seurs huma­nistes hos­tiles aux tota­li­ta­rismes, et avec le sou­ci ini­tial de tein­ter le libé­ra­lisme de pré­oc­cu­pa­tions sociales. Ils avaient tous vécu les trau­ma­tismes de la grande infla­tion alle­mande de 1923 – 1924…

Cette doc­trine, mise en œuvre par les chré­tiens démo­crates pour recons­truire l’Allemagne d’après-1945, en est venue, au fil de l’histoire, à occu­per tout l’espace de la poli­tique éco­no­mique en Europe, aux côtés du néo-libé­ra­lisme anglo-saxon (libre-échange, déré­gu­la­tion, finan­cia­ri­sa­tion, réduc­tion de la taille de l’État…) Pareille archi­tec­ture, poli­ti­que­ment démo­crate-chré­tienne et éco­no­mi­que­ment libé­rale, a offert – et offre aujourd’hui encore – l’avantage de ne pas devoir tran­cher entre options poli­tiques divergentes…

LE DOUX COMMERCE ET L’UNION POLITIQUE

L’Europe n’est pour­tant pas née d’un pro­jet libé­ral, rap­pelle Guillaume Duval dans un livre d’entretien très éclai­rant. Elle est au contraire issue, à l’origine, d’une « logique éco­no­mique expli­ci­te­ment pla­ni­fi­ca­trice qui consis­tait à mettre en com­mun et gérer ensemble les res­sources clés de l’époque ». Cette dyna­mique a été incar­née par la pre­mière Com­mu­nau­té euro­péenne du char­bon et de l’acier (CECA) créée en 1952. Mais, par la suite, la peur de trans­ferts signi­fi­ca­tifs de sou­ve­rai­ne­té depuis l’échelle natio­nale a ame­né les élites des pays fon­da­teurs à cher­cher à construire l’Europe plu­tôt par le mar­ché : la libre cir­cu­la­tion des biens et des per­sonnes ins­tau­rée par le trai­té de Rome, en 1957 est le socle sur lequel s’est fon­dé le « Mar­ché com­mun » de la Com­mu­nau­té éco­no­mique euro­péenne (CEE). Le « doux com­merce » cher à Mon­tes­quieu devait paci­fier dura­ble­ment le conti­nent et conduire natu­rel­le­ment les peuples à vou­loir déve­lop­per le carac­tère trans­na­tio­nal de leurs démo­cra­ties sou­ve­raines respectives.

C’est cette même logique, fait obser­ver Duval, qui a été pour­sui­vie pen­dant plus de cin­quante ans, notam­ment avec l’Acte unique de 1986 : celui-ci a pré­pa­ré le mar­ché unique de 1993 et a élar­gi « la logique du mar­ché euro­péen sans bar­rière aux pres­ta­tions de ser­vices, à l’implantation des entre­prises et aux mou­ve­ments de capi­taux ». Mais, nuance le rédac­teur en chef du men­suel Alter­na­tives éco­no­miques, l’idée que faire du com­merce ensemble fini­rait par don­ner lieu à une Europe poli­tique ne s’est jamais vrai­ment concré­ti­sée… Le mar­ché, com­mun puis unique, demeure bien la seule iden­ti­té sub­stan­tielle de l’Europe.

Une rai­son à cela, note de son côté Dani Rodrik, est sans doute que l’articulation ima­gi­née entre les deux pro­ces­sus (échanges com­mer­ciaux et union poli­tique) n’a jamais été ni pré­sen­tée, ni, a for­tio­ri, « ven­due » aux popu­la­tions concer­nées trop ouver­te­ment. Soit parce que cela aurait deman­dé de recon­naître que le mar­ché auto­ré­gu­lé est bien au cœur de la poli­tique euro­péenne, ce qui n’aurait recueilli que peu d’adhésion en dehors d’un cercle étroit d’économistes néo­li­bé­raux. Soit parce que l’objectif pro­cla­mé d’une union poli­tique aurait ouvert la boîte de Pan­dore du débat sur le fédé­ra­lisme euro­péen et les aban­dons de sou­ve­rai­ne­té qu’il sup­pose (cela à par­tir de concep­tions de la démo­cra­tie très diver­gentes entre voi­sins euro­péens qui se sus­pectent mutuel­le­ment de vou­loir « mettre la main sur l’Europe »).

