Ajuster la balance environnementale comme glaive contre l’inégalité sociale

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Photo : CC BY 2.0 par Jim Linwood

L’écologie, au fil des années, est deve­nue cen­trale dans les réflexions intel­lec­tuelles et l’action poli­tique. Plus encore, les per­tur­ba­tions des éco­sys­tèmes ont comme effets directs l’aggravation de la misère et des inéga­li­tés. On ne peut plus pen­ser et agir sans lier indis­so­cia­ble­ment un pro­jet éman­ci­pa­teur pour l’homme et la défense des équi­libres naturels.

Deux élé­ments pour com­men­cer. Le 24 juin 2011, le Monde titrait sur l’effondrement des sys­tèmes marins : « Les océans seraient à la veille d’une crise bio­lo­gique inédite depuis 55 mil­lions d’années ». Un trio mor­tel mena­ce­rait les mers de la pla­nète : accrois­se­ment de l’acidité de l’eau, aug­men­ta­tion de la tem­pé­ra­ture et exten­sion des zones pri­vées d’oxygène. Et ce, sans par­ler de la sur­pêche qui a déjà réduit de près de 90 % cer­taines espèces de pois­sons. La carac­té­ris­tique ? « L’ampleur des dégâts obser­vés et le rythme de leur aggra­va­tion est au-delà de tout ce qui avait été pré­vu pré­cé­dem­ment ou anti­ci­pé ». L’horizon pro­bable de cette crise ? Entre 2020 et 2050, c’est-à-dire demain.

Second élé­ment. Nous sommes depuis quelques semaines 7 mil­liards de Ter­riens. Et une per­sonne sur deux vit en ville. Com­ment nour­rir, loger cor­rec­te­ment tous les hommes, leur per­mettre l’accès aux soins de san­té et à l’éducation, sans épui­ser les éco­sys­tèmes et amoin­drir des res­sources natu­relles de plus en plus rares ? Le défi est à pro­pre­ment par­ler his­to­rique. Nous ne pou­vons plus vivre comme si la nature était un réser­voir inépui­sable de matières et d’énergies dans lequel cha­cun pui­se­rait à satié­té. Face aux inéga­li­tés crois­santes, un mil­liard d’humains souffrent la faim, la ques­tion cru­ciale de la redis­tri­bu­tion des richesses est plus que jamais d’actualité. C’est elle qui a struc­tu­ré et struc­ture encore le débat public. Mais elle est désor­mais insuf­fi­sante. Face à la dégra­da­tion de la bio­sphère, la ques­tion de notre modèle de déve­lop­pe­ment devient cen­trale. D’autant que la crise cli­ma­tique aggrave consi­dé­ra­ble­ment les inéga­li­tés sociales. La jus­tice sociale doit rimer avec la jus­tice envi­ron­ne­men­tale. Com­ment dès lors pen­ser et agir dans un nou­veau para­digme qui pré­serve les équi­libres natu­rels sans culpa­bi­li­ser l’homme et sans renon­cer à nos idéaux de pro­grès et d’émancipation ?

Un rapport plus que préoccupant

Le nou­veau Rap­port du GIEC (le Groupe Inter­gou­ver­ne­men­tal d’Experts sur le Chan­ge­ment cli­ma­tique) est en effet plus que pré­oc­cu­pant : « Le réchauf­fe­ment du cli­mat débouche sur des chan­ge­ments dans la fré­quence, l’intensité, l’extension et la durée des évè­ne­ments cli­ma­tiques et météo­ro­lo­giques extrêmes et peut débou­cher sur des évè­ne­ments sans pré­cé­dent ». « La vul­né­ra­bi­li­té et l’exposition aux risques sont géné­ra­le­ment le résul­tat de pro­ces­sus de déve­lop­pe­ment asso­ciés à la dégra­da­tion de l’environnement, à une urba­ni­sa­tion rapide et non pla­ni­fiée dans des zones dan­ge­reuses, à des défauts de gou­ver­nance et à la fai­blesse de moyens d’existence des plus pauvres », écrit encore le GIEC qui a esti­mé que 95 % des morts dans les catas­trophes natu­relles entre 1979 et 2004 vivaient dans des pays en déve­lop­pe­ment. Ils sont à la fois plus expo­sés aux risques natu­rels et moins aptes à faire face aux catas­trophes et à conju­rer leurs effets destructeurs.

Quel que soit l’angle d’approche, de la mono­cul­ture à la perte de la bio­di­ver­si­té, des phé­no­mènes cli­ma­tiques extrêmes à la san­té publique en termes de pes­ti­cides, d’obésité ou d’asthme, ce sont tou­jours les popu­la­tions les plus pré­ca­ri­sées, chez nous et plus encore dans les pays du Sud, qui subissent de plein fouet le dérè­gle­ment des cycles natu­rels. En ce sens, la lutte contre l’inégalité sociale est indis­so­cia­ble­ment liée à celle qui vise à réta­blir et à pré­ser­ver les équi­libres fon­da­men­taux de la bio­sphère. À défaut d’une prise de conscience pla­né­taire et de poli­tiques beau­coup plus volon­ta­ristes, les dif­fé­rends entre de plus en plus d’humains pour des res­sources de plus en plus raré­fiées, des hydro­car­bures aux forêts, des mine­rais pré­cieux à l’eau, vont s’exacerber de manière dra­ma­tique. On peut déjà dres­ser la car­to­gra­phie actuelle des conflits géo­po­li­tiques pour l’accaparement de ces biens vitaux, du contrôle des terres en Afrique jusqu’à la ges­tion des bar­rages sur les grands fleuves. Les constats sont aveu­glants. Pour­tant, dans la majo­ri­té des cas, la céci­té demeure la règle. Pour­quoi donc, selon l’expression de Jean-Pierre Dupuy, ne croyons-nous pas à ce que nous savons ?

