L’univers social dans lequel nous vivons semble largement imprégné de la recherche du moindre coût, de la gestion permanente, de la rentabilité à tout prix et de « l’entreprise über alles » suivant la formule d’Edgar Morin. Tout doit se chiffrer et être chiffré, être mesuré et classé pour exister et on en arrive de plus en plus à une « gouvernance par les nombres ». Pourquoi le tout quantitatif domine notre univers social ?
La gouvernance par les nombres est l’aboutissement d’un processus qui s’est développé au cours des deux ou trois dernières décennies, en lien avec certains traits de la globalisation néolibérale qui a permis le triomphe de la quête de rentabilité. La généralisation d’un esprit de compétition et la transposition des normes managériales à des pans entiers de la société (universités, fonction publique, hôpitaux…) requièrent des instruments de comparaison et d’évaluation. Les États eux-mêmes sont pris dans une logique de compétitivité et soumis au benchmarking. Dans ce contexte, le rôle des indicateurs s’accroît, comme outil d’incitation ou de coordination « souple », d’une manière qui dissimule l’origine du pouvoir, là où plus aucune instance ne semble détenir le pouvoir de gouverner par l’imposition de règles ou de coordonner des décisions qui ont été rendues à la sphère privée.
Tout se passe comme si une logique comptable s’imposait à nous actuellement et envahissait de plus en plus de sphères de la vie, jusqu’à l’intime. L’économie (la science économique) et son apparente hégémonie sont-elles l’une des raisons qui ont fait que nous percevons le monde de plus en plus suivant des critères quantitatifs ? L’économie peut-elle prendre en compte le qualitatif ou bien l’évacue-t-elle par définition ?
Il me semble que le courant dominant en sciences économiques (je préfère l’usage du pluriel, car divers courants coexistent) vient en appui de cette tendance, mais n’en est pas la cause. La cause est essentiellement politique, en lien avec l’extraordinaire renforcement du pouvoir du capital, comme les travaux de Piketty l’ont bien illustré. Et l’on repart vers la boucle : quête de rentabilité — compétition — extension des normes managériales — indicateurs… Le discours économique dominant et sa sophistication mathématique légitiment ce processus et en bénéficient, mais n’en sont pas le moteur. Certains courants en économie, davantage ancrés dans l’histoire ou reliés à d’autres sciences sociales, sont tout à fait aptes à prendre en compte le qualitatif.
Le PIB, indice maitre de notre société, de nos journaux TV, et but ultime de notre organisation de la production est devenu un problème lui-même. Loin d’être un simple reflet de l’activité humaine, il est en réalité un guide qui oriente celle-ci, et que vous critiquez en ce qu’il est incapable de répondre aux défis environnementaux et sociaux actuels. En quoi nous emprisonne-t-il dans une vision unique du réel et de la prospérité ?
Le calcul du PIB est important pour qui veut connaître la somme de la valeur ajoutée (au sens comptable) des activités qui transitent d’une manière ou d’une autre par un marché. Le problème commence lorsqu’on lui accorde un autre sens et une autre place, en imaginant qu’accroître cette somme serait en soi vertueux et contribuerait au bien-être de tous. Car c’est faux, pour diverses raisons désormais bien connues : certaines activités engendrent des dégâts environnementaux considérables (qui ne sont pas comptabilisés négativement) ; d’autres ne font qu’entretenir un consumérisme finalement générateur de frustrations plus que de bien-être ; enfin, le PIB peut croître au bénéfice d’une seule minorité, ce que dissimule une statistique globale, ou moyenne (PIB par tête). Assimiler la prospérité à la croissance de valeurs marchandes est terriblement réducteur. Pour les pays déjà riches, la prospérité au 21e siècle, cela pourrait être de se recentrer sobrement sur des valeurs fondamentales, valeurs humaines et écologiques plus que marchandes.
Vous avez beaucoup travaillé sur la question de nouveaux indicateurs économiques alternatifs qui intégreraient, entre autres, des dimensions écologiques, éthiques et la qualité de vie. Vous prenez souvent l’exemple du Bhoutan, petit Royaume de 750.000 habitants qui a adopté le BNB. Cet indice serait plus juste, car il place, non plus la croissance de l’économie, mais le bonheur comme but primordial de l’activité humaine. En quoi cela peut-il changer la donne sur les plans culturels, sociaux et environnementaux ?
Poursuivre le « bonheur national brut » plutôt que la croissance du « produit national brut » (on comprend que l’expression BNB est un pied de nez au PNB), c’est radicalement différent : c’est définir les finalités d’une société en termes d’être plutôt que d’avoir et reconnaître que l’accumulation de richesses matérielles mène moins sûrement au bonheur que la frugalité. Notez qu’au Bhoutan, ces principes sont séculaires et président depuis longtemps aux décisions politiques et aux comportements. Ce qui est neuf (2008), c’est l’existence d’une constitution, qui acte de tels principes, et la construction d’un indicateur permettant d’en évaluer la réalisation. Sur place, il m’est apparu que l’indicateur fut surtout une manière d’entrer en dialogue avec un Occident « quantophrène », au moment d’une plus grande ouverture au monde extérieur, et un moyen de garantir la pérennité d’un objectif traditionnel, lors de l’adoption d’une démocratie parlementaire.
