Isabelle Stengers

Vers une pluralité des sciences

Photo : André Delier

Isa­belle Sten­gers enseigne la phi­lo­so­phie des Sciences à l’Université libre de Bruxelles. Elle porte ses réflexions sur une édu­ca­tion aux sciences qui ne for­me­rait pas à la science comme modèle de ratio­na­li­té, d’objectivité ou de savoir rem­pla­çant l’ignorance, mais qui per­met­trait de com­prendre ce qui inté­resse les scien­ti­fiques et la manière dont ils s’y inté­ressent. Selon Isa­belle Sten­gers la plu­ra­li­té des sciences n’est pas assez recon­nue et pas assez culti­vée par les scien­ti­fiques eux-mêmes.

La science telle qu’elle est perçue et enseignée ne recherche-t-elle que compétition, concurrence, obligation de résultats pour atteindre l’excellence ?

À notre époque, ce que l’on demande au cher­cheur est sim­ple­ment s’il sou­haite obte­nir de l’argent avec les­dites recherches, cela fait par­tie de « l’économie de la connais­sance ». C’est-à-dire qu’il doit déjà pen­ser en termes de consé­quences pour l’industrie, pour un impact « social » avant tout éco­no­mique. Ce sont des contraintes aux­quelles cer­tains scien­ti­fiques s’adaptent mais qui pour d’autres sont pro­fon­dé­ment révol­tantes et qu’ils voient mal­heu­reu­se­ment comme sou­vent le signe d’une socié­té qui ne res­pecte pas sa science et comme une mon­tée de l’irrationalité.

Pour­tant cette demande ne pro­vient pas de la socié­té, il s’agit d’une trans­for­ma­tion poli­tique qui appar­tient au néo­li­bé­ra­lisme. De fait, cela crée une soli­da­ri­té étroite entre science et éco­no­mie avec tout ce que cela a d’inquiétant dans l’image actuelle de la science : les conflits d’intérêts.

Dans votre dernier ouvrage « Une autre science est possible » vous écrivez : il faut que la science accepte de poser la question de sa finalité, de son rôle dans la société…

Les sciences ont tou­jours été insé­pa­rables du pro­blème de leur valo­ri­sa­tion. C’est-à-dire qu’une science en milieu iso­lé, qui n’intéresserait per­sonne et n’existerait tout sim­ple­ment pas. Ce qui a chan­gé aujourd’hui, c’est que les sciences, et sur­tout celles qui peuvent avoir une impor­tance pour le déve­lop­pe­ment indus­triel, finan­cier ou éco­no­mique en géné­ral sont priées de sous­crire une assu­rance dès la mise en route de leur pro­jet. Ceci afin d’obtenir un finan­ce­ment public, un par­te­na­riat avec le pri­vé. En bio­lo­gie, en phy­sique et en chi­mie, c’est notam­ment le cas et dans d’autres domaines éga­le­ment. La phi­lo­so­phie n’a pas à le faire car per­sonne n’attend rien d’elle. Cette situa­tion met direc­te­ment en ques­tion la qua­li­té-même des recherches scien­ti­fiques car la fia­bi­li­té des recherches scien­ti­fiques tient beau­coup à la manière dont la fia­bi­li­té du résul­tat d’un col­lègue compte pour les autres. Il y a une pra­tique de l’objection de la mise à l’épreuve qui sti­pule bien que si ce résul­tat tient, d’autres pour­ront s’y appuyer, lui trou­ver des conséquences.

C’est pour­tant ce qui risque d’être détruit aujourd’hui car la valeur d’un résul­tat peut être obte­nue par d’autres moyens, notam­ment par la prise de bre­vet. Mais les scien­ti­fiques peuvent avoir de moins en moins d’intérêts à se mettre à l’épreuve les uns des autres et être bien au contraire très indul­gents envers le type d’intérêt qui désor­mais les rassemble.

