La nouvelle frontière de l’Europe

Photo : Sara Prestianni

Le tra­cé des fron­tières de l’Union euro­péenne résulte d’une lente construc­tion. À l’aune des récents bou­le­ver­se­ments géo­po­li­tiques dans les régions mitoyennes de l’Union, il convient d’effectuer un retour sur l’histoire de la construc­tion des fron­tières euro­péennes et d’énumérer les divers défis et ten­sions aux­quels elle se voit actuel­le­ment confron­tée à sa périphérie.

Le 27 octobre 2015, en pré­lude au col­loque « Quelle Europe en 2050 ? »1, orga­ni­sé par l’Académie Royale, Luuk Van Mid­de­laar, proche col­la­bo­ra­teur du pre­mier pré­sident de l’Union, Her­man Van Rom­puy, et auteur d’un livre majeur sur l’histoire de la construc­tion euro­péenne2, a pré­sen­té une com­mu­ni­ca­tion sur les fron­tières de l’Europe.

Il y dis­tingue quatre époques dans ce que nous pour­rions appe­ler une his­toire euro­péenne des frontières.

Il appelle la pre­mière « Le concert des nations ». Elle com­mence en 1648 avec la paix de West­pha­lie qui, à l’issue de la Guerre de Trente Ans, redes­sine les fron­tières de l’Europe et tente de sta­bi­li­ser les rap­ports de force. Le sys­tème est confir­mé par le Trai­té de Vienne en 1815 qui, après le choc des guerres napo­léo­niennes, repose lui aus­si sur le prin­cipe de l’équilibre des puis­sances. Il explose quand l’Allemagne se consti­tue en État-nation et en puis­sance impé­riale ce qui abou­tit à une nou­velle guerre de Trente Ans, de 1914 à 1945.

Après 1945, l’Europe inau­gure un nou­veau para­digme fon­dé sur la sup­pres­sion des fron­tières. Le mar­ché com­mun, l’acte unique, l’euro, l’espace Schen­gen sont autant d’étapes de cette sup­pres­sion pro­gres­sive. Les États-nations conti­nuent d’exister, mais orga­nisent entre eux la libre cir­cu­la­tion des per­sonnes, des capi­taux, des mar­chan­dises et des services.

La troi­sième époque com­mence en 1989 avec la dis­pa­ri­tion du Rideau de fer. Se pose alors sou­dain la ques­tion de la fron­tière exté­rieure de cette Europe qui efface peu à peu ses fron­tières inté­rieures. Jusque-là l’Europe s’élargissait vers le sud. La Médi­ter­ra­née était une fron­tière impen­sée parce que natu­relle. Mais à l’est, l’élargissement deve­nait une vraie ques­tion poli­tique. C’est d’ailleurs dans l’immédiat après coup de la chute du Mur de Ber­lin que le trai­té de Maas­tricht inau­gure, en 1992, la poli­tique étran­gère et de sécu­ri­té de l’Union. Après la réuni­fi­ca­tion alle­mande (on se sou­vien­dra que le feu vert de Mit­ter­rand à Kohl a dépen­du, entre autres, du res­pect des fron­tières de l’Allemagne réuni­fiée avec la Pologne — l’objectif de paix euro­péenne res­tant la pre­mière des prio­ri­tés poli­tiques de l’Union), les pays d’Europe cen­trale quittent l’orbite russe et adhèrent à l’Union tan­dis que Bruxelles inau­gure en 2003 une « poli­tique de voi­si­nage » à la fois vers le sud médi­ter­ra­néen et vers l’Europe orien­tale, Armé­nie, Azer­baïd­jan, Géor­gie, Mol­da­vie, Ukraine et Bié­lo­rus­sie. Dans ce cercle « d’amis », la Rus­sie occupe une place par­ti­cu­lière. Quant à la Tur­quie et les pays des Bal­kans, ils ne sont pas « voi­sins », mais can­di­dats à l’Union. Même si tout le monde ne croit pas à la « fin de l’Histoire », la ten­dance est quand même à pen­ser que l’ensemble des pays voi­sins de l’Europe vont peu à peu se ral­lier à la démo­cra­tie et au libre-échange et donc se rap­pro­cher de l’Union.

Les pro­fondes secousses du monde ara­bo-musul­man et la crise ukrai­nienne inau­gurent une qua­trième époque. L’Union euro­péenne, qui est pas­sée de 6 à 28 pays en un demi-siècle, dotée d’une pré­si­dence, d’un Conseil, d’une Com­mis­sion, d’un Par­le­ment, d’une mon­naie, d’une banque cen­trale — toutes ins­ti­tu­tions per­ti­nentes qui ont résis­té jusqu’ici aux crises et aux divi­sions — entre dans une période de turbulences.

L’EUROPE ENCERCLÉE

Alors que la seule guerre euro­péenne s’est dérou­lée hors de l’Union, fai­sant explo­ser la You­go­sla­vie en plu­sieurs pays, dont cer­tains l’ont déjà rejointe, et d’autres le feront à court terme, tous les pays « voi­sins » sont aujourd’hui confron­tés à des conflits chro­niques de plus ou moins forte intensité.

