En 2016, la Belgique fête les 70 ans de l’immigration italienne. Parmi les images diffusées par les médias, celles d’affiches de l’époque indiquant « ni chiens, ni Italiens » apposées sur certains commerces ou sur des habitations à louer. Elles choquent les citoyens, mettent mal à l’aise les plus anciens d’entres nous, rappellent qu’on est toujours l’étranger de quelqu’un et remettent en perspective le racisme décomplexé dont sont victimes les immigrés d’aujourd’hui. À l’époque, l’État joue un rôle important dans cette discrimination anti-italienne, et peut-être n’est-il pas totalement étranger à celle subie par d’autres aujourd’hui.
En effet, à leur arrivée après la Seconde Guerre mondiale, les Italiens sont parqués dans d’anciens camps de prisonniers, l’État n’a pas veillé à leur fournir des habitations et ne semblent pas pressés de le faire. Les conditions de travail qui sont les leurs sont exécrables et parfois même mortelles1. En n’accordant pas à tous les citoyens résidants et travaillant sur son territoire des conditions de vie digne, l’État justifie de facto l’existence de « citoyens de seconde zone », et dans ce cas précis les travailleurs immigrés sont visés. L’absence de politiques d’inclusion2 réelles par les autorités compétentes est à l’origine de nombreuses crispations entre les immigrés et les autochtones. Et malheureusement, les premières politiques d’intégration à l’échelle nationale datent de 1986, soit près de 40 ans après les premières vagues d’immigrations italiennes.
Dans les années 50 comme aujourd’hui, les mêmes griefs sont adressés aux populations immigrées. Déjà à l’époque les concentrations d’allochtones dans certains quartiers génèrent sentiment d’insécurité et stigmatisation des habitants. La récurrence de ces attaques à travers le temps amène un constat : l’incapacité de l’État à mettre en place des politiques d’inclusion efficaces de manière directe via une politique d’accueil active ou de manière indirecte via le tissu associatif.
LE MYTHE DU BON IMMIGRÉ
Aujourd’hui, force est de constater que la dimension culturelle, voire religieuse, de l’immigration est sans doute celle qui suscite le plus de débats. Les discours racistes et xénophobes, largement véhiculés par une certaine classe politique et les médias, insistent sur l’impossible construction d’une société avec les populations issues des pays arabes. Alors qu’à l’époque des Italiens, des Grecs ou des Polonais, l’argument culturel était déjà pointé dans les discours racistes d’extrême droite comme barrière infranchissable à toute inclusion, les discriminés d’hier sont aujourd’hui pris en exemple comme étant de « bons immigrés », jugés suffisamment proches de nous que pour s’intégrer « correctement ».
Premièrement, il est important de préciser que les premiers immigrés d’origine arabe arrivèrent peu après les Italiens. On fêtait il y a deux ans les 50 ans de l’immigration marocaine. Deux générations plus tard, comment dire encore qu’une population qui a travaillé et travaille encore dans notre pays, qui scolarise ses enfants et qui accède au droit de vote sous certaines conditions, est incapable de s’intégrer car sa culture ou sa religion est trop éloignée de celle des Belges ?
Deuxièmement, et ce point rejoint le premier, une partie de cette population étrangère ne l’est plus, elle a acquis la nationalité belge, cette culture qui est la nôtre est donc aussi la leur. Une société démocratique n’est jamais homogène, elle ne possède pas une culture unique et est par essence toujours en conflit. Elle est le fruit de ce conflit culturel et social permanent.
Enfin et troisièmement, ces attaques identitaires perpétuelles sont la cause d’une crispation réciproque aux conséquences bien plus dangereuses que l’immigration elle-même pourrait l’être. D’une part, elles fondent et justifient des discriminations systématiques envers ces populations étrangères qui expliquent aujourd’hui qu’un secrétaire d’État3 puisse, à de multiples reprises, tenir des propos racistes et discriminants sans qu’il soit démis de ses fonctions. D’autre part, ce racisme perpétuel provoque chez les populations visées un repli identitaire, culturel et religieux, un besoin de retrouver des repères autres que ceux proposés par une société qui ne les reconnaît en rien et qui les discriminent pour ce qu’ils sont et non pour ce qu’ils font ou ne font pas.
Quel est le rôle de l’État dans l’inclusion des immigrés en Belgique et pourquoi mêmes phénomènes et discours racistes se répètent-ils sans que nous puissions apprendre du passé ? Pourquoi l’immigration est-elle souvent perçue comme un problème alors que par ailleurs, selon de nombreuses études, elle crée plutôt de la richesse dans notre pays ?4
L’IMMIGRATION UTILE à L’ÉTAT
La relation des autorités publiques belges avec l’immigration pourrait être qualifiée d’utilitariste : si elle comble un besoin de la société alors l’État autorise voire encourage l’immigration, par contre en cas de crise économique ou sociale, il durcit les règles d’accès au territoire.