LA BOÎTE À OUTILS ET LES EXPERTS

La dif­fi­cul­té de conci­lier les choses a comp­té beau­coup, en fin de compte, dans le recours qu’ont fait les pères fon­da­teurs de l’Europe à la boîte à outils de l’ordolibéralisme. Pour les concep­teurs de celui-ci, rap­pelle le pro­fes­seur Michel Dévo­luy, ni la pro­prié­té pri­vée ni l’économie de mar­ché ne relèvent d’un ordre « natu­rel ». Il n’empêche : à l’image de la démo­cra­tie pour Wins­ton Chur­chill, le libé­ra­lisme éco­no­mique reste, à leurs yeux, le « pire des sys­tèmes à l’exception de tous les autres » pour sou­te­nir le pro­grès éco­no­mique et social. À l’inverse des néo­li­bé­raux, tou­te­fois, les ordo­li­bé­raux estiment que c’est à l’État de garan­tir la péren­ni­té de l’ordre éco­no­mique en éta­blis­sant des règles appro­priées et en les fai­sant res­pec­ter. Mais pour ce faire, ils pré­fèrent les experts et les règles aux hommes poli­tiques. En consé­quence devait se for­ger une forme de consti­tu­tion, un ordre, repo­sant sur quatre prin­cipes fondateurs :

- le res­pect de la pro­prié­té privée ;

- un régime de concur­rence libre et non faus­sée défen­due par une cour de justice ;

- la sta­bi­li­té des prix grâce à une banque cen­trale insen­sible aux pres­sions politiques ;

- le com­bat contre le laxisme budgétaire.

On retrouve bien les prio­ri­tés nor­ma­tives que s’attachent à faire res­pec­ter la Com­mis­sion euro­péenne, la Banque cen­trale euro­péenne et la Cour de jus­tice euro­péenne. À ceci près que l’ordolibéralisme contem­po­rain a été dépouillé de sa com­po­sante sociale ori­gi­nelle en pas­sant, depuis lors, au tamis néo­li­bé­ral hégémonique.

Si cette concep­tion ordo­li­bé­rale s’est impo­sée à l’époque, en Alle­magne d’abord, et en Europe ensuite, sou­ligne Guillaume Duval, c’est prin­ci­pa­le­ment, parce qu’aux yeux des Alle­mands, le key­né­sia­nisme, qui jus­ti­fie l’intervention de l’État dans l’économie, était alors incar­né par l’étatisme hit­lé­rien, mais aus­si par l’étatisme sovié­tique. Et pour d’autres, dont les Fran­çais, l’avantage d’un tel modèle, contre­poids aux « excès » poten­tiels de l’État social, c’était qu’il n’impliquait pas de trans­fert d’éléments signi­fi­ca­tifs de sou­ve­rai­ne­té à l’échelle euro­péenne. Pour le reste, il suf­fi­sait de ne pas nom­mer trop haut l’origine alle­mande du moteur européen…

LES CONTREPARTIES ET LE LEITMOTIV DE LA DÉMOCRATIE

Quand les défauts ini­tiaux majeurs de la construc­tion de la mon­naie unique sont appa­rus avec la spé­cu­la­tion finan­cière sur les dettes publiques grecque, por­tu­gaise et irlan­daise, en 2011, les diri­geants de celle-ci ont dû, bon gré mal gré, s’engager plus avant sur la voie d’une union poli­tique, en termes de mutua­li­sa­tion des risques notam­ment. Même si cela a été « trop peu, trop tard », on a fini par créer des outils euro­péens de prêts finan­ciers, mutua­li­sés et à taux réduits (FESF, puis MES). Ceci, en contre­par­tie de la mise en œuvre de plans d’austérité bud­gé­taire et de com­pres­sion sala­riale très stricts dans les pays pla­cés sous assis­tance finan­cière publique européenne.

Or, relève bien Guillaume Duval, les contre­par­ties exi­gées des États en crise, leur enca­dre­ment par la fameuse Troï­ka, et leur per­ti­nence ne sont sou­mis à aucun contrôle par­le­men­taire, ou peu s’en faut. Dotés de pou­voirs d’exception, les délé­gués de la Troï­ka dans les capi­tales concer­nées par les prêts finan­ciers rédigent lit­té­ra­le­ment, eux-mêmes, les textes de loi sou­mis (pour la forme) à l’approbation des par­le­ments des États pla­cés sous assis­tance finan­cière. Au mépris des pres­crits consti­tu­tion­nels natio­naux qui doivent céder le pas, en la matière, aux trai­tés et pactes de sta­bi­li­té budgétaire.