De 1975 à 1991, une guerre a oppo­sé les Sara­houis du Poli­sa­rio, sou­te­nus par l’Algérie, au Maroc. Le réfé­ren­dum pro­mis n’a jamais eu lieu. Le Maroc contrôle 80 % du Saha­ra occi­den­tal qui ne lui est recon­nu par aucun membre de l’ONU. La Répu­blique arabe sah­raouie démo­cra­tique (RASD) est recon­nue par plu­sieurs dizaines d’États, mais pas par les Nations Unies.

L’Algérie a été le théâtre d’une guerre civile meur­trière entre 1991 et 2002, oppo­sant l’armée aux milices isla­mistes à la suite de l’annulation d’élections qui avaient vu la vic­toire du Front Isla­mique du Salut. Depuis la vic­toire de l’armée, la situa­tion reste ten­due et des groupes sala­fistes ayant fait allé­geance à Al Qaï­da conti­nuent à per­pé­trer des atten­tats, y com­pris à Alger. En 2013, le groupe diri­gé par Mokh­tar Bel­mo­kh­tar a pris 800 per­sonnes en otage dans le com­plexe gazier d’In Ame­nas. Il agit éga­le­ment au Niger et au Mali où il est res­pon­sable de l’attentat de novembre 2015 contre un hôtel inter­na­tio­nal de Bamako.

La « Révo­lu­tion de jas­min » éclate en Tuni­sie en décembre 2010, pre­mière des révo­lu­tions du prin­temps arabe. La Tuni­sie semble mener son pro­ces­sus de démo­cra­ti­sa­tion à bon port. Mais la désta­bi­li­sa­tion isla­miste s’y mani­feste quand même par de vio­lents atten­tats et quelques maquis.

Le prin­temps lybien com­mence en février 2011. La dic­ta­ture de Kadha­fi est mise à bas en quelques mois avec l’aide mili­taire d’une coa­li­tion de pays occi­den­taux. Mais le pays sombre dans une guerre civile tou­jours en cours.

En Égypte, c’est le pré­sident Mou­ba­rak qui est chas­sé par d’immenses mani­fes­ta­tions au Caire. Les Frères musul­mans accèdent au pou­voir, mais sont ren­ver­sés par l’armée. La ten­sion reste intense. Des milices ral­liées à Daesh opèrent dans le maquis du Sinaï. Des atten­tats visent l’industrie touristique.

Au sud des pays de la cein­ture médi­ter­ra­néenne, la situa­tion n’est guère meilleure : Mali et Niger sont eux aus­si désta­bi­li­sés par des rébel­lions et des milices isla­mistes, tan­dis que le Tchad et le Sou­dan sont minés par des conflits de longue durée.

À 300 kilo­mètres de Chypre, membre de l’UE, le Moyen-Orient est dans une situa­tion chao­tique. La guerre entre sun­nites et chiites fait rage dans toute la région. Les trois puis­sances régio­nales, la Tur­quie, l’Iran et l’Arabie saou­dite s’affrontent via une mul­ti­tude de conflits locaux et ce jusqu’au Yémen. L’Irak et la Syrie sont le théâtre de guerres civiles par­ti­cu­liè­re­ment longues et meur­trières. L’islamisme lui-même est en proie à de pro­fondes divi­sions poli­tiques entre Al Qaï­da et l’État isla­mique. Le Liban reste sous haute ten­sion. Le camp de la paix israé­lien n’a pas résis­té à la deuxième inti­fa­da et la Pales­tine vit une guerre civile lar­vée entre Hamas et OLP. Le pro­ces­sus de paix est au point mort. Une vague d’attentats à l’arme blanche suc­cède à plu­sieurs affron­te­ments meur­triers à Gaza. La Tur­quie s’engage tou­jours davan­tage dans la voie de l’islamisme sun­nite et a repris ses actions mili­taires contre les Kurdes par crainte de voir un Kur­dis­tan indé­pen­dant émer­ger de la lutte des Kurdes ira­kiens et syriens contre Daesh. À l’est, le dan­ger d’un arme­ment nucléaire ira­nien est repor­té grâce à l’accord de l’été 2015, mais per­sonne ne doute qu’il sera remis à l’agenda dans les années à venir. Après plu­sieurs décen­nies de guerre, l’Afghanistan n’est pas prêt d’être pacifié.

