Entretien avec Jean Faniel et John Pitseys

Globaliser la démocratie, pas la gadgétiser

Illustration : Mickomix

Face aux inter­ro­ga­tions sur notre sys­tème repré­sen­ta­tif, John Pit­seys et Jean Faniel, res­pec­ti­ve­ment char­gé de recherche et direc­teur du Crisp, tentent de déve­lop­per une vision plus glo­ba­li­sante de la démo­cra­tie, qu’il ne fau­drait pas réduire au seul temps élec­to­ral ni même aux lois et ins­ti­tu­tions. Une démo­cra­ti­sa­tion effi­cace pas­se­rait dès lors par des modi­fi­ca­tions non seule­ment ins­ti­tu­tion­nelles – le tirage au sort ou les vota­tions consti­tuant peut-être des pistes à affi­ner –, mais aus­si par des chan­ge­ments sociaux et socioé­co­no­miques, faci­li­tant l’exercice de la démo­cra­tie, lais­sant de côté les « gad­gets poli­tiques » n’affectant en rien son fonctionnement.

Est-ce que le niveau de démocratie diminue depuis une quarantaine d’années ?

JF : Il y a sans doute un chan­ge­ment de nature dans la manière dont les démo­cra­ties occi­den­tales fonc­tionnent : on a l’impression que le sys­tème fonc­tionne de manière rou­ti­ni­sée, mais un cer­tain nombre d’éléments font que, peu à peu, les choix pos­sibles, les grandes orien­ta­tions que prend une socié­té, donnent l’impression d’être assez cade­nas­sés, de ne plus être aus­si ouverts que ce que la démo­cra­tie devrait a prio­ri rendre possible.

Quand je parle de choix cade­nas­sés, il y a évi­dem­ment des fac­teurs de dif­fé­rentes natures. Pen­dant toute la Guerre froide, l’opposition Est-Ouest a don­né l’impression que dif­fé­rents modèles de socié­té pou­vaient exis­ter. Avec les aspects enviables et les aspects cri­ti­quables de cha­cun des modèles. Et en sachant qu’il y a eu d’autres expé­riences, comme une autre voie dans le bloc de l’Est, qui aurait pu naître avec le Prin­temps de Prague, et, d’autre part, une autre voie à l’Ouest, notam­ment incar­née par Sal­va­dor Allende au Chi­li. L’un comme l’autre ont été répri­més, comme on le sait. En tout cas, cette com­pé­ti­tion entre dif­fé­rents modèles don­nait l’idée que dif­fé­rents modèles étaient possibles.

Paral­lè­le­ment, le néo­li­bé­ra­lisme a pris de plus en plus d’importance. Néo­li­bé­ra­lisme qui est non seule­ment une école de pen­sée éco­no­mique – avec l’idée qu’on ne peut relan­cer l’activité que par l’offre et non pas par la demande (à l’inverse de ce que pré­co­nise la pers­pec­tive key­né­sienne) – mais qui com­porte aus­si une dimen­sion idéo­lo­gique assez large – avec notam­ment l’idée qu’il n’y a qu’un seul modèle pos­sible (TINAthere is no alter­na­tive) et que ce modèle est le capi­ta­lisme, l’économie de mar­ché, qui doit se déve­lop­per mondialement.

On observe évi­dem­ment des ren­vois d’un aspect à l’autre : l’essor du néo­li­bé­ra­lisme en Occi­dent (en par­ti­cu­lier aux États-Unis sous la pré­si­dence de Ronald Rea­gan) est conco­mi­tant à la course à l’armement, qui a per­mis au modèle occi­den­tal de sup­plan­ter le modèle de l’Est et a fini par en pro­vo­quer en par­tie l’effondrement. Je pense que la fin de la pola­ri­sa­tion Est-Ouest est quelque chose qui a beau­coup influen­cé la ques­tion des alternatives.

