Iran : De la résistance des femmes au quotidien à la lutte dans la rue

Illustration par un-e artiste iranien-ne anonyme

Nous avons pro­po­sé à la cher­cheuse en étude de genre et mili­tante fémi­niste ira­nienne Mah­dis Sade­ghi­pouya, de s’attacher à décrire un aspect de son choix du mou­ve­ment de contes­ta­tion qui tra­verse l’Iran depuis près de deux mois. Elle a choi­si de nous rap­pe­ler que le com­bat actuel s’inscrivait dans un long conti­nuum de luttes menées par les Ira­niennes depuis l’avènement de la Répu­blique isla­mique il y a plus de 40 ans.

À la mi-sep­tembre 2022, de nom­breuses pro­tes­ta­tions de petits groupes de manifestant·e·s ont com­men­cé à enva­hir les rues ira­niennes. À l’époque, per­sonne ne pen­sait qu’elles pren­draient une telle ampleur ni qu’on en par­le­rait dans le monde entier.

Tout a com­men­cé par une pho­to de Jina (Mah­sa) Ami­ni1 dans l’unité de soins inten­sifs d’un hôpi­tal de Téhé­ran, bat­tue par la police des mœurs pour n’avoir pas por­té son voile « de manière adé­quate ». Mais il s’agissait de bien davan­tage qu’une simple his­toire de voile : celle d’une oppres­sion liée port du voile obli­ga­toire pour les femmes*2 en Iran depuis plus de 40 ans et leur résis­tance contre cette obligation.

Sans avoir conscience de ce qui était en train de se jouer pour elle ain­si que pour toutes les femmes* ira­niennes qui luttent depuis 1979 contre l’obligation du voile isla­mique, Jina (Mah­sa) Ami­ni est morte, mais son nom est deve­nu le sym­bole d’une révolte fémi­niste, voire d’une révolution.

En ce début du mois de novembre 2022, des cen­taines de per­sonnes ont été tuées et des mil­liers arrê­tées dans les rues ira­niennes. La lutte se pour­suit à l’heure où j’écris ces lignes.

Dans ce court texte, en tant que fémi­niste ira­nienne et acti­viste de longue date au sein du mou­ve­ment des femmes* en Iran, j’ai envie de mon­trer que ce « réveil » des femmes* ira­niennes n’est pas récent. Plu­tôt que de par­ler de la situa­tion actuelle et du mou­ve­ment qui dure main­te­nant depuis plu­sieurs semaines, j’aimerais mon­trer que les femmes* ont sim­ple­ment chan­gé d’outils de lutte, mais que ce com­bat est bien plus ancien. La route a été longue et le che­min par­se­mé d’embûches pour en arri­ver là où elles en sont aujourd’hui. Après la révo­lu­tion de 1979 et les chan­ge­ments que la Répu­blique isla­mique a impo­sés à la socié­té ira­nienne, leur vie a été impac­tée plus que celle de tout autre groupe social. Par exemple, le nou­veau gou­ver­ne­ment a annu­lé la Loi de Pro­tec­tion de la Famille, créée en 1967, et élar­gie en 1975, qui com­por­tait une série d’importantes réformes en faveur de l’égalité, telles que la limi­ta­tion de la poly­ga­mie pour les hommes, l’octroi de droits rela­ti­ve­ment égaux en matière de divorce, le droit à la garde et à la tutelle des enfants pour les deux parents ain­si que l’augmentation de l’âge mini­mum du mariage.

Je pré­fère exa­mi­ner ce par­cours à l’aune de la résis­tance et de la lutte quo­ti­diennes (ins­pi­ré des termes Eve­ry­day resis­tance ou  eve­ry­day struggle). Nous devons ces termes à James C. Scott et Asef Bayat, des uni­ver­si­taires qui ont théo­ri­sé la manière de résis­ter à l’oppression et à la sou­mis­sion dans la vie quo­ti­dienne, voire de les com­battre à tra­vers la vie quo­ti­dienne et dans ses dif­fé­rents sys­tèmes, et pas néces­sai­re­ment de manière orga­ni­sée et col­lec­tive, mais de manière non orga­ni­sée et individuelle.

Les femmes* ira­niennes ont lut­té contre l’obligation du voile isla­mique de dif­fé­rentes manières. Ain­si, nous consta­tons que la façon dont elles le portent aujourd’hui est entiè­re­ment dif­fé­rente de ce que nous ima­gi­nons être le « voile isla­mique », notam­ment en Occident.

