Le philosophe Jean-Claude Michéa est un homme affable, à la pensée profondément originale et stimulante. Un regard au scalpel sur notre modernité : le libéralisme, l’argent, le peuple, la croissance. Une réflexion inclassable et décalée des schémas traditionnels de la pensée politique qui nous emmène loin des sentiers du convenu et de la normalisation.
D’où venez-vous ? D’où vous vient cette manière alternative, inclassable de penser ? Comment en êtes-vous venu à l’engagement dans la philosophie ?
Je suis né dans une famille communiste, parents et grands-parents communistes. Avant 1920, toute la dynastie appartenait à ce qu’on appelait les « rouges ». En sorte que je fais partie de ces gens qui sont révolutionnaires, si le mot a un sens, par tradition. Par tradition familiale et non par révolte œdipienne contre le père ou la mère. Cela peut expliquer la sensibilité que j’ai à certaines formes de l’esprit conservateur tout en restant par ailleurs un radical. Le communisme des années 50 et des années 60, ce n’est pas simplement le stalinisme des dirigeants, c’est une contre-société populaire absolument extraordinaire. Ma vision de l’homme vient en grande partie des trésors de générosité que j’ai vus autour de moi parmi les ouvriers communistes avec lesquels je vivais.
D’une certaine manière, les études de philosophie étaient dans le prolongement naturel de cette éducation. Quand j’ai annoncé à mes parents à 15 – 16 ans que je voulais devenir professeur de philosophie, ce n’était pas quelque chose qui les terrorisait ou faisait penser que ce n’était pas une bonne situation. Cela faisait partie pour des communistes, qui avaient un respect extraordinaire des humanités, de la culture et de la philosophie. C’était le prolongement tout à fait naturel de l’engagement politique.
Vous êtes resté professeur de philosophie dans l’enseignement secondaire ?
Effectivement, je suis devenu professeur en 1972 et tout de suite j’ai compris qu’enseigner la philosophie avait un sens si on l’enseignait à des gens qui n’étaient pas faits pour devenir philosophes. C’est-à-dire qu’ils seraient plus tard boulangers, ouvriers, ingénieurs, médecins, plombiers… Alors que lorsqu’on est universitaire, on enseigne à des gens qui ont déjà choisi de devenir philosophes. Cela rappelle la boutade de Wittgenstein qui disait que des philosophes qui écrivent pour des philosophes, c’est un peu comme si les boulangers produisaient du pain pour les boulangers ! Je trouvais que c’était beaucoup plus sensé d’enseigner la philosophie à des gens dont l’immense majorité ne deviendrait pas plus tard philosophes, mais pour qui cette formation serait une boussole pour la vie.
Une fois que l’on a cet esprit et une fois que l’on découvre à quel point enseigner à des gens c’est quelque chose à la fois de crucial du point de vue social et quelque chose d’enthousiasmant du point de vue psychologique et moral, on peut passer sa vie comme professeur de lycée : j’ai refusé toutes les promotions. J’ai un jour dépanné un collègue à l’université pendant 3 ou 4 mois. Je me suis aperçu que c’était un monde où les luttes de clans et où les luttes pour les places étaient terribles. Mon vieux fond anarchiste et mon vieux refus de parvenir m’ont fait conclure tout de suite que je ne pourrais pas survivre plus de quelques mois dans le milieu universitaire. Alors que quand vous êtes dans un lycée, les collègues sont des collègues et ne sont pas des rivaux. La lutte pour le pouvoir dans le lycée est réduite au minimum. Peut-être avoir un meilleur emploi du temps, c’est à peu près le seul point sur lequel s’affrontent éventuellement des professeurs du secondaire.
Vous parlez bien de ce double libéralisme à la fois le libéralisme culturel qui correspondrait à la gauche d’aujourd’hui, et le libéralisme économique. Est-ce que vous pouvez nous expliquer de manière pédagogique cette double entrée dans le libéralisme moderne ?
Il y a deux choses : le concept de gauche et celui de droite se sont forgés au 19e siècle à une époque où la droite et l’extrême droite étaient les partis de l’ancien régime qui voulaient maintenir le pouvoir de l’église ou travailler au retour de l’ancienne monarchie pendant que la gauche était comme dit Zola, « les hommes de raison et de progrès », qui voulaient en finir avec cette société ancienne et installer une société moderne et de progrès. Ce qui fait que la gauche a pendant très longtemps coalisé aussi bien des libéraux, des radicaux que des républicains pendant que le mouvement socialiste était lui à l’origine relativement indépendant de ce clivage. Marx ne s’est jamais réclamé de la gauche, de cette union ou d’un front de gauche.