On peut dire qu’en pre­mière approxi­ma­tion les sciences sont fiables ou ont des résul­tats fiables. Cette idée pour­rait très pro­ba­ble­ment être une idée condam­née à l’avenir. Je pense que ce serait à la fois, la fin d’une aven­ture extra­or­di­nai­re­ment inté­res­sante et une perte pour notre ave­nir com­mun. Aujourd’hui ce que l’on appelle l’économie de la connais­sance est en train de détruire une pratique.

Le ralentissement des sciences est-il envisageable ?

L’idée d’un ralen­tis­se­ment néces­saire des sciences est une manière d’intervenir à un moment où cer­tains cher­cheurs essaient d’imaginer des manières de résis­ter aux pres­sions de l’économie de la connais­sance. C’est là une manière de dire : il ne suf­fit plus de rêver au pas­sé quand, pen­saient-ils, les sciences étaient res­pec­tées ! Car déjà le rap­port avec l’industrie et l’État était beau­coup plus impor­tant que le rap­port avec les inté­rêts plus démo­cra­tiques. Il ne faut pas igno­rer que les sciences, comme elles fonc­tion­naient par le pas­sé, ont été par­ties pre­nantes dans ce que l’on a appe­lé un déve­lop­pe­ment non sou­te­nable. Sou­vent, les scien­ti­fiques ont don­né des argu­ments à ceux qui affir­maient que ceux qui dou­taient du pro­grès étaient ten­tés par l’irrationalité. Que le pro­grès nous don­nait à pen­ser que les dégâts du déve­lop­pe­ment indus­triel seraient répa­rés pré­ci­sé­ment grâce à de nou­veaux pro­grès scien­ti­fiques ou tech­niques. Il ne suf­fit pas de lut­ter contre l’économie de la connais­sance. Il faut aus­si réin­ven­ter les rela­tions entre pra­tiques scien­ti­fiques et inté­rêts publics.

Selon vous, avec quels moyens la science peut-elle répondre aux préoccupations et aux questions des gens aujourd’hui ?

Je tiens à insis­ter sur l’importance de pen­ser la plu­ra­li­té des sciences. L’idée qu’il n’y a qu’une seule science lais­se­rait sup­po­ser quelque chose qui est objec­tif, neutre, ration­nel, basé sur une méthode bien spécifique.

Les ques­tions posées par les sciences sociales et humaines inté­ressent sen­si­ble­ment ceux qu’elles concernent, qui en sont l’objet. Je crois que cette plu­ra­li­té n’est pas assez recon­nue et pas assez culti­vée par les scien­ti­fiques eux-mêmes. C’est bien dom­mage. Nous avons ten­dance à tou­jours vou­loir que l’on nous apporte les preuves scien­ti­fiques. Para­doxa­le­ment, les preuves en sciences sociales et humaines sont de tristes choses par rap­port à la science de labo­ra­toire. Exemple, lors de la décou­verte du boson de Higgs, on débouche le cham­pagne, on se prend à rêver au prix Nobel. À l’inverse, lorsque quelqu’un des sciences humaines dit « j’ai mon­tré que », tout le monde reste indifférent !

À coup sûr il existe bel et bien, une inéga­li­té des pra­tiques scien­ti­fiques devant un modèle com­mun. Je crois que les sciences humaines gagne­raient en légi­ti­mi­té, si elles cher­chaient moins à prou­ver et davan­tage à explo­rer des situa­tions nouvelles.

Selon vous, l’écologie politique implique-t-elle une mise en politique des sciences et une pluralité des sciences ?

Effec­ti­ve­ment, l’écologie poli­tique dans la mesure où elle implique une mise en pro­blème poli­tique du rôle du savoir et de son déve­lop­pe­ment dans nos socié­tés doit se pas­ser du modèle de la preuve.

Le modèle actuel est un modèle qui tue la poli­tique. Tout au contraire, l’écologie poli­tique ne doit sur­tout pas être contre les sciences, elle doit s’intéresser à ce qu’elles peuvent lui apprendre. L’écologie poli­tique est la mise en ques­tion poli­tique de leurs consé­quences et de ce que nous vou­lons. C’est une pen­sée col­lec­tive du type de rap­ports que nous avons avec ce qui consti­tue notre monde et nos pra­tiques. Certes les sciences res­tent abso­lu­ment cru­ciales mais pas n’importe les­quelles et pas de n’importe quelle manière.