Il y a une contradiction apparente : comment mesurer le bonheur qui n’est, par définition, pas quantifiable et dont la mesure semble plus subjective ? Comment est-il construit ?
La contradiction n’est qu’apparente : si l’indicateur du BNB comporte certaines variables évaluées subjectivement, comme la satisfaction de vie, il s’attache surtout à ce que l’on pourrait appeler des conditions sociétales du bonheur : accès à la santé, à l’éducation, à la vie communautaire ; ou encore qualité de l’environnement et vitalité culturelle. Il est construit sur base de neuf domaines dont les points précédents sont représentatifs. Le niveau de vie matérielle n’est pas ignoré, mais très relativisé puisqu’il ne constitue qu’un domaine parmi les neuf. La plus grande originalité de cet indicateur, me semble-t-il, est d’être construit sur base de seuils de suffisance, établis dans chaque domaine. Les performances au-delà du seuil n’augmentent pas l’indicateur. Croître ou accumuler n’est pas un objectif. Ce qui compte — ce qui est donc compté — c’est de permettre à chacun d’atteindre ces seuils de suffisance. Le reste est affaire personnelle, sans illusion sur sa contribution au bonheur.
Les outils de comptabilité ont-ils toujours été uniquement quantitatifs ou ont-ils parfois pris en compte des aspects qualitatifs ? Y‑a-t-il d’autres exemples d’indices alternatifs dans l’Histoire ou dans d’autres pays ?
Les outils de comptabilité sont par nature quantitatifs, et je crois qu’ils le resteront. Mais il existe par ailleurs des approximations quantifiées de notions a priori qualitatives, comme la satisfaction de vie, ou l’importance accordée à la justice, à la démocratie, etc. Il existe des multitudes d’indices économiques, sociaux ou écologiques en dehors de la comptabilité (nationale ou d’entreprise), et même un bon nombre d’indicateurs qui combinent ces trois dimensions. En comparaison de ceux-ci, ce qui singularise l’indicateur du BNB du Bhoutan (outre ses seuils de suffisance déjà évoqués), c’est de constituer un ensemble cohérent et la référence essentielle de l’action au niveau d’une nation.
Est-ce que cette idée « d’enrichir » les indicateurs et de ne faire de la donnée de croissance économique que l’un des facteurs parmi d’autres de la prospérité progresse chez les responsables politiques européens ou au sein des institutions internationales ?
Oui, sans aucun doute. En Belgique, par exemple, la Wallonie s’est officiellement dotée d’indicateurs complémentaires au PIB dès 2012 et la Belgique fédérale vient de publier les siens par l’entremise du Bureau du Plan. L’ONU publie depuis 25 ans un indicateur de développement humain et l’OCDE a lancé en 2011 un indicateur du vivre mieux. Ce faisant, on chemine vers une relativisation du PIB et une définition plus englobante de la prospérité. Mais la marche est lente et on sent bien que certaines forces tirent vers le maintien d’un rôle central pour le PIB. Dès lors, la référence des politiques publiques n’est pas unifiée et cohérente comme elle l’est au Bhoutan : faire croître toute forme de valeur marchande reste en contradiction avec les valeurs humaines et écologiques introduites par les nouveaux indicateurs.
Qu’est-ce qui nous empêche de développer chez nous un modèle aussi radicalement alternatif que celui du Bhoutan ? Est-ce l’idée ancrée que « l’argent fait le bonheur » ?
Le principal obstacle est sans doute le pouvoir de l’argent, le pouvoir de ceux qui tirent le plus avantage du système actuel, de ses normes et de ses indicateurs. Plus subtilement, l’obstacle vient de ce que, pour la plupart, nous avons intégré les normes produites par ce système même quand nous les contestons ou les critiquons.
Dans le but de se défaire d’une vision quantitativiste ou utilitariste du monde, est-ce qu’un récit aussi « intense » et attractif que la recherche de profit arrive à émerger ?
Oui, bien heureusement, on sent que du « tout autre chose » émerge. Un nombre croissant de personnes décident d’agir en cohérence avec leurs valeurs, au sein même de leur territoire (villes et quartiers en transition, économie du partage, circuits courts etc.). Ce faisant, ils esquissent un monde qui pourrait être celui de la « post-croissance », voire du « post-capitalisme ». En tout cas, ils s’engagent résolument dans la transition écologique et sociale. Leur récit est fondé sur le lien, le respect, la beauté et la valeur intrinsèque de la vie. Ces acteurs ne montrent pas beaucoup d’intérêt pour les indicateurs, et c’est peut-être un bon signe. Celui de la victoire du qualitatif sur le quantitatif ?
Dernier ouvrage paru
Redéfinir la prospérité
Éditions de l’Aube, 2011, réédité en poche en 2013