Et ce qui s’est passé au cours du 20e siècle, notamment ses 30 dernières années, c’est la fin de ce compromis historique qui s’était noué à la fin du 19e siècle entre cette gauche moderniste, progressiste et libérale et, au lendemain de l’Affaire Dreyfus, le socialisme. En sorte que notre société est devenue peut-être plus à gauche que jamais sur le plan culturel, plus libérale que jamais, alors que nous sommes plus éloignés que jamais de ce qu’est la critique socialiste du 19e siècle.
Pour répondre strictement à la question, le libéralisme au départ est une doctrine politique qui est née essentiellement au 18e siècle, dans le contexte de toutes les philosophies modernes. Comment mettre fin à toutes ces guerres de religion qui rendaient la coexistence des hommes impossible ? On disait de la guerre de religion, c’était une formule du 16e siècle, que le père se dressait contre le fils et le frère contre le frère. Comment faire en sorte que l’on arrive à définir un mode de société où chacun puisse vivre comme il l’entend sans être persécuté au nom du Vrai, du Beau et du Bien ? Le libéralisme politique, c’est donc cette idée qu’il faudrait définir, en rupture avec toute la tradition politique médiévale et antique, une forme de gouvernement qui ne prescrive aucun modèle de vie particulier en sorte que chacun serait libre de vivre comme il l’entend. C’est cela la défense de la liberté individuelle.
Quelles sont les paradoxes de cette défense des libertés individuelles ?
Cela va très bien tant qu’en réalité les gens s’accordent implicitement sur l’idée de ce qu’est « vivre ma liberté sans nuire à autrui ». Mais à partir du moment où, en droit pour les libéraux, tous les modes de vie sont au fond l’expression d’un choix arbitraire qui ne concerne que moi, l’idée va progressivement s’installer que tout mode de vie est une construction symbolique arbitraire, que tout critère visant à dire que tel mode de vie est meilleur qu’un autre sur quelque plan que se soit, n’a aucun sens.
Et on va en arriver à produire ces fameux problèmes de société qui sont devenus notre ordinaire : Lady Gaga a le droit de penser que le mariage gay est une revendication tout à fait légitime qui nierait sa dignité à l’homosexuel si on lui refusait ce mariage. Mais le musulman indonésien est libre de penser que l’apologie du mariage gay nuit profondément à sa dignité de musulman parce qu’elle contredit les paroles des livres sacrés. Résultat, quand Lady Gaga va en Indonésie, un problème se pose : ou bien je donne raison aux islamistes en disant « c’est leur manière de vivre, elle devrait être tolérante et comprendre le Coran » ou bien, c’est l’inverse, et je fais appel à la tolérance des musulmans.
Le développement du libéralisme culturel va multiplier les conflits entre différents modes de vie. À un moment donné, cela devient ingérable. Quand le libéralisme se développe au-delà d’un certain seuil, il finit par produire une société atomisée où comme disait Engels : « chacun se replie sur son mode de vie particulier » et où les gens n’ont plus de valeurs communes et partagées qui leur permettraient de ne pas se nuire les uns les autres. On retourne à la guerre de tous contre tous.
Comment maintenir tout de même un état de paix sociale ?
En revenant au principe de Voltaire qui dit qu’il y a malgré tout une valeur commune entre tous les hommes : quand il s’agit d’argent, dit Voltaire, tous les hommes sont de la même religion.
Le seul moyen d’accorder des individus que tout sépare et que tout oppose sera leur statut de producteur et de consommateur. C’est le marché qui va réunir des gens que tout divise par ailleurs. À Montpellier le samedi après-midi, je vois descendre la rue de la Loge une sorte de manifestation permanente où des gens qui n’ont rien en commun, ni l’accent ni les manières d’être ou de vivre, convergent ensemble vers le Polygone, temple de la consommation, parce que c’est cela qui va leur donner une identité commune.
Quelle serait l’alternative à l’argent comme valeur commune du libéralisme contemporain ?
L’alternative, c’est que toute volonté d’installer un pouvoir qui règnerait au nom de Dieu, au nom d’une idéologie officielle, au nom d’une conception obligatoire du Bien, produit le totalitarisme. Orwell serait le premier à reconnaître que, entre le totalitaire et le libéral, il faudra toujours choisir le libéral, d’où sa position pendant la Seconde Guerre Mondiale. Mais, ce n’est pas parce qu’on rejette le totalitarisme que cela veut dire qu’il est possible de construire une société dans laquelle aucune valeur morale, esthétique ou philosophique ne serait partagée.
