Quarante ans de théâtre jeunes publics. Quarante ans donc. Je ne me risquerai pas ici à dresser un historique précis et objectif. J’en suis incapable. Je ne suis pas historien et je ne suis « inscrit » dans le mouvement que depuis 1986. Je dois me limiter à un témoignage plus personnel et donc subjectif. Mille excuses à ceux qui le trouveront trop partiel.
Le théâtre pour enfants existe depuis fort longtemps sans doute, mais le mouvement du Théâtre Jeunes Publics dans lequel nous naviguons date lui de la fin des années 1960. Ex-fan des sixties, petite Baby Doll… Période d’une profonde modification de la considération portée par les adultes pour les enfants, comme le rappelait récemment Émile Lansman lors d’un colloque à La Marlagne. S’ensuit l’émergence de projets, théâtraux et autres, qui se donnent pour objectif de s’adresser aux enfants pour leur donner du plaisir, certes, aussi pour susciter leur imaginaire, leurs réflexions et leurs questions… Il ne s’agit plus de divulguer une morale, une pédagogie bien ficelée, mais d’ouvrir, d’élargir des points de vue, d’attiser la curiosité. Un projet ambitieux tant qualitativement que quantitativement, l’objectif déclaré sera de permettre à un maximum d’enfants d’avoir accès au mouvement.
Quasi simultanément naissent les Centres culturels, un des outils essentiels de la décentralisation et de la démocratisation de la Culture, avec un « C » comme il se doit. Apparaissent aussi les ateliers créatifs, les ludothèques et le formidable essor de la littérature pour la jeunesse par exemple.
Dans ce contexte favorable, on pourrait dire « dans l’air du temps », et avec l’aide persévérante de quelques personnalités éclairées, le mouvement du TJP va s’enraciner, obtenir un soutien des pouvoirs publics, on pourrait dire « un engrais (bio ?) longue durée » (en termes de subvention, de décret et de promotion). De nouvelles compagnies s’installent et de plus en plus de programmateurs développent une saison Jeunes Publics. Tout ceci, trop résumé, semble trop positif, n’est-ce pas ? Rappelons donc que ce premier élan ne s’est pas réalisé en trois coups de cuillère à pot, mais en quelques années de militantisme opiniâtre. (Le terme militantisme était valorisant à l’époque !) Et qu’il fallut d’autres années encore pour obtenir le décret en application comme l’évolution (amélioration) du système « de sélection » des spectacles qui obtiendraient l’accès aux subventions Théâtre à l’école.
Permettez-moi d’amener d’emblée une contradiction, un obstacle, un sujet ingrat qui ne fait pas rire, mais qui a le défaut d’avoir persisté tout au long des quarante ans passés. Je veux parler de l’argent, du nerf de la guerre et plus particulièrement des subventions bien entendu. Le sujet n’est plus trop à la mode (n’y a‑t-il pas d’enjeux plus fondamentaux que le bassement matériel ?). Je passerai à d’autres sujets ensuite, c’est promis ; cependant comme on s’en apercevra, bien des aspects de l’évolution du TJP restent trop liés au facteur financier.
UN THÉÂTRE AU RABAIS ?
Une première question a vite émergé et demeure posée aujourd’hui : pourquoi le Théâtre pour Jeunes Publics mérite-t-il moins de moyens (financiers s’entend) que le Théâtre dit tout public ou pour adultes ? Sont-ce les mêmes raisons qui « justifient » la différence entre un salaire d’instituteur et celui d’un professeur du secondaire ? Quelles sont ces raisons ? Le mérite du public concerné ? Il y a quelques années, les compagnies de Théâtre Jeunes Publics avaient évalué la différence (sur une moyenne, faut-il le préciser ?) : la subvention accordée à une place au théâtre pour adulte équivalait à celle qui était consacrée à six places au théâtre pour les enfants. Comment cela a‑t-il évolué ? La réponse qui nous est le plus souvent proposée nous dit que l’enveloppe consacrée au théâtre jeunes publics a augmenté de x pour cent. C’est exact et c’est heureux dans la mesure où « tout augmente » comme disait ma grand-mère. Mais quid de l’écart inexpliqué ? S’est-il réduit ? A‑t-il augmenté ? Pourquoi s’est-il maintenu ?