Sur le flanc orien­tal, l’Union a pas­sé en 2014 des accords d’association avec la Géor­gie, l’Ukraine et la Mol­da­vie. Ce qui a pro­vo­qué des ten­sions avec la Rus­sie qui désire gar­der des rela­tions pri­vi­lé­giées avec ces pays qui ont long­temps fait par­tie de l’empire puis de l’URSS. Leurs popu­la­tions sont elles-mêmes divi­sées quant au choix d’une entrée dans l’Union ou d’une alliance stra­té­gique avec la Rus­sie. Alors que la Rus­sie et l’Union avan­çaient dans la pers­pec­tive d’accords de libre-échange et de coopé­ra­tion, les inter­ven­tions de la Rus­sie dans les crises géor­gienne et ukrai­nienne, l’annexion de la Cri­mée en par­ti­cu­lier, ont for­te­ment refroi­di les rela­tions. Bien que l’Union euro­péenne soit le pre­mier par­te­naire com­mer­cial de la Rus­sie, celle-ci déve­loppe une intense pro­pa­gande anti­eu­ro­péenne, mul­ti­plie les inci­dents — notam­ment de nom­breuses vio­la­tions des espaces aériens par son avia­tion mili­taire. Tous les états à la fron­tière orien­tale de l’Europe, de la Mer Noire à la Fin­lande, sont sous pression.

NOUVEAUX DÉFIS

Alors que l’Angleterre, qui s’est tenue à l’écart des der­nières avan­cées euro­péennes — l’Euro et Schen­gen —, menace de se reti­rer de l’Union, l’Europe arrive au bout de ce qui a été la logique éco­no­mique et poli­tique de l’élargissement. La Tur­quie, qui fera par­tie dans les années 2020 des dix pre­mières éco­no­mies mon­diales, appa­raît comme de moins en moins déci­dée à rejoindre les 283. Quant aux rap­ports de l’Europe avec la Rus­sie, ils seront sans doute for­te­ment condi­tion­nés par ceux de la Rus­sie avec la Chine4 qui est son deuxième par­te­naire com­mer­cial et avec qui ses rela­tions sont au beau fixe ces der­nières années.

Même si l’agence n’a été créée en 2004 que dans la pers­pec­tive d’une Europe for­te­resse se pro­té­geant des immi­gra­tions clan­des­tines, l’existence de Fron­tex illustre la prise de conscience des États euro­péens d’avoir une fron­tière exté­rieure com­mune qu’il leur faut gérer col­lec­ti­ve­ment. En 2015, l’exode mas­sif de réfu­giés et la mul­ti­pli­ca­tion des atten­tats ter­ro­ristes, situa­tions aux­quelles elle s’est révé­lée si mal pré­pa­rée, ont démon­tré à quel point il est urgent pour l’Europe d’ « upgra­der » ses logiciels.

L’instabilité et les guerres dans l’ensemble des pays qui entourent l’Europe, depuis le Maroc jusqu’à la Bal­tique, ont créé pour l’Union une situa­tion très dan­ge­reuse. Ces conflits ont des consé­quences éco­no­miques immé­diates et ils se réper­cutent à l’intérieur de l’Union où ils créent de mul­tiples ten­sions com­mu­nau­taires. L’accueil de très nom­breux réfu­giés divise éga­le­ment les popu­la­tions. Les dif­fi­cul­tés à éla­bo­rer des poli­tiques com­munes à 28 pays décou­ragent et poussent les pays à agir cha­cun pour soi. La poli­tique de voi­si­nage a cédé la prio­ri­té à des sanc­tions éco­no­miques et à des inter­ven­tions mili­taires d’autant plus consé­quentes que les États-Unis tentent désor­mais de limi­ter les leurs.

Orga­ni­sa­tion des migra­tions, sécu­ri­té, poli­tique éner­gé­tique et poli­tique exté­rieure com­munes sont les nou­veaux défis de la construc­tion euro­péenne. L’Union doit confor­ter ses alliances (et le TTIP s’inscrit dans cette poli­tique quelles que soient les craintes et les cri­tiques qu’il sus­cite), assu­rer ses appro­vi­sion­ne­ments éner­gé­tiques, négo­cier un nou­veau modus viven­di avec la Rus­sie qui lui per­mette d’intégrer les pays d’Europe orien­tale, contri­buer à une paix west­pha­lienne au Moyen-Orient et construire enfin une véri­table asso­cia­tion « win-win » avec les pays d’Afrique du Nord. La fin pro­gram­mée de l’élargissement et la prise de conscience d’une fron­tière euro­péenne n’impliquent pas la fer­me­ture de l’Europe. Toute fron­tière est d’abord un lieu de pas­sage et d’échanges.

  1. On peut vision­ner les confé­rences et débats de ce col­loque sur le site de l’Académie : http://lacademie.tv/cycles/quelle-europe-en-2050
  2. Luuk Van Mid­de­laar, Le pas­sage à l’Europe, his­toire d’un com­men­ce­ment, Gal­li­mard, 2009
  3. Sur le débat euro­péen à pro­pos de l’adhésion de la Tur­quie, cf. Michel Rocard, Oui à la Tur­quie, Fayard, 2008
  4. Peut-être faut-il voir dans cette situa­tion, un effet de l’histoire longue durée. Van Mid­de­laar remarque avec iro­nie que l’Angleterre, la Rus­sie et la Tur­quie étaient déjà les trois grandes absentes de la paix de Westphalie.

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