C’est l’intérêt de la « common decency », ce concept dont je trouve les origines dans l’anthropologie de Marcel Mauss quand il démontre qu’aussi loin que l’on remonte dans l’Humanité, le lien social ne se fonde pas sur le donnant-donnant mais bien sur les habitudes de donner, recevoir et rendre. Celles-ci ont toujours fondé la vie à l’intérieur de la famille, entre voisins, entre collègues de travail. Il y a des valeurs de générosité, de reconnaissance, de convivialité qui ne peuvent pas être privatisées intégralement.
Le défaut du libéralisme, c’est cette volonté de privatiser les valeurs morales et la philosophie comme on privatise l’eau, l’électricité ou l’école. C’est cette même logique qui fonctionne et qui est à l’œuvre dans le libéralisme en faisant en sorte que chacun est libre d’avoir son esthétique et sa morale, mais qu’aucun pouvoir politique ne peut intervenir par exemple au nom d’une conception esthétique.
Ces valeurs de « décence ordinaire » dont vous parlez, les trouve-t-on aujourd’hui incarnée dans le peuple ?
Sans idéaliser les classes populaires parce qu’évidemment même dans les classes populaires les comportements égoïstes peuvent exister, globalement, si on a la chance comme moi d’habiter dans un quartier populaire, on verra que les rapports d’entraide existent beaucoup plus que dans une banlieue résidentielle privilégiée de Montpellier ou d’ailleurs. Tous les travaux en sciences humaines montrent que les comportements altruistes restent massivement plus répandus dans les quartiers populaires que dans les quartiers résidentiels.
Et cela peut s’expliquer pour une raison très simple : ce n’est pas que l’homme des quartiers populaires serait par nature ‑au sens rousseauiste du terme- un être idéal. C’est un être complexe, capable du meilleur comme du pire, mais il reste dans les quartiers populaires des structures de vie commune fondées sur l’anthropologie du don qui, même si elles sont sérieusement attaquées par la société moderne, rendent encore possible entre voisins des rapports d’échanges symboliques. Quand quelqu’un vient vous demander de lui prêter son échelle, votre premier réflexe n’est pas de lui dire : « pour 2 heures, cela fera 20 euros ». Tandis que quand vous devenez riche et puissant… Ma grande théorie, qui est celle de tout l’anarchisme, c’est que la richesse et le pouvoir nous coupent de nos semblables. Cela permet d’être dans un monde où je peux dépenser sans compter, où tous mes caprices peuvent être satisfaits et où ni l’autre ni la réalité ne viennent faire résistance à mes fantasmes infantiles. C’est pourquoi, dès que l’on monte dans la société, l’oxygène moral se raréfie. Et c’est pourquoi dans un quartier populaire, même si vous rencontrez des gens qui sont déjà animés par la volonté de parvenir – il ne s’agit pas encore une fois de les idéaliser – dans l’ensemble, on rencontre beaucoup plus de bon sens et de décence commune que dans une réunion des patrons du CAC 40.
Quand vous vivez avec 1.200 € par mois, la réalité est là pour vous mettre du plomb dans la tête : vous ne pouvez pas vivre tel un Narcisse, un éternel adolescent suivant ses caprices. Et c’est pourquoi dans un quartier populaire, même si vous rencontrez des gens qui sont déjà animés par la volonté de parvenir – il ne s’agit pas encore une fois de les idéaliser – dans l’ensemble, on rencontre beaucoup plus de bon sens et de décence commune que dans une réunion des patrons du CAC 40. C’est Claudio Magris qui disait qu’en Italie : c’est une chose simple à reconnaître, mais on entend beaucoup moins d’âneries dans un autobus qu’à la télévision.
Cela explique aussi pour vous cette réaction politique plus radicale aujourd’hui par rapport à ces valeurs qui sont au fond les valeurs de l’establishment à Paris ?
Plus la logique libérale se développe et plus, comme le disait il n’y a pas très longtemps un dirigeant européen, il va falloir choisir entre le marché ou le peuple. Il est clair que le développement du libéralisme rend de moins en moins acceptable pour les élites l’intervention du peuple. On l’a bien vu lors du référendum de 2005 où l’on est passé allègrement sur le vote de la majorité, ce qui aurait choqué même les politiciens les plus conservateurs d’il y a 40 ou 50 ans. C’était le sens des travaux, au début des années 70, de la Trilatérale, quand elle concluait que nous en sommes à un stade de l’économie de marché qui nécessite l’apathie des individus à transformer en consommateurs. Pour le reste, il faut laisser les experts décider car la politique et l’économie sont des sciences trop compliquées pour le peuple… Or, on sait que la politique n’est pas une science et que l’économie a un statut actuel comparable à l’astrologie de la Renaissance…
Vous écrivez dans « La Double pensée » en parlant de la gauche et de l’extrême gauche : « Ces dernières sont devenues globalement incapables de comprendre que le système capitaliste mondial s’effondrerait en quelques semaines si les individus cessaient brutalement d’intérioriser en masse et à chaque instant un imaginaire de la croissance illimitée et une culture de la consommation vécue comme le fondement privilégié de l’image de soi ». C’est une critique anthropologique profonde du mythe de la croissance du « ce sera toujours mieux devant nous », qui implique donc le refus du « c’était mieux avant ». C’est d’ailleurs le thème de votre dernier livre : « Le complexe d’Orphée ».