Qui détient le pou­voir actuel­le­ment dans les socié­tés occi­den­tales ? D’une part, le monde poli­tique. Avec des phé­no­mènes qui donnent l’impression de réduire for­te­ment la démo­cra­tie, comme l’hyperprofessionnalisation de la vie poli­tique, qui ren­voie à toute une série de ques­tions autour du cumul des man­dats ou de la rota­tion des repré­sen­tants. Il y a aus­si la ques­tion du pou­voir que détiennent réel­le­ment les repré­sen­tants poli­tiques par rap­port à deux grands types d’acteurs. D’une part, pour le cas de la Bel­gique, les orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales (comme l’UE et l’OCDE pour les poli­tiques sociales ou éco­no­miques, ou l’OTAN pour la poli­tique inter­na­tio­nale). Et, d’autre part, des groupes d’entreprises mul­ti­na­tio­nales de grande taille. Ce sont des acteurs qui ont évi­dem­ment un impact dans le fonc­tion­ne­ment du jeu démo­cra­tique, mais qui n’ont pas, eux, de carac­tère démo­cra­tique. Ces dif­fé­rents phé­no­mènes ont pris une ampleur plus impor­tante que par le pas­sé. Cela explique peut-être cette impres­sion que les socié­tés actuelles sont moins démo­cra­tiques et moins por­teuses d’espoir. Ce chan­ge­ment de nature ne veut pas néces­sai­re­ment dire que c’était objec­ti­ve­ment mieux avant – la socié­té belge du 19e siècle n’était pas plus démo­cra­tique – mais d’autres aspects qui réduisent et limitent le carac­tère réel­le­ment démo­cra­tique d’une socié­té sont apparus.

JP : Quand on parle de crise démo­cra­tique, on com­pare tou­jours la démo­cra­tie d’aujourd’hui, qui est cen­sée ne pas bien fonc­tion­ner, à la démo­cra­tie d’hier, cen­sée mieux fonc­tion­ner. Cette idée de crise démo­cra­tique est trom­peuse pour deux raisons.

D’abord, parce qu’elle tronque la pers­pec­tive his­to­rique. Son­geons à l’état ins­ti­tu­tion­nel de notre démo­cra­tie en 1850 : on n’a pas du tout le même accès au suf­frage uni­ver­sel, à un cer­tain nombre de droits civils et poli­tiques, sociaux, éco­no­miques et cultu­rels. Ce qui vaut pour 1850 vaut aus­si pour d’autres périodes pré­cé­dant la nôtre. Il suf­fit de pen­ser au degré de vio­lence poli­tique et de conflits dans l’Europe. Quand quelqu’un me parle de crise démo­cra­tique, je suis sou­vent ten­té de lui répondre : « Mais à quelle époque bénie de la démo­cra­tie penses-tu ? »

Ensuite, parce que nous avons tous des idées dif­fé­rentes de ce qu’est la démo­cra­tie : pour cer­tains, c’est être libre, pour d’autres, le fait d’être tous égaux… La démo­cra­tie est tou­jours une uto­pie, non pas parce qu’on ne pour­rait pas l’atteindre intrin­sè­que­ment, mais bien parce que le fait même que nous vivions en démo­cra­tie rend impos­sible un accord même sur sa défi­ni­tion, sur ce qu’est la démocratie.

Après, on peut réflé­chir au degré de démo­cra­tie d’un sys­tème en fonc­tion de deux cri­tères : soit sa capa­ci­té à pro­duire des poli­tiques qui cor­res­pondent à l’intérêt géné­ral, soit sa capa­ci­té à faire par­ti­ci­per les citoyens à la vie publique.

