Calculer et divaguer

Par Jean Cornil

Gla­nées, au cœur de l’été, quelques situa­tions incon­grues, drôles ou déca­lées. Des his­toires sin­gu­lières qui donnent plus à voir sur l’état de notre monde et de nos mœurs que de pro­fondes ana­lyses sur le spec­tacle poli­tique ou les sciences sociales com­pa­rées, aus­si indis­pen­sables soient-elles.

Exemples, rayon tech­no­lo­gies, de l’inondation de notre quo­ti­dien : le paie­ment par recon­nais­sance faciale dans un fast-food péki­nois, suite à un vol sys­té­ma­tique de papier WC au Temple du Ciel de la capi­tale chi­noise et dont les voleurs n’ont pu être démas­qués que suite à cette ingé­nieuse tech­nique ; un robot chef d’orchestre qui dirige une sym­pho­nie dans un théâtre ita­lien ; une appli­ca­tion, au Pakis­tan, pour faire livrer à domi­cile un ani­mal à sacri­fier pour la fête du même nom ; un chien robot reni­fleur à Tokyo afin de véri­fier l’hygiène des pieds de vos invités…

Exemples, sous le ver­nis tech­no­lo­gique de notre hyper­mo­der­ni­té, de la per­sis­tance des quêtes spi­ri­tuelles et his­to­ri­co-reli­gieuses : un homme arrê­té à Pékin avec une valise conte­nant les deux bras de son frère, élec­tro­cu­té mais tou­jours vivant, afin qu’ils soient inhu­més, le jour venu, avec le reste du corps dans le cime­tière du vil­lage natal, selon une ances­trale cou­tume ; le ravis­se­ment hilare de Ri Chun Hee, la pré­sen­ta­trice sep­tua­gé­naire de la télé­vi­sion nord-coréenne, lors des essais nucléaires sous la conduite du guide suprême de la révo­lu­tion ; la convic­tion de cet habi­tant du Hai­naut d’abriter sous son jar­din depuis des siècles le tré­sor des Tem­pliers ; la pré­sen­ta­tion, par un homme hagard, à la police muni­ci­pale d’une ville du Lim­bourg de la tête de sa mère, qu’il avait déca­pi­té, la soup­çon­nant d’être une « espionne du chris­tia­nisme » ; la décou­verte par une fillette bri­tan­nique dans un lac des Cor­nouailles de la mythique épée Exca­li­bur de la légende du Roi Arthur…

Exemples, côté socié­tal, des nou­velles pro­pul­sions com­por­te­men­tales et de l’explosion des éthiques clas­siques : le congé « gueule de bois » octroyé par des patrons lon­do­niens à leurs employés fêtards ; la que­relle sur la sup­pres­sion des pic­to­grammes Homme / Femme dans les lieux d’aisance new-yor­kais au motif de la lutte contre les dis­cri­mi­na­tions ; le tarif des bois­sons inver­se­ment pro­por­tion­nel à la lon­gueur des jupes des ado­les­centes dans une boîte du sud de la France ; le mys­tère scien­ti­fique de la syn­chro­ni­sa­tion des règles des femelles bono­bos du zoo d’Anvers, entre elles, mais aus­si avec celles des employées qui les soignent…

Certes, la longue des­ti­née de l’homme regorge de récits trou­blants, de fic­tions plus réelles que l’imaginaire des artistes, d’historiettes et de fables « incroyables mais vraies ». Ces potins de notre pré­sent sont annon­cia­teurs et relèvent, non du fake ou du fait-divers, mais, à mon sens, d’une anthro­po­lo­gie du quo­ti­dien du futur.

Ces petits échos du monde nous révèlent un coin de cet inva­riant struc­tu­rant les civi­li­sa­tions depuis la pré­his­toire du Sapiens : le délire et la dérai­son, indis­pen­sables pour bâtir du col­lec­tif, et, en même temps, un accom­plis­se­ment phé­no­mé­nal de l’outil qui, dans les trans­for­ma­tions de la nature, atteint des som­mets de sophistication.

On cal­cule le monde en algo­rithmes d’une folle com­plexi­té et, simul­ta­né­ment, on reste inexo­ra­ble­ment pri­son­nier de ce qui, demain, sera consi­dé­ré comme des diva­ga­tions d’un moyen-âge empli d’obscurantismes, de bar­ba­ries, d’incultures et de pudibonderies.

Nul ne peut, hélas, sau­ter par des­sus son époque.