Pour l’État, l’immigration est un outil d’ajustement du marché de l’emploi. Après la Première et la Seconde Guerre mondiale, il adopte des politiques migratoires permissives voir incitatives. Après la Première Guerre, le bilan humain très lourd met en péril le fonctionnement de l’industrie, l’État autorise alors le recrutement de travailleurs à l’étranger. Après la Seconde Guerre, c’est la pénurie de travailleurs dans les mines de charbon qui poussera l’État à signer de véritables protocoles commerciaux avec plusieurs pays méditerranéens afin qu’ils fournissent plusieurs milliers de travailleurs à la Belgique.
À l’inverse, dès que la situation économique se dégrade, l’État renforce ses frontières et pousse les étrangers à rentrer dans leur pays d’origine. C’est notamment le cas pendant la crise économique des années 30 où il instaure de nouvelles règles d’immigration plus strictes. À la fin des années 60, plongé à nouveau dans une récession , l’État revoit à nouveau ses politiques migratoires afin de limiter voire d’interdire l’arrivée de nouveaux travailleurs immigrés. Parmi ces mesures, l’expulsion des étrangers chômeurs est certainement la plus discriminatoire. Elle sera heureusement abandonnée suite aux pressions des syndicats. Ces durcissements aboutissent en 1974 à la limitation des migrations liées au travail aux seuls travailleurs disposant de qualification non disponibles dans le pays.
Après cette date, trois types d’immigration seront encore autorisés : les immigrés européens, les réfugiés qui répondent aux critères de la convention de Genève et enfin les familles des travailleurs étrangers qui entrent dans le système du rapprochement familial. Ce dernier système répond à la deuxième utilité de l’immigration pour la Belgique : la relance démographique. En effet, le regroupement familial est une mesure préconisée par les démographes et les économistes pour inverser la courbe démographique dès les années 50. Ce rapprochement est aussi une garantie demandée par les patrons qui craignent le retour des travailleurs immigrés dont ils ont besoin pour faire fonctionner leurs usines. Comme pour le marché de l’emploi, l’État met en place des politiques incitatives : en 1965, à condition d’avoir 3 enfants mineurs, les familles d’immigrés peuvent se faire rembourser la moitié du prix de leur voyage5.
Ces changements successifs de législation, ces périodes permissives qui succèdent à des mesures discriminatoires pointent une politique migratoire conjoncturelle basée sur une vision de l’immigration comme un phénomène transitoire. Or, malgré les règles plus strictes, l’immigration n’a jamais cessé et beaucoup d’immigrés se sont installés durablement en Belgique. De plus, cette non-politique de l’accueil des immigrés a provoqué une augmentation des sans-papiers dont la situation est très souvent précaire. La création en 1993 des centres fermés, véritables prisons pour immigrés, est un triste symbole de la criminalisation des immigrés.
L’IMMIGRATION COMME OPPORTUNITÉ
Et finalement, n’est-ce pas là le nœud du problème ? À partir du moment où l’immigration est perçue et vécue négativement par l’État, comment demander aux citoyens d’adopter une vision positive de celle-ci ? En appréhendant la migration comme un phénomène humain et non uniquement comme une donnée macroéconomique, ne serait-on pas en droit de réclamer que l’État donne aux immigrés une place égale à celles des autres citoyens ? Changer de paradigme est peut-être la clé qui permettrait aux autorités publiques de réfléchir à des politiques pour accompagner l’inclusion voire la co-inclusion de toutes les populations qui résident sur le territoire belge, les immigrés comme les autochtones qui les accueillent. Ainsi, les expressions de haine et de stigmatisation actuelles à l’égard des immigrés d’origine arabe pourraient, à la manière de ces affichettes anti- italiennes devenues gênantes aujourd’hui, à l’avenir n’être plus qu’un mauvais souvenir.
- Pour rappel, en 1956, la catastrophe du Bois du Cazier causa la mort de 262 mineurs donc 136 ressortissants italiens.
- Le choix du terme « inclusion » est volontaire, le terme « intégration » est aujourd’hui largement critiqué en raison de sa dimension unilatérale et de son injonction d’adaptation à tout prix.
- C. Crespo, « Raciste, la N‑VA ? » in Politique [en ligne : www.politique.eu.org/spip.php?article3191]
- « 10 préjugés sur les migrants » in Amnesty, [en ligne : www.amnesty.be/decouvrir-nos-campagnes/migrants-et-refugies/10-prejuges-sur-les-migrants/prejuges]
- M. Martiniello et A. Rea, Une brève histoire de l’immigration en Belgique, Fédération Wallonie/Bruxelles, 2012, p.15