D’une part, on peut avoir l’impression que les ins­ti­tu­tions poli­tiques, au sens très large, éprouvent des dif­fi­cul­tés sin­gu­lières à mettre en place des poli­tiques capables de pro­mou­voir cet inté­rêt géné­ral. Cela ne veut pas dire que les poli­ti­ciens sont plus cor­rom­pus ou que les admi­nis­tra­tions fonc­tionnent moins bien qu’hier. Mais ça signi­fie que les démo­cra­ties font aujourd’hui face à des défis nou­veaux par rap­port à il y a 40 ans. Par exemple, l’interdépendance crois­sante des ordres juri­diques : il est de plus en plus com­pli­qué de prendre une déci­sion sans que cette déci­sion n’ait une influence et soit elle-même influen­cée par des ordres juri­diques com­plé­men­taires ou concur­rents (accords com­mer­ciaux bila­té­raux de droit inter­na­tio­nal pénal ou pri­vé, par exemple), ce qui nous rend un peu dépen­dants. Il y a aus­si un grand nombre d’institutions non éta­tiques qui joue un rôle impor­tant dans nos vies. Les entre­prises mul­ti­na­tio­nales, bien enten­du, mais aus­si des cultes reli­gieux ou des fédé­ra­tions spor­tives (la FIFA, le CIO…) dis­posent aujourd’hui de cer­tains des attri­buts clas­si­que­ment asso­ciés à la sou­ve­rai­ne­té poli­tique. On peut aus­si pen­ser à la trans­for­ma­tion de la contrainte juri­dique. C’est-à-dire que les contraintes ne sont pas plus auto­ri­taires ou liber­ti­cides qu’avant, mais la manière dont la contrainte s’exerce est plus com­plexe et par­fois plus invi­sible. Cela peut don­ner l’impression, par­fois exacte, qu’il est impos­sible de faire quoi que ce soit, que nous sommes inci­tés, orien­tés, mani­pu­lés ou contraints de manière plus invi­sible – et donc, aux yeux de cer­tains, plus per­verse, vicieuse, insi­dieuse. Ces dif­fé­rents fac­teurs donnent l’impression, par­fois véri­fiée, qu’il est plus com­pli­qué de faire de la politique.

D’autre part, on peut avoir l’impression qu’il est plus dif­fi­cile pour les citoyens de par­ti­ci­per de manière lisible et effi­cace à la fabrique de la déci­sion poli­tique, entre autres pour les fac­teurs énon­cés pré­cé­dem­ment, mais aus­si du fait d’un cer­tain nombre de trans­for­ma­tions internes dans l’espace public qui exercent des effets dia­lec­tiques. Par exemple, la trans­for­ma­tion de la fabrique de l’information. La cir­cu­la­tion mas­sive de l’information est a prio­ri une bonne chose pour la vie démo­cra­tique, mais il devient éga­le­ment plus com­pli­qué de lire, de trai­ter et de mettre en débat cette infor­ma­tion. Si c’est une bonne chose que l’espace public se com­plexi­fie et puisse uti­li­ser les nom­breuses res­sources d’Internet ou des réseaux sociaux, cela crée aus­si des chambres acous­tiques qui seg­mentent l’espace public, et entrainent par­fois des effets de sédi­men­tion et de radi­ca­li­sa­tion des dis­cours. Enfin, si c’est une bonne chose que bien davan­tage de gens aient des droits civils et poli­tiques avec l’extension du suf­frage uni­ver­sel, l’élargissement à tous de la capa­ci­té à par­ti­ci­per à la vie publique donne lieu au para­doxe sui­vant : plus on donne à un grand nombre de per­sonnes la pos­si­bi­li­té d’influencer les déci­sions, moins elles ont de pos­si­bi­li­tés indi­vi­duelles d’influencer celles-ci. Ain­si, quand on com­pare la démo­cra­tie d’aujourd’hui à ce qu’elle était en Grèce il y a 4.000 ans ou dans des régimes libé­raux il y a 200 ans, on a l’impression que tout citoyen pou­vait, s’il le sou­hai­tait, lever des péti­tions, aller au par­le­ment, inter­ve­nir dans les jour­naux et exis­ter tel qu’en lui-même dans la vie poli­tique. C’était vrai au sens strict, car il n’y avait que 5.000, 50.000 ou 500.000 citoyens. Mais à 11 mil­lions en Bel­gique ou 300 mil­lions aux États-Unis ou un mil­liard en Inde, c’est plus com­pli­qué. Ce sont des ques­tions d’échelles – c’est un para­doxe déjà sou­le­vé par Ben­ja­min Constant au 19e siècle, lors du dis­cours qu’il pro­non­ça en 1819 sur la liber­té com­pa­rée des Anciens et des Modernes.