Vous cernez le point central de tous les problèmes de la gauche moderne.
Dans sa première phase, le capitalisme n’est pas encore une société de consommation, ce qui fait que l’on doit payer l’ouvrier de l’époque de Marx de la manière minimale parce que l’on ne voit pas en lui un consommateur.
Tout changera au 20e siècle. Vous connaissez la formule de Ford : « Je paie bien mes ouvriers pour qu’ils puissent acheter la voiture qu’ils ont produite ». Formule d’ailleurs qui est ambigüe parce si on les payait exactement pour le travail qu’ils ont produit, le patron ne ferait aucun bénéfice et le seul moyen de résoudre cette contradiction, c’est le crédit. C’est ce qui fait que l’endettement va devenir le moteur du capitaliste.
Mais ce que la gauche ne comprend pas, c’est qu’à partir des années 20, on rentre dans une société de la consommation et de la croissance perpétuelle : le capitalisme n’est plus simplement un système économique, il devient un fait social total qui ne pourrait pas fonctionner si les gens n’intériorisaient pas une culture de la consommation et si en face il n’y avait pas un mode de croissance correspondant.
D’où, effectivement, l’ambiguïté de la croissance. Tout le monde parle de la croissance comme si c’était un phénomène naturel alors qu’elle est l’autre nom de l’accumulation du capital. Ce qui veut dire qu’on ne produit pas des biens et des services parce qu’ils répondent à des besoins humains, mais parce qu’ils permettent de dégager du profit et de donner lieu à des transactions monétaires.
Si un village vit en autosubsistance grâce à ses potagers, à partir du moment où il n’y a pas d’échanges marchands, on dira que son taux de croissance est égal à 0.
Inversement, prenons l’un des moteurs de la croissance : « l’obsolescence programmée ». Cela commence à partir de 1925 avec le Cartel des fabricants d’ampoules électriques. Si l’on veut que les gens consomment, il faut que les objets qu’ils achètent tombent en panne régulièrement.
Je suppose que vos lecteurs connaissent le problème. Ils ont acheté un frigo qui doit tomber en panne au bout de 7 ans. L’ordinateur devra être changé au bout de quelques années. Il est clair que l’obsolescence programmée est un des moteurs de la croissance. Personne ne dira pour autant que cette obsolescence programmée aide par conséquent au pouvoir d’achat des gens qui doivent tous les trois ans ou tous les cinq ans racheter tel ou tel appareil supposé indispensable. On voit bien, rien qu’à partir de l’exemple de l’obsolescence programmée, que la notion de croissance est tout sauf neutre.
Inversement, malgré tous les défauts du stalinisme, l’Allemagne de l’Est était capable de produire des appareils électroménagers qui duraient toute une vie et une des premières choses que les compagnies occidentales ont fait, après la chute du Mur de Berlin, c’est de privatiser les entreprises allemandes qui produisaient de l’électroménager durant toute une vie et de détruire les brevets pour faire fabriquer dans ces usines des objets qui tomberaient en panne parce que c’est bon pour la croissance.
Si le sort de nos sociétés dépend d’une croissance fondée sur de tels principes, et je pourrais en prendre d’autres, il est évident qu’une catastrophe naturelle, un pétrolier qui échoue sur les côtes de Bretagne, c’est bon pour la croissance comme on disait, cela fait marcher le commerce. Et lorsqu’il y a disjonction entre le mouvement de l’économie, le bon sens et la common decency, dans un cadre où les besoins humains fondamentaux de la majorité des hommes qui composent la majorité de l’humanité ne sont pas satisfaits, on est dans un monde absurde. Et cette critique que font les décroissants ou les déglobalisateurs qui commence à apparaître, elle n’est jamais reprise en compte par les experts officiels de l’économie qui défilent en boucle sur les scènes de la télévision.
Une rencontre réalisée en partenariat avec le Centre d’Action Laïque ainsi que le Centre Laïque de l’Audiovisuel.