Parce que, et expri­mé en termes cari­ca­tu­raux tant une ana­lyse plus fine s’avère indis­pen­sable, nous pen­sons et nous inter­pré­tons encore le monde avec une pers­pec­tive men­tale héri­tée du siècle pré­cé­dent. Notre logi­ciel intel­lec­tuel qui réagit à l’intentionnalité humaine, au juge­ment moral, à la visi­bi­li­té et à l’immédiateté d’un phé­no­mène pour que nous le pre­nions en compte, même s’il reste per­ti­nent pour la com­pré­hen­sion des rap­ports de forces des humains, devient inopé­rant devant les méta­mor­phoses des cycles de la nature. Il va fal­loir se résoudre pro­gres­si­ve­ment à pen­ser en même temps, selon la clas­si­fi­ca­tion d’Edgar Morin, que l’ordre com­porte du désordre, que la science éclaire et aveugle, que la civi­li­sa­tion contient la bar­ba­rie, que rai­son et pas­sion sont com­plé­men­taires, que la rai­son pure est dérai­son… Sans quoi, écrit le phi­lo­sophe, « le pro­bable est la dés­in­té­gra­tion. L’improbable, mais pos­sible, est la méta­mor­phose ». Cela se tra­duit, sur le plan de l’action, par l’imagination d’une poli­tique de l’humanité qui inclu­rait des normes tout à la fois com­plé­men­taires et anta­go­nistes : « mondialisation/démondialisation, croissance/décroissance, développement/enveloppement, transformation/conservation ». Superbe et essen­tiel pro­gramme poli­tique pour les cher­cheurs d’un futur décent.

Développement durable ou décroissance ?

Face à ces dou­lou­reux constats – la crise envi­ron­ne­men­tale ampli­fie la redis­tri­bu­tion inéga­li­taire des richesses – et face à la néces­si­té de repen­ser notre grille d’interprétation du réel, nous nous sen­tons comme hagards dans le brouillard, sans bous­sole doc­tri­nale pour for­ger notre des­tin. Devant ces incer­ti­tudes, en repre­nant une clas­si­fi­ca­tion d’Andreu Solé dans « Déve­lop­pe­ment durable ou décrois­sance ? », cinq posi­tions poli­tiques types peuvent être identifiées :

- Posi­tion 1 : atti­tude ultra­li­bé­rale selon laquelle, pour pro­té­ger l’environnement, il faut faire confiance à l’initiative pri­vée et limi­ter au maxi­mum les inter­ven­tions de l’État.

- Posi­tion 2 : l’intégration du déve­lop­pe­ment durable comme oppor­tu­ni­té pour de nou­veaux mar­chés. C’est le capi­ta­lisme vert ou la crois­sance verte.

- Posi­tion 3 : elle se fonde aus­si sur les ver­tus du déve­lop­pe­ment durable, mais dans une pers­pec­tive réfor­miste du capi­ta­lisme par l’économie soli­daire et l’altermondialisme.

- Posi­tion 4 : c’est une atti­tude de rup­ture avec le sys­tème qui met en exergue la décrois­sance, la relo­ca­li­sa­tion de l’économie et cri­tique radi­ca­le­ment la logique du pro­fit, du mar­ché et de la consommation.

- Posi­tion 5 : elle rejette à la fois le déve­lop­pe­ment durable et la décrois­sance dans une logique révo­lu­tion­naire d’écosocialisme.

Ces cinq posi­tions types, une conser­va­trice, deux réfor­mistes et deux révo­lu­tion­naires, sont bien évi­dem­ment ultra-sim­pli­fiées dans la très courte pré­sen­ta­tion que j’en fais. Elles impliquent cha­cune un rap­port à soi, aux autres et à la nature qui varie consi­dé­ra­ble­ment, mais elles per­mettent, certes de manière cari­ca­tu­rale, à cha­cun de se situer actuel­le­ment face aux impasses pla­né­taires. Mais, croi­sées avec la typo­lo­gie décrite par Edgar Morin, elles devront évo­luer, voire se che­vau­cher sous cer­tains aspects. Voi­là sans doute un des enjeux majeurs de la nou­velle poli­tique à construire. Ima­gi­ner une science de la com­plexi­té qui com­bine des élé­ments à la fois conver­gents et contra­dic­toires pour répondre aux urgences du monde.

L’éducation popu­laire doit se sai­sir de ces options car­di­nales. Elle se doit de les mettre en débat-citoyen en bri­sant le prisme tra­di­tion­nel de nos repré­sen­ta­tions du poli­tique. Par sa démarche sin­gu­lière, son inter­ro­ga­tion per­ma­nente, la mise en pers­pec­tive cri­tique de tout, et sur­tout de ce qui appa­rait comme évident, natu­rel ou de bon sens, elle ques­tionne sans tabous et hors de l’idéologie mar­chande domi­nante, tous les che­mins de l’avenir. La ques­tion civi­li­sa­tion­nelle qui inclut au pre­mier chef les rap­ports entre les hommes et la nature, la lutte contre les inéga­li­tés sociales par la jus­tice cli­ma­tique, en devient chaque jour, et à mesure de l’étendue des dégâts, plus capitale.

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