Tout cela crée un sen­ti­ment d’impuissance. On a l’impression qu’il devient tou­jours plus com­pli­qué d’avoir prise sur la déci­sion, plus com­pli­qué de choi­sir entre dif­fé­rentes options poli­tiques et – pire encore – il devient même dif­fi­cile d’imaginer de nou­velles options. Une chose est de dire que nous n’avons pas le choix entre dif­fé­rentes alter­na­tives exis­tantes pour dif­fé­rentes rai­sons pra­tiques ou phi­lo­so­phiques, bonnes ou mau­vaises. Autre chose est l’impression que beau­coup de gens ont qu’il n’y a tout sim­ple­ment pas d’alternative imaginable.

Quelles mesures permettraient de démocratiser un peu plus le système représentatif ? On évoque souvent la reconnaissance du vote blanc ou celle de l’abstention en tant que geste politique, l’extension du droit de vote aux jeunes dès 16 ans, la révocation à mi-mandat des élus ou la révocation d’élus qui ne gouverneraient pas bien…

JP : Ces pro­po­si­tions ne sont pas neuves. Plu­sieurs ont été dis­cu­tées au début du 20e siècle, ou même, pour la ques­tion des man­dats révo­cables et de l’impeach­ment, dès les années 1770 – 80 dans le cadre des débats por­tant sur la Consti­tu­tion des États-Unis. Et ces solu­tions ont été écar­tées pour des rai­sons sou­vent pra­tiques évi­dentes et qua­si inso­lubles : par exemple, qui peut révo­quer un élu et sur quelle base ? Est-ce que 50.000 ou 100.000 mili­tants de gauche peuvent deman­der la révo­ca­tion d’un élu libé­ral ? À par­tir de quel motif et sur quelle base électorale ?

JF : D’autres pistes peuvent avoir un avan­tage, un carac­tère frap­pant, mais en même temps ne faire d’une cer­taine manière que dépla­cer le pro­blème. Ain­si, valo­ri­ser le vote blanc ou l’abstention en ren­dant inoc­cu­pés autant de sièges au par­le­ment qu’on aura eu un pour­cen­tage d’abstention peut faire réflé­chir les hommes et femmes poli­tiques qui ne sont pas par­ve­nus à mobi­li­ser les foules (sur­tout dans des pays où, contrai­re­ment à la Bel­gique, le vote n’est pas obli­ga­toire). Mais alors, cela vou­drait aus­si dire qu’on va concen­trer encore plus la prise de déci­sion entre les mains de ceux qui sont élus et des sièges qui sont rem­plis. On rédui­rait le carac­tère démo­cra­tique du sys­tème et, en plus, on enver­rait le mes­sage aux élec­teurs que c’est de leur faute s’il y a moins de per­sonnes élues et des sièges vacants puisque cela décou­le­rait de leurs votes blancs ou de leur abstentionnisme.

