De quoi le nombre est-il le nom ?

Illustration : Alice Bossut

Nous sommes entrés dans l’ère de la quan­to­phré­nie, selon l’expression de Piti­rim Soro­kin, c’est-à-dire dans l’ère de l’obsession mala­dive des chiffres et des don­nées quan­ti­ta­tives. De quoi donc le nombre est-il le nom ?

Amé­lio­rer la ren­ta­bi­li­té des entre­prises pri­vées comme des ins­ti­tu­tions publiques par des dis­po­si­tifs stan­dar­di­sés conçus par des cabi­nets d’audit et de conseil. Sup­pri­mer les temps morts et les tâches inutiles dans les rela­tions de tra­vail : zéro délai, zéro défaut, zéro perte de temps. Clas­ser sur base d’indicateurs de per­for­mance les hôpi­taux comme les uni­ver­si­tés, les admi­nis­tra­tions comme les asso­cia­tions, en regard de « fichiers Excel » et de « slides », de « repor­tings » et de « to do lists ». Éva­luer, par un mana­ge­ment opti­mal, la rela­tion entre une infir­mière et son patient, un tra­vailleur social et un citoyen à reso­cia­li­ser, bref, la qua­li­té de l’entretien par sa durée. Quelques exemples par­mi d’autres, de l’emprise totale de la sara­bande des nombres qui struc­ture nos modes de vie et nos visions du monde.

L’ORDRE PAR LES HARMONIES MATHÉMATIQUES

En fait, nous réac­tua­li­sons le vieux rêve de l’harmonie par le cal­cul comme l’analyse en pro­fon­deur Alain Supiot. Depuis Pytha­gore, des kab­ba­listes jusqu’au dol­lar amé­ri­cain, des mys­tiques chré­tiens à l’économie poli­tique moderne, les har­mo­nies mathé­ma­tiques se doivent d’être au fon­de­ment de l’ordre social. La fas­ci­na­tion pour les nombres comme com­pré­hen­sion ultime du véri­table sens du nombre a res­sur­gi depuis quelques décen­nies, bai­gnées par les repré­sen­ta­tions néo­li­bé­rales qui dominent l’organisation de la Cité. La loi, dans cette pers­pec­tive, doit sou­mettre ses objec­tifs à un cal­cul d’utilité. Elle n’est plus pen­sée comme la syn­thèse de valeurs com­munes et le point d’équilibre éthique du juste. Désor­mais, la loi est « la base d’un nou­vel idéal nor­ma­tif qui vise la réa­li­sa­tion effi­cace d’objectifs mesu­rables ». Exit la jus­tice par la règle­men­ta­tion et la morale. Place à l’imaginaire de la gou­ver­nance par les nombres où triomphent le pro­gramme, l’algorithme, le mana­ge­ment des « res­sources » humaines et natu­relles. Place à l’enfermement des actes et des sen­si­bi­li­tés dans une pure rai­son ins­tru­men­tale sous l’égide exclu­sive du cal­cul éco­no­mique, sup­po­sé seul être quan­ti­fiable et performant.

L’étalon de mesure déter­mi­nant se réduit donc aux chiffres. À un cal­cul d’intérêt. Aux Temps Modernes, cette concep­tion de notre rap­port au réel a ins­pi­ré un cou­rant phi­lo­so­phique qui se nomme l’utilitarisme. L’idée cen­trale de pen­seurs comme Jere­my Ben­tham, John Stuart Mill ou Adam Smith, mal­gré leurs dif­fé­rences, est que la fina­li­té ultime de la vie est la quête du bon­heur, la recherche de plai­sir et de bien-être. L’homme est défi­ni dans son essence même comme un être d’intérêts, aus­si divers que mul­tiples, qui pro­cède sans cesse, pour toute action qu’il entre­prend, à un cal­cul des peines et des plai­sirs. Il n’y a jamais chez les humains d’action dés­in­té­res­sée. Nous avons tout inté­rêt à fuir la dou­leur et la souf­france et à recher­cher le plai­sir et la satis­fac­tion. Nous ne ces­sons, consciem­ment ou pas, d’évaluer nos actes en regard de la balance des peines et des plai­sirs. Cette éva­lua­tion déter­mine nos com­por­te­ments indi­vi­duels comme l’organisation de la vie col­lec­tive. Extra­or­di­naire pros­pé­ri­té de la fable des abeilles de Man­de­ville et de la main invi­sible de Smith. C’est le strict inté­rêt indi­vi­duel, la vie pri­vée, qui condui­ra à l’harmonie du mar­ché et à la ver­tu publique.

LE CANCER ÉTHIQUE DE LA MONÉTARISATION

Cette anthro­po­lo­gie de l’intérêt n’a eu de cesse de s’amplifier depuis quelques décen­nies. Après le réfé­rent reli­gieux puis poli­tique, c’est aujourd’hui le réfé­rent éco­no­mique et tech­nique qui mesure une vie réus­sie, avoir une Rolex à 50 ans, et une Cité bien admi­nis­trée, par la sacro-sainte bonne gou­ver­nance. Les prin­cipes, comme le voca­bu­laire, de l’économie de mar­ché et du capi­ta­lisme enva­hissent tous les ima­gi­naires : on « gère » ses enfants, ou « inves­tit » un lieu, on « compte » sa socia­bi­li­té par le nombre « d’amis » sur Face­book. Les débats poli­tiques se réduisent à une guerre de taux, de crois­sance, de chô­mage ou d’inflation. La qua­li­té d’un pro­gramme s’évalue en points d’audience et l’art contem­po­rain en mil­lions de dollars.

