Isabelle Stengers enseigne la philosophie des Sciences à l’Université libre de Bruxelles. Elle porte ses réflexions sur une éducation aux sciences qui ne formerait pas à la science comme modèle de rationalité, d’objectivité ou de savoir remplaçant l’ignorance, mais qui permettrait de comprendre ce qui intéresse les scientifiques et la manière dont ils s’y intéressent. Selon Isabelle Stengers la pluralité des sciences n’est pas assez reconnue et pas assez cultivée par les scientifiques eux-mêmes.
La science telle qu’elle est perçue et enseignée ne recherche-t-elle que compétition, concurrence, obligation de résultats pour atteindre l’excellence ?
À notre époque, ce que l’on demande au chercheur est simplement s’il souhaite obtenir de l’argent avec lesdites recherches, cela fait partie de « l’économie de la connaissance ». C’est-à-dire qu’il doit déjà penser en termes de conséquences pour l’industrie, pour un impact « social » avant tout économique. Ce sont des contraintes auxquelles certains scientifiques s’adaptent mais qui pour d’autres sont profondément révoltantes et qu’ils voient malheureusement comme souvent le signe d’une société qui ne respecte pas sa science et comme une montée de l’irrationalité.
Pourtant cette demande ne provient pas de la société, il s’agit d’une transformation politique qui appartient au néolibéralisme. De fait, cela crée une solidarité étroite entre science et économie avec tout ce que cela a d’inquiétant dans l’image actuelle de la science : les conflits d’intérêts.
Dans votre dernier ouvrage « Une autre science est possible » vous écrivez : il faut que la science accepte de poser la question de sa finalité, de son rôle dans la société…
Les sciences ont toujours été inséparables du problème de leur valorisation. C’est-à-dire qu’une science en milieu isolé, qui n’intéresserait personne et n’existerait tout simplement pas. Ce qui a changé aujourd’hui, c’est que les sciences, et surtout celles qui peuvent avoir une importance pour le développement industriel, financier ou économique en général sont priées de souscrire une assurance dès la mise en route de leur projet. Ceci afin d’obtenir un financement public, un partenariat avec le privé. En biologie, en physique et en chimie, c’est notamment le cas et dans d’autres domaines également. La philosophie n’a pas à le faire car personne n’attend rien d’elle. Cette situation met directement en question la qualité-même des recherches scientifiques car la fiabilité des recherches scientifiques tient beaucoup à la manière dont la fiabilité du résultat d’un collègue compte pour les autres. Il y a une pratique de l’objection de la mise à l’épreuve qui stipule bien que si ce résultat tient, d’autres pourront s’y appuyer, lui trouver des conséquences.
C’est pourtant ce qui risque d’être détruit aujourd’hui car la valeur d’un résultat peut être obtenue par d’autres moyens, notamment par la prise de brevet. Mais les scientifiques peuvent avoir de moins en moins d’intérêts à se mettre à l’épreuve les uns des autres et être bien au contraire très indulgents envers le type d’intérêt qui désormais les rassemble.
On peut dire qu’en première approximation les sciences sont fiables ou ont des résultats fiables. Cette idée pourrait très probablement être une idée condamnée à l’avenir. Je pense que ce serait à la fois, la fin d’une aventure extraordinairement intéressante et une perte pour notre avenir commun. Aujourd’hui ce que l’on appelle l’économie de la connaissance est en train de détruire une pratique.
Le ralentissement des sciences est-il envisageable ?
L’idée d’un ralentissement nécessaire des sciences est une manière d’intervenir à un moment où certains chercheurs essaient d’imaginer des manières de résister aux pressions de l’économie de la connaissance. C’est là une manière de dire : il ne suffit plus de rêver au passé quand, pensaient-ils, les sciences étaient respectées ! Car déjà le rapport avec l’industrie et l’État était beaucoup plus important que le rapport avec les intérêts plus démocratiques. Il ne faut pas ignorer que les sciences, comme elles fonctionnaient par le passé, ont été parties prenantes dans ce que l’on a appelé un développement non soutenable. Souvent, les scientifiques ont donné des arguments à ceux qui affirmaient que ceux qui doutaient du progrès étaient tentés par l’irrationalité. Que le progrès nous donnait à penser que les dégâts du développement industriel seraient réparés précisément grâce à de nouveaux progrès scientifiques ou techniques. Il ne suffit pas de lutter contre l’économie de la connaissance. Il faut aussi réinventer les relations entre pratiques scientifiques et intérêts publics.
Selon vous, avec quels moyens la science peut-elle répondre aux préoccupations et aux questions des gens aujourd’hui ?