En fait, on peut obser­ver qu’à par­tir d’un même constat, celui d’un manque de démo­cra­tie et de pers­pec­tives, qu’à par­tir d’un même sen­ti­ment de colère, de décep­tion ou d’impuissance, deux atti­tudes presque dia­mé­tra­le­ment oppo­sées sont pos­sibles vis-à-vis de la démo­cra­tie. La pre­mière étant de se dire qu’on n’y trouve plus sa place. Et alors, soit on s’en dés­in­té­resse et on se met en retrait (vote blanc, abs­ten­tion), soit on va un cran plus loin en essayant de mettre un terme à ce sys­tème, en votant pour des par­tis qui repré­sentent davan­tage une alter­na­tive au sys­tème lui-même. C’est une des expli­ca­tions du vote pour l’extrême droite ou pour les par­tis popu­listes. Mais un autre type de réac­tion peut se tra­duire au contraire par la recherche de plus de démo­cra­tie et non pas moins de démo­cra­tie ou d’une rup­ture avec la démo­cra­tie. Avec toute une série de citoyens qui militent pour des formes de démo­cra­tie plus directe, pour plus d’implication. Pour des formes de démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive qui amènent à impli­quer ou réim­pli­quer davan­tage les citoyens. À condi­tion bien sûr que cela ne soit pas un jeu de dupe, c’est-à-dire que cela confère réel­le­ment un pou­voir déci­sion­nel, que ce ne soit pas juste une com­mis­sion consul­ta­tive sur l’avis de laquelle on peut éven­tuel­le­ment s’asseoir. Et par ailleurs, il faut que les gens acceptent de s’impliquer et donc de renon­cer à du loi­sir ou à du som­meil. Et si vos reve­nus sont trop limi­tés et que par exemple vous devez les com­plé­ter par un petit bou­lot, vous n’aurez pas le temps de faire de la démo­cra­tie… Ce qui repose la ques­tion des condi­tions socioé­co­no­miques de l’exercice démo­cra­tique (qui, à une autre époque, avait d’ailleurs ame­né à réflé­chir à une indem­ni­té par­le­men­taire). Cela nous amène à élar­gir le spectre des idées pour favo­ri­ser la démo­cra­tie. Dans ce cadre, la réduc­tion col­lec­tive du temps de tra­vail pour­rait avoir, selon ses par­ti­sans, en plus d’effets sur le rap­port entre capi­tal et tra­vail ou sur l’environnement (en limi­tant les dépla­ce­ments), de libé­rer du temps pour l’exercice de la démocratie.

JP : En effet, on sait depuis Toc­que­ville et son ouvrage De la démo­cra­tie en Amé­rique qu’une démo­cra­tie ne se réduit pas à des ins­ti­tu­tions, à des pro­cé­dures de vote, à des lois ou à une Consti­tu­tion, mais qu’elle néces­site aus­si une socié­té démo­cra­tique, à savoir une socié­té ani­mée par ce que Toc­que­ville appelle « la pas­sion de l’égalité ». Ce qui fait qu’une socié­té démo­cra­tique fonc­tionne ou non, ce sont des pra­tiques et des convic­tions, fussent-elles par­fois illu­soires ou hypo­crites. Bref, est-ce que les citoyens croient en la démo­cra­tie ? Est-ce que les citoyens ont des rai­sons de bou­ger ? Il faut que la poli­tique per­mette aux citoyens d’avoir le choix entre plu­sieurs options, car si ça ne sert à rien de se bou­ger, on ne se bou­ge­ra pas. Enfin, est-ce que les citoyens ont les moyens de se bou­ger ? On parle ici bien sûr d’éducation et de moyens finan­ciers, mais aus­si de res­sources plus impal­pables, comme le temps et l’énergie dis­po­nibles après une jour­née de bou­lot. Des défis que des dis­po­si­tifs pro­cé­du­raux ne suf­fi­ront pas à résoudre, aus­si inven­tifs et utiles soient-ils par ailleurs.

Précisément, comment savoir si des dispositifs sont des « gadgets démocratiques » ou s’ils représentent un véritable progrès ?