Ce ren­ver­se­ment dans le contrôle démo­cra­tique ren­force le risque que non seule­ment des tech­no­crates, et non des poli­tiques res­pon­sables, soient en charge de la ges­tion des pro­grammes, mais aus­si que cette ges­tion puisse être (et demeu­rer) éco­no­mi­que­ment inopé­rante, socia­le­ment insou­te­nable et poli­ti­que­ment opaque. Même si la chose est pas­sée rela­ti­ve­ment inaper­çue dans la presse, ce que la vic­toire de Syri­za a jus­te­ment remis au centre de l’attention publique en Grèce, et ce qui a for­te­ment contri­bué à ce suc­cès élec­to­ral, c’est la néces­si­té pro­cla­mée haut et fort de sor­tir de la crise du pays par la res­tau­ra­tion d’une véri­table démo­cra­tie, non seule­ment en Grèce, mais aus­si en Europe… Le leit­mo­tiv de la démo­cra­tie est cru­cial pour com­prendre plei­ne­ment le point de vue grec dans la négo­cia­tion à Bruxelles.

L’optique d’Athènes est de refon­der le cadre démo­cra­tique de la déci­sion euro­péenne en insis­tant sur l’importance que des pro­blèmes natio­naux, à l’intérieur de la zone euro, soient réso­lus désor­mais en concer­ta­tion avec les autres pays, et plus sur ordre de ces pays. S’il y a consen­sus pour déga­ger un excé­dent bud­gé­taire en Grèce, sou­tient Varou­fa­kis dans l’actuel pro­ces­sus de négo­cia­tion en cours, la manière concrète de le faire incombe aux seuls Grecs et à la seule vali­da­tion démo­cra­tique du peuple grec. Cette liber­té de manœuvre met en jeu rien moins que le type de « réformes struc­tu­relles » à mettre en œuvre dans le contexte éco­no­mique du pays : réforme du mar­ché de l’emploi, de la com­pé­ti­ti­vi­té natio­nale, de la sécu­ri­té sociale, de l’appareil d’État (ver­sion Troï­ka), ou réforme de la fis­ca­li­té, du salaire mini­mum, de l’investissement, de l’infrastructure éco­no­mique (ver­sion Syriza) ?

C’est pré­ci­sé­ment cette marge que l’ordolibéralisme à l’œuvre tend à vou­loir res­treindre, en per­ma­nence, en assi­gnant aux poli­tiques éco­no­miques et sociales des États membres le même sta­tut de « règles à suivre » que celui qu’incarnent les normes budgétaires.

LE CARCAN BUDGÉTAIRE ET LE MAQUIS INSTITUTIONNEL

Pour prix des pre­miers ins­tru­ments finan­ciers de soli­da­ri­té euro­péenne, le gou­ver­ne­ment alle­mand, prin­ci­pal prê­teur euro­péen, a obte­nu de ses par­te­naires de pou­voir dres­ser un véri­table « car­can bud­gé­taire » dans l’espace euro­péen. Il s’agit d’un ensemble de dis­po­si­tifs contrai­gnants (Two-pack, Six-Pack, TSCG) qui ont pour objet de ren­for­cer la dis­ci­pline bud­gé­taire dans l’Union… Mais leur appli­ca­tion sour­cilleuse, pour ne pas dire mono­ma­niaque ou sec­taire, dic­tée par Ber­lin en période de stag­na­tion de la crois­sance, empêche non seule­ment l’économie euro­péenne de se redres­ser, mais elle dis­suade aus­si, poli­ti­que­ment, les diri­geants de la zone euro d’envisager d’autres formes de trai­te­ment de la crise. Ce qui revêt, donc, une por­tée bien plus large que la seule sur­veillance du niveau des comptes publics.

Cer­tains, comme les repré­sen­tants de la droite libé­rale ou conser­va­trice dure, se conforment par convic­tion à l’obsession alle­mande de l’ordre des comptes. D’autres, comme nombre de sociaux-démo­crates, s’alignent pour dra­per leur posi­tion de fai­blesse, leur « réa­lisme » ou leur manque de cou­rage dans les habits des « contraintes de Bruxelles ». Les uns et les autres le font en exploi­tant le réseau par­ti­cu­liè­re­ment com­plexe et touf­fu des com­pé­tences par­ta­gées entre domaine natio­nal et concer­ta­tion com­mune au sein de l’Union éco­no­mique et moné­taire. Dans ces zones d’ombre, l’incertitude ins­ti­tu­tion­nelle s’est muée jusqu’ici, en stra­té­gie du fait accom­pli au ser­vice des règles. Les­quelles se sont peu à peu éten­dues, dans la concep­tion qu’il faut en avoir, de leur ordre bud­gé­taire pre­mier au péri­mètre infi­ni­ment plus flou des « réformes struc­tu­relles » à mener sur les mar­chés de l’emploi et dans les sys­tèmes de pro­tec­tion sociale natio­naux. Domaines qui échappent, en théo­rie, à la com­pé­tence de l’Europe.