Une grande par­tie d’entre elles n’avaient déjà pas, dès l’après-révolution de 1979, accep­té le tcha­dor, le long voile cou­vrant éga­le­ment le buste et les fes­siers, et qui était alors le voile encou­ra­gé par les auto­ri­tés de l’État. De nom­breuses Ira­niennes ont ain­si déci­dé dans les années 80 et 90, plu­tôt que le tcha­dor offi­ciel, de por­ter un long man­teau et un fou­lard, sou­vent de cou­leur sombre, qui cou­vraient les che­veux et le cou, lais­sant le tcha­dor à celles qui sou­haitent le porter.

Au fil des ans et dans un esprit de résis­tance au quo­ti­dien, de nom­breuses femmes* ont tra­vaillé à faire recu­ler le tis­su cen­ti­mètre par cen­ti­mètre : ces longs man­teaux sont petit à petit deve­nus plus courts. Aujourd’hui, ils ne sont plus qu’une sorte de che­mise, sou­vent colo­rée, un peu longue pour cor­res­pondre à l’exigence éta­tique de cou­vrir cer­taines par­ties du corps. Les fou­lards ne couvrent plus ni les che­veux de manière inté­grale ni le cou. Ils sont deve­nus très fins, en lin ou en soie, et sont sou­vent des pro­duits arti­sa­naux qui jouent un rôle esthé­tique plu­tôt que celui attri­bué au voile reli­gieux. Tou­te­fois, il ne faut pas oublier que ce voile mini­mal reste tou­jours obli­ga­toire et est qua­li­fié par le sys­tème de « mau­vais hijab ».

Bien qu’il soit encore obli­ga­toire de por­ter ce fou­lard dans l’espace public, nous pou­vons consta­ter que cette révolte ne vise pas (seule­ment) le voile isla­mique. Nous voyons en effet que des femmes* voi­lées, y com­pris en tcha­dor, accom­pagnent aujourd’hui d’autres femmes* sans voile pour pro­tes­ter avec elle contre le voile obli­ga­toire dans la rue et dans les manifestations.

Les objec­tifs de cette révolte vont bien au-delà de la ques­tion du voile. Elle cible non seule­ment l’obligation en elle-même, mais aus­si le fait de ne pas dis­po­ser de son propre corps et plus glo­ba­le­ment l’idéologie miso­gyne du pou­voir. Avec la résis­tance indi­vi­duelle et des luttes quo­ti­diennes sous diverses formes, les femmes* ira­niennes ont atteint un point de non-retour face au contrôle, à la coer­ci­tion et à l’instrumentalisation qui est faite de leurs corps et de leurs sexua­li­tés. À cette fin, elles ont déci­dé de des­cendre crier dans ces rues que tout cela leur appar­tient, leur corps, leurs sexua­li­tés et d’en reven­di­quer la libre dis­po­si­tion. Elles n’ont jamais, depuis 1979, fait marche arrière.

  1. Si la grande presse et les slo­gans du mou­ve­ment actuel l’évoquent la plu­part du temps comme s’appelant Mah­sa, nous indi­quons ici éga­le­ment son pré­nom kurde, Jina, afin de ne pas repro­duire les dis­cri­mi­na­tions envers le peuple kurde. En effet, si Mah­sa est le nom qui figure sur sa carte d’identité, ce n’est pas celui que sa famille avait choi­si pour elle. Rap­pe­lons qu’une dis­cri­mi­na­tion sys­té­ma­tique et sys­té­mique envers le peuple kurde et les autres eth­nies non per­sanes du pays sévit en Iran. Elle est à l’origine de nom­breuses pri­va­tions pour ces popu­la­tions et crée entre autres choses ce type de pro­blème et de pres­sions sur les patronymes.
  2. En uti­li­sant le mot « femme », je n’aborde pas les caté­go­ries du genre ou du sexe bio­lo­gique. Je parle de toutes les per­sonnes qui s’identifient comme des femmes, ou qui sont consi­dé­rées et donc trai­tées comme des femmes. Je parle éga­le­ment d’une iden­ti­té qui a « tra­ver­sé par la lutte » comme Sil­via Fede­ri­ci le for­mule dans « Par-delà les fron­tières du corps » (Diver­gences, 2020). Cet asté­risque ren­voie à ce point chaque fois que le mot est uti­li­sé dans le texte.

Mahdis Sadeghipouya est doctorante en Études de genre et de sexualité – sociologie à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint Denis & enseignante chercheuse à l’Université de Bretagne Occidentale.

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