Le dernier rapport du Conseil du Théâtre pour l’Enfance et la Jeunesse indique une augmentation de 21 % en neuf ans. Soit 2,333 %/an. Si on considère le budget de base et l’évolution du secteur (plus de 70 compagnies membres de la CTEJ), sur lequel je reviendrai, aucun « rattrapage » ne semble en cours. Loin de là. On peut même avancer que les écarts se creusent entre le peloton de tête (onze compagnies contrat-programmées) et les douze qui bénéficient d’un agrément d’une part ; plus encore entre ces deux premières catégories et toutes les autres qui attendent… La perspective pour plus de deux tiers des compagnies d’un jour atteindre une aide proche de celles du peloton de tête est quasi nulle. Quel avenir dès lors ?
Je ne peux donc pas terminer ce chapitre sur un happy-end mais bien en soulignant deux notes positives. Je retiens de ce même rapport cité ci-dessus, une intervention de Monsieur Jean-Philippe Van Aelbrouck, Directeur Général-Adjoint du Service Général des Arts de la Scène qui indique que dans tous les domaines, à qualité égale, la subvention devrait être équivalente. Et je souligne que le Conseil du Théâtre pour l’Enfance et la Jeunesse est conscient des obstacles et soucieux de les relayer vers nos décideurs.
Plus de 70 compagnies professionnelles donc. Soit, évalué à la louche, un mouvement qui s’est multiplié par sept en quarante ans. Multiplié et diversifié puisqu’aujourd’hui le public est concerné dès dix-huit mois (il existe même des propositions pour femmes enceintes, spectacles pour fœtus donc) jusqu’à dix-huit ans.
PROFESSIONNELLES ET PROFESSIONNALISATION
Professionnelles. Professionnalisation. Parfois réalisée, parfois en cours, mais toujours tant espérée. Voilà, il me semble deux mots clefs de notre évolution qui concerne tous les partenaires culturels du TJP : enseignants, programmateurs, diffuseurs… Comment analyser cette professionnalisation ? En disant que ses objectifs sont nobles : améliorer la qualité des événements (accueil, formation, technique adéquate, etc.), créer des emplois, respecter son public… Mais en disant aussi qu’elle ne va pas sans contradictions, voire sans pièges. La question qui me taraude est celle-ci : a‑t-on bien choisi notre modèle de professionnalisation ? Je voudrais m’autoriser une illustration un tantinet caricaturale. Oui ? D’accord. Merci. Parce que dire « améliorer la qualité » c’est aussi rassurant que poser le pied dans un marécage, on ignore où on va reprendre son équilibre. Illustration. Petit questionnaire pervers : Est-ce que les spectacles plus professionnels de ces dernières années sont de meilleure qualité que leurs ancêtres ? Si oui, si non, pourquoi ? Est-ce que le spectateur reçoit mieux une représentation si elle se déroule dans un cocon de velours ? Si oui, si non, pourquoi ?
Il ne s’agit pas ici de cracher dans la soupe. Nombre d’améliorations professionnelles sont les bienvenues parce que oui, de toute évidence, l’attention du spectateur est meilleure si les portes de la salle restent fermées, si la salle est isolée des ronflements des moteurs du voisinage, si le chauffage fonctionne et s’il est possible pour le spectateur de voir la scène. C’est clair. Il nous est arrivé de devoir démonter des plafonniers de certains lieux pour réussir à y glisser notre décor, de devoir emballer des paniers de basket-ball pour les rendre un peu discrets, il m’est arrivé personnellement de jouer sur un plateau où un trou d’un mètre carré était camouflé par un vieux « tapis d’Orient ».
Que ces inconvénients soient évités, c’est très bien. Néanmoins, ne nous sommes-nous pas laissés piéger par un modèle bourgeois de professionnalisation et de développement ? (Excusez le terme un peu soixante-huitard !) Qu’entends-je par là, avec mes gros mots ?
Par exemple, en ce qui concerne le TJP, nous avons assisté à une certaine re-centralisation de la diffusion. Il reste peu de place pour les initiatives locales, plus ponctuelles, pour des publics plus éloignés ou plus attachés à leur milieu. Les délais de programmation se sont professionnalisés, il faut prévoir à longue échéance, plusieurs mois au minimum.
Par exemple : Est-ce que la professionnalisation a contribué à diversifier les publics ? À rendre les productions plus accessibles ? Les espaces plus disponibles.