Que préconisez-vous contre la prétention autoritaire de la science moderne ?

Pré­ci­sé­ment, il faut d’abord recon­naître que la confiance de l’autorité scien­ti­fique ne repose que sur les ques­tions que les cher­cheurs ont réus­si à poser, sur les rap­ports qu’ils ont réus­si à créer et qui leur ont per­mis d’apprendre. Et donc, cela ne peut être de l’ordre de l’autorité géné­rale, elle est en rela­tion immé­diate avec leurs ques­tions qui sont tout sauf géné­rales. Dès qu’une science sort du lieu où elle a obte­nu une réponse à la ques­tion, sa signi­fi­ca­tion change. Sa signi­fi­ca­tion dès lors, doit être négo­ciée avec les autres ques­tions qui l’attendent hors du laboratoire.

C’est là où l’écologie poli­tique se doit d’intervenir sim­ple­ment pour rap­pe­ler que les ques­tions dites non scien­ti­fiques sont aus­si impor­tantes que celles des scien­ti­fiques. Ils ne peuvent pas tout dic­ter. C’est cela faire de l’écologie poli­tique. Ces ques­tions doivent être mises en débat au même niveau que celles des scien­ti­fiques. Sans hié­rar­chie, sans sépa­ra­tion entre ce qui est ration­nel et ce qui serait seule­ment sub­jec­tif ou éthique, il s’agit là de notre rap­port aux choses et aux autres. L’écologie poli­tique est selon moi, une poli­tique de ces rap­ports qui forment notre habi­tat commun.

Une chose, un fait scientifique qui vous fâche ?

Ce que je vais dire ici doit être rac­cor­dé avec le juge­ment de ceux qui contestent les OGM comme une forme d’écologie poli­tique. Le tri­bu­nal de Ter­monde vient de condam­ner ceux qui s’en sont pris à un champ de pommes de terre qui n’était même pas scien­ti­fique et a condam­né à la pri­son ferme ceux qui sont inter­ve­nus. Nous sommes bien là au cœur de l’écologie politique.

On a ame­né des auto­bus de pay­sans fla­mands pour leur mon­trer « la pomme de terre de demain ». C’était ce que j’appelle de la bio­sé­cu­ri­té, ce n’était pas offi­ciel, cela n’allait pro­duire aucune publi­ca­tion, aucune conclu­sion, ce n’’était même pas du domaine de l’agronomie. Il s’agissait d’un pro­ces­sus nor­mal pour pou­voir ins­crire les OGM au cata­logue des semences, pour pro­duire de nou­veaux végé­taux com­mer­cia­li­sables. Ici, nous avons eu à faire à un coup publi­ci­taire délibéré.

Je parle avec une fureur non dis­si­mu­lée du fait que l’on ait pu les trai­ter « d’associations de mal­fai­teurs ». D’ailleurs, je fais par­tie de ceux qui ont deman­dé à être com­pa­rant volon­taire. C’est-à-dire assi­mi­lé à des mal­fai­teurs puisque sont consi­dé­rés comme mal­fai­teurs, ceux qui aident l’association.

L’usage de la loi d’association de mal­fai­teurs dans ce cas-ci fait froid dans le dos. il y a une volon­té cer­taine de rendre impos­sible tout ce qui bouge. J’appelle cela du vrai tota­li­ta­risme. Seuls les inté­rêts pécu­niaires ont acquis le droit de pou­voir se mani­fes­ter. C’est un blo­cage social, cultu­rel et politique.

Vidéo de la conférence d'Isabelle Stengers « Sciences : Est-il possible de ralentir ? »

Organisée par Présence et Action Culturelles le 21 février 2013

Dernier ouvrage paru

Une autre science est possible 

Éditions La Découverte

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