Je tiens à insister sur l’importance de penser la pluralité des sciences. L’idée qu’il n’y a qu’une seule science laisserait supposer quelque chose qui est objectif, neutre, rationnel, basé sur une méthode bien spécifique.
Les questions posées par les sciences sociales et humaines intéressent sensiblement ceux qu’elles concernent, qui en sont l’objet. Je crois que cette pluralité n’est pas assez reconnue et pas assez cultivée par les scientifiques eux-mêmes. C’est bien dommage. Nous avons tendance à toujours vouloir que l’on nous apporte les preuves scientifiques. Paradoxalement, les preuves en sciences sociales et humaines sont de tristes choses par rapport à la science de laboratoire. Exemple, lors de la découverte du boson de Higgs, on débouche le champagne, on se prend à rêver au prix Nobel. À l’inverse, lorsque quelqu’un des sciences humaines dit « j’ai montré que », tout le monde reste indifférent !
À coup sûr il existe bel et bien, une inégalité des pratiques scientifiques devant un modèle commun. Je crois que les sciences humaines gagneraient en légitimité, si elles cherchaient moins à prouver et davantage à explorer des situations nouvelles.
Selon vous, l’écologie politique implique-t-elle une mise en politique des sciences et une pluralité des sciences ?
Effectivement, l’écologie politique dans la mesure où elle implique une mise en problème politique du rôle du savoir et de son développement dans nos sociétés doit se passer du modèle de la preuve.
Le modèle actuel est un modèle qui tue la politique. Tout au contraire, l’écologie politique ne doit surtout pas être contre les sciences, elle doit s’intéresser à ce qu’elles peuvent lui apprendre. L’écologie politique est la mise en question politique de leurs conséquences et de ce que nous voulons. C’est une pensée collective du type de rapports que nous avons avec ce qui constitue notre monde et nos pratiques. Certes les sciences restent absolument cruciales mais pas n’importe lesquelles et pas de n’importe quelle manière.
Que préconisez-vous contre la prétention autoritaire de la science moderne ?
Précisément, il faut d’abord reconnaître que la confiance de l’autorité scientifique ne repose que sur les questions que les chercheurs ont réussi à poser, sur les rapports qu’ils ont réussi à créer et qui leur ont permis d’apprendre. Et donc, cela ne peut être de l’ordre de l’autorité générale, elle est en relation immédiate avec leurs questions qui sont tout sauf générales. Dès qu’une science sort du lieu où elle a obtenu une réponse à la question, sa signification change. Sa signification dès lors, doit être négociée avec les autres questions qui l’attendent hors du laboratoire.
C’est là où l’écologie politique se doit d’intervenir simplement pour rappeler que les questions dites non scientifiques sont aussi importantes que celles des scientifiques. Ils ne peuvent pas tout dicter. C’est cela faire de l’écologie politique. Ces questions doivent être mises en débat au même niveau que celles des scientifiques. Sans hiérarchie, sans séparation entre ce qui est rationnel et ce qui serait seulement subjectif ou éthique, il s’agit là de notre rapport aux choses et aux autres. L’écologie politique est selon moi, une politique de ces rapports qui forment notre habitat commun.
Une chose, un fait scientifique qui vous fâche ?
Ce que je vais dire ici doit être raccordé avec le jugement de ceux qui contestent les OGM comme une forme d’écologie politique. Le tribunal de Termonde vient de condamner ceux qui s’en sont pris à un champ de pommes de terre qui n’était même pas scientifique et a condamné à la prison ferme ceux qui sont intervenus. Nous sommes bien là au cœur de l’écologie politique.
On a amené des autobus de paysans flamands pour leur montrer « la pomme de terre de demain ». C’était ce que j’appelle de la biosécurité, ce n’était pas officiel, cela n’allait produire aucune publication, aucune conclusion, ce n’’était même pas du domaine de l’agronomie. Il s’agissait d’un processus normal pour pouvoir inscrire les OGM au catalogue des semences, pour produire de nouveaux végétaux commercialisables. Ici, nous avons eu à faire à un coup publicitaire délibéré.
Je parle avec une fureur non dissimulée du fait que l’on ait pu les traiter « d’associations de malfaiteurs ». D’ailleurs, je fais partie de ceux qui ont demandé à être comparant volontaire. C’est-à-dire assimilé à des malfaiteurs puisque sont considérés comme malfaiteurs, ceux qui aident l’association.
L’usage de la loi d’association de malfaiteurs dans ce cas-ci fait froid dans le dos. il y a une volonté certaine de rendre impossible tout ce qui bouge. J’appelle cela du vrai totalitarisme. Seuls les intérêts pécuniaires ont acquis le droit de pouvoir se manifester. C’est un blocage social, culturel et politique.