Par exemple, alors que notre époque est aux installations, aux propositions pluridisciplinaires, aux recherches de nouvelles appropriations des espaces, beaucoup d’infrastructures construites ces quarante dernières années gardent une disposition classique (à l’italienne, si on pense théâtre), des aménagements intérieurs soignés, mais peu propices aux expérimentations…
C’est une évolution qui n’est pas sans influence sur le travail des compagnies. Bien sûr, elles peuvent toujours inventer, imaginer des espaces plus particuliers, moins « classiques ». Mais pour elles aussi, cela représente un risque considérable de voir leur tournée rabotée parce qu’inadaptée aux espaces d’accueil. Si on reprend les chiffres cités ci-dessus, deux tiers des compagnies doivent forger leur survie par la vente de leurs spectacles. C’est dire que la tentation est grande de se glisser dans « le moule ». À terme, c’est une normalisation qui menace. D’aucuns l’estiment déjà en place et reproche, par exemple, le manque de distributions plus larges que les duos et trios courant.
Dans la foulée (ou en conséquence ?), les impératifs économiques liés aux projets culturels ont pris une place considérable et, c’est inévitable, ont produit des effets collatéraux qui touchent tous les partenaires du secteur : plus de difficultés à prendre des risques économiques et artistiques, des exigences quantitatives aux dépens des qualitatives.
Pourtant, le réseau du TJP reste attractif. En témoigne le nombre croissant de compagnies. Quels atouts jouent en faveur de cet essor ? Une réputation, certainement. Celle qui dit que les spectacles Jeunes Publics se jouent, tournent plus que dans les autres réseaux. Ce qui se dit moins c’est que les aides à la diffusion (les célèbres quotas accordés aux Centres culturels) n’évoluent pas au même rythme. On pourrait penser qu’en conséquence le gâteau doit se répartir en plus petits morceaux, voilà tout. Un peu moins pour chacun, un partage solidaire ? Mais ce n’est pas le cas. Nombre de spectacles présentés lors des Rencontres du TJP de Huy ne sortent plus ou presque plus en saison quand d’autres jouent les locomotives et tournent à qui mieux mieux. Le cas d’espèce le plus significatif est celui des spectacles pour adolescents. Un des derniers arrivés dans la catégorie Jeunes Publics, il n’a concerné longtemps que trois ou quatre compagnies. Depuis quelques années, ce nombre a explosé pour proposer chaque année dix ou douze spectacles pour un nombre annuel de représentations qui tend à stagner.
Bien sûr, il y a aussi l’international. Beaucoup d’organisateurs étrangers se sont fidélisés tant à Huy qu’à Noël au Théâtre et des compagnies vivent des tournées quasi mondiales. Au point que certaines d’entre elles se voient reprocher de ne plus tourner suffisamment sur le territoire de la Communauté Wallonie-Bruxelles qui les subventionne.
QUELLE DIFFUSION ?
Ce dernier état m’amène à un dernier point que je souhaite développer. Le nombre de spectacles proposés augmente, les impératifs économiques s’aiguisent… La séduction d’un large public s’impose peu à peu. Ajoutons un contexte socio-économique difficile et un légitime besoin de distraction. Voilà qui ne crée pas un contexte favorable à la diffusion si, d’aventure, vous abordez l’une ou l’autre thématique disons « délicate ». On aurait pu miser sur une évolution inverse : un public se fidélise, affine sa curiosité tant pour des formes nouvelles que pour des contenus audacieux. Je ne pense pas que ce soit le cas. Qu’une foule d’études affirme qu’il est possible d’aborder quasi toutes les thématiques avec les enfants, avec les Jeunes ne modifie pas réellement les pratiques sur le terrain. Il est possible d’aborder des réalités proches du public, de sa vie, de ses enjeux telles que la mort ou la sexualité, pour ne prendre que ces deux exemples un peu emblématiques. Autre chose est de faire tourner ces spectacles parce que, pour ce faire, il faut être choisi et soutenu par les adultes qui assurent le relais entre le spectacle et son public.
Mon analyse est-elle trop noire ? Trop abrupte ? C’est possible. Ces observations (subjectives, pour rappel) n’annulent ni la richesse, ni la diversité, ni la vitalité du mouvement. Mais il faut prendre garde. L’excellente réputation du TJP ne doit pas nous empêcher de questionner encore et toujours et surtout de penser à la relève. Quel terrain laissons-nous aux nouveaux venus ?
Luc Dumont est directeur du Zététique Théâtre