L’argent, ce divin mar­ché selon la for­mule de Dany-Robert Dufour, repré­sente le paroxysme de l’intérêt. Il est deve­nu l’ultime et unique éta­lon de la valeur qui, d’usage, s’est méta­mor­pho­sé en valeur échange. Au point que cer­tains s’interrogent sur ce que l’argent ne sau­rait ache­ter. Le péri­mètre du bien com­mun et du non-quan­ti­fiable se rétré­cit. Le phi­lo­sophe Michael San­del dresse un sai­sis­sant por­trait de ce tsu­na­mi cultu­rel qui moné­ta­rise le monde : de l’achat d’excuses sur inter­net aux mères por­teuses en Inde, de la loca­tion de son front pour une publi­ci­té à la rétri­bu­tion pour la lec­ture d’un livre au pro­fit des éco­liers amé­ri­cains. À quand l’achat d’une ami­tié, d’un prix Nobel ou le droit de faire du tort aux autres ?

Cette ful­gu­rante pro­gres­sion de la mar­chan­di­sa­tion des biens, des corps comme des consciences, fal­si­fie un pré­ju­gé majeur de la théo­rie éco­no­mique : la neu­tra­li­té « axio­lo­gique », c’est-à-dire en termes de valeurs éthiques, du mar­ché. En réa­li­té, l’échange mar­chand touche à la nature même du bien ou du ser­vice échan­gé. Dans nombre de situa­tions, il le cor­rompt. Il faut donc impé­ra­ti­ve­ment repo­ser des limites à la mys­tique du mar­ché et à la confu­sion des valeurs. Ce « can­cer éthique » comme le nomme Jean-Pierre Dupuy, doit être com­bat­tu par l’imposition urgente de balises qui pour­rait s’incarner dans le bien com­mun, l’intérêt géné­ral, la gra­tui­té, le don ou le ser­vice rendu.

PENSER OU DÉPENSER ?

Un des traits signi­fiants de notre pré­sent est, entre le désen­chan­te­ment du monde et le triomphe de la rai­son ins­tru­men­tale par les tech­nos­ciences, un indi­vi­dua­lisme exa­cer­bé et pos­ses­sif qui reflète une atti­tude sociale : celle requise par le mar­ché. La quan­ti­fi­ca­tion comme valeur car­di­nale. Indi­vi­dus comme ins­ti­tu­tions sont som­més d’effectuer un cal­cul avantages/coûts avant de prendre en compte l’intérêt col­lec­tif, le sens de leur pré­sence au monde ou les bien­faits d’une civi­li­sa­tion. Pas ques­tion de dif­fé­rer la satis­fac­tion de ses besoins immé­diats, d’intégrer des tem­po­ra­li­tés longues, ou de déco­der les signes et les sym­boles de la com­plexi­té du réel. La super­sti­tion éco­no­mique qui décom­pose, dis­perse, urgen­tise, diver­tit et cal­cule, domine tout. Il n’y a qua­si plus ni ensemble, ni com­mun, ni élan, ni vision, ni pro­jet. Cha­cun dans sa case ou dans sa niche, assi­gné à pro­duire et à consom­mer le monde, assis devant son écran, embri­ga­dé par le com­merce et le compte ban­caire. Un véri­table délire occidental ?

Le 18 mars 1968, Robert Ken­ne­dy pro­non­çait un dis­cours pro­phé­tique à l’Université du Kan­sas sur le Pro­duit Inté­rieur Brut (le PIB). Il rele­vait ce que le fameux PIB tenait en compte dans ses cal­culs : la pol­lu­tion de l’air, la publi­ci­té pour le tabac, la course des ambu­lances, la des­truc­tion des forêts, la pro­duc­tion d’armes nucléaires, le coût des pri­sons… Et ce que cet indi­ca­teur éco­no­mique, bous­sole de nos gou­ver­nants, ne pre­nait pas en compte : la san­té des enfants, la qua­li­té de l’école, la gai­té des jeux, la beau­té de la poé­sie, l’intégrité des diri­geants, la soli­di­té des liens affec­tifs, le cou­rage, la sagesse… et Robert Ken­ne­dy concluait : « En un mot, le PIB mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue ». Près de qua­rante années plus tard de quan­ti­fi­ca­tion effré­née, son mes­sage résonne d’une lumi­neuse lucidité.

Références :

Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, Cours au Collège de France, 2012-2014, Fayard, 2015

Régis Debray, L’erreur de calcul, Cerf, 2015

Olivier Rey, Une question de taille, Stock, 2014

Jeremy Bentham, Introduction aux principes de morale et de législation, Vrin, 2011

Dany-Robert Dufour, Le divin marché, Denoël, 2007

Michael Sandel, Ce que l’argent ne saurait acheter, Seuil, 2014

Jean-Pierre Dupuy, L’avenir de l’économie, Flammarion, 2012

Jean-Marc Ferry et Justine Lacroix, La pensée politique contemporaine, Bruylant, 2000

 

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