En février, Yanis Varou­fa­kis et le gou­ver­ne­ment grec ont – en par­tie, au moins – fait tom­ber les masques en réus­sis­sant à rou­vrir, aux for­ceps, leur espace de déli­bé­ra­tion et de déci­sion éco­no­mique domes­tique… Ils sont par­ve­nus à dis­so­cier, dans les termes uti­li­sés de l’accord offi­ciel, ce qui relève des enga­ge­ments finan­ciers, bud­gé­taires et comp­tables d’Athènes auprès des ins­ti­tu­tions euro­péennes, d’une part, et ce qui dépend de la conduite sou­ve­raine de la poli­tique éco­no­mique natio­nale, d’autre part. Ce n’est pas rien… Ils ont pour cela exploi­té les mêmes zones d’ombre ou de contra­dic­tion entre les textes fon­da­teurs euro­péens et les pra­tiques en vigueur sous égide ordo­li­bé­rale. Leurs inter­lo­cu­teurs ont fini par accep­ter la posi­tion d’Athènes… mais de très mau­vaise grâce et en criant, eux, victoire.

Certes, l’effectivité de l’autonomie poli­tique recon­quise dépen­dra de la marge de manœuvre finan­cière que vou­dront bien lui accor­der ses bailleurs de fonds, condi­tions à la clé : c’est tout l’enjeu du deuxième tour de la négo­cia­tion, au cours duquel l’orthodoxie ordo­li­bé­rale entend bien « se refaire »…

Il n’en demeure pas moins que les Grecs ont décro­ché une pre­mière vic­toire dans la bataille des idées, dans le champ enfin désen­cla­vé de la poli­tique, dans le creu­set même de ce qui fait la démocratie.

LA GOUVERNANCE EUROPÉENNE ET L’HIRONDELLE ATHÉNIENNE

L’enjeu, aujourd’hui, dépasse le cas grec. La pré­sence de l’euro et l’absence d’union poli­tique, note Michel Dévo­luy, ont conduit les États membres à « se lier les mains en adhé­rant à un ordo­li­bé­ra­lisme radi­cal où l’impératif des règles se sub­sti­tue à l’exercice de la démo­cra­tie ». De ce point de vue, on peut dire que le duo Tsi­pras-Varou­fa­kis a mené un for­cing autant pour réta­blir la sou­ve­rai­ne­té de leur pays à la table de négo­cia­tion euro­péenne, que pour faire adve­nir, autour de celle-ci, un pro­ces­sus de débat et de déci­sion plus libre, plus ouvert et plus trans­pa­rent, en un mot, plus poli­tique et moins réglementaire.

Car si la science éco­no­mique, d’inspiration majo­ri­tai­re­ment ortho­doxe (ou libé­rale), a réus­si à domi­ner le monde, nous dit la socio­logue Maria­na Here­dia, c’est moins en rai­son d’une concer­ta­tion entre « puis­sants » à l’échelle glo­bale, ou de la seule hégé­mo­nie cultu­relle du capi­ta­lisme, que parce qu’elle est « imbri­quée » dans des « dis­po­si­tifs », c’est-à-dire dans une « tech­no­lo­gie de gou­ver­ne­ment », selon le sens que donnent au terme de dis­po­si­tifs les phi­lo­sophes Michel Fou­cault ou Gior­gio Agam­ben. En immer­geant les popu­la­tions d’Europe dans un ordre fait avant tout de règles et de méca­nismes, le régime de la « gou­ver­nance euro­péenne » occulte toute visée de sens et de dépas­se­ment pos­sible dans le rap­port que ces popu­la­tions entre­tiennent au libé­ra­lisme éco­no­mique en place.

Dans la période récente, effec­ti­ve­ment, on constate que les élites poli­tiques ont eu recours aux éco­no­mistes de manière à ce que les dis­cours et pro­po­si­tions de ceux-ci per­mettent d’effacer la fron­tière entre science et poli­tique, fai­sant de l’économie un uni­vers de « lois de nature » auquel on n’aurait d’autre choix que de se plier. Cette sacra­li­sa­tion de la chose éco­no­mique a per­mis de trans­for­mer la per­cep­tion géné­rale de ce qui est, en fait, une crise de l’autorité poli­tique en crise éco­no­mique à régler par les experts.

De ce point de vue, la démo­cra­tie athé­nienne revi­ta­li­sée n’est peut-être pas l’hirondelle qui annonce le prin­temps des peuples, mais au moins est-elle por­teuse d’un vrai cré­dit poli­tique, c’est-à-dire d’une vraie confiance, qu’elle tente d’essaimer au-delà d’elle-même.

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