JP : Pour déter­mi­ner si on est dans l’ordre du gad­get ou non, quand des gens viennent avec des pro­po­si­tions poli­tiques, ou les ins­ti­tu­tions avec des pro­po­si­tions de réformes démo­cra­tiques, il faut tou­jours se deman­der si ces pro­po­si­tions modi­fient ou non l’équilibre des pou­voirs entre les citoyens et les ins­ti­tu­tions ou entre les ins­ti­tu­tions. En réa­li­té, la réponse est sou­vent plu­tôt non…

JF : On peut aus­si pen­ser à la ques­tion des moda­li­tés : qu’est-ce qu’on peut faire de cette pro­po­si­tion si on regarde dans les détails ? L’initiative citoyenne euro­péenne consti­tue à cet égard un bon exemple : les ins­ti­tu­tions euro­péennes l’ont mise en place dans l’optique de réduire le « défi­cit démo­cra­tique ». Or, dès la pre­mière occa­sion impor­tante, au sujet du TTIP, la pro­po­si­tion a été balayée d’un revers de la main par la Com­mis­sion euro­péenne, arguant que ça ne fai­sait pas par­tie de son champ d’action. Ce qui a don­né à beau­coup, et pas for­cé­ment à tort, l’impression que cette mesure rele­vait d’un grand jeu de dupe et d’un simu­lacre de démocratie.

Est-ce que cette gadgétisation touche aussi la question de la démocratie dite participative (qui associe le citoyen à la discussion ou à la décision publique) et celle de la démocratie délibérative (qui promeut la participation de tous à un processus de délibération et de transformation des positions en présence) ?

JP : On assi­mile sou­vent la démo­cra­tie déli­bé­ra­tive à une série de gad­gets. De chouettes gad­gets, mais des gad­gets quand même : bud­get par­ti­ci­pa­tif, asso­cia­tion de citoyens dans des com­mis­sions… Or la démo­cra­tie déli­bé­ra­tive désigne un pro­jet plus large, plus glo­bal : pour Jür­gen Haber­mas, par exemple, la démo­cra­tie déli­bé­ra­tive néces­site la consti­tu­tion d’une sphère média­tique indé­pen­dante des pou­voirs éco­no­miques, des rela­tions équi­li­brées entre les pou­voirs éco­no­mique, spi­ri­tuel et poli­tique, la pro­mo­tion d’un espace public le plus lar­ge­ment ouvert à tous, l’existence de syn­di­cats forts et la créa­tion de corps inter­mé­diaires qu’on appelle la « socié­té civile »… Dans ce cadre, il n’est pos­sible d’associer les citoyens à la déli­bé­ra­tion que si ceux-ci dis­posent des res­sources leur per­met­tant d’exercer ces droits : outre l’octroi de droits civils et poli­tiques, ils doivent béné­fi­cier des droits sociaux, de ser­vices publics et d’un régime de pro­tec­tion sociale leur per­met­tant d’être plei­ne­ment citoyens. Le repré­sen­tant poli­tique qui dirait « je suis pour la démo­cra­tie déli­bé­ra­tive » et qui met en place un jury tiré au sort dans sa com­mune pour déli­bé­rer de la cou­leur des meubles, ce n’est pas de la démo­cra­tie déli­bé­ra­tive. La démo­cra­tie déli­bé­ra­tive, c’est l’idée que la démo­cra­tie, ce n’est pas seule­ment voter et agré­ger des inté­rêts, mais que c’est bien faire dia­lo­guer, par­fois de façon conflic­tuelle, dif­fé­rents types de lan­gage, dif­fé­rentes strates et classes de la socié­té, et faire en sorte que cette ren­contre puisse ame­ner à des trans­for­ma­tions d’opinions. Ce n’est ni un monde de Bisou­nours ni une sorte de petite expé­rience en bocal où quelques citoyens tirés au sort discutent.

À votre avis, le tirage au sort peut-il bouleverser les équilibres des pouvoirs ?

JP : Le tirage au sort est une mesure peut-être moins gad­get que les autres. La preuve : on en parle beau­coup, mais aucun res­pon­sable poli­tique ne paraît en vou­loir réel­le­ment… S’il existe bien sûr de sérieuses objec­tions à son égard, le dis­po­si­tif est tou­te­fois loin d’être irréa­liste ou uto­pique : il a déjà été pra­ti­qué à plu­sieurs reprises et de manière rela­ti­ve­ment pérenne, ne fût-ce que dans l’Athènes antique ou lors de la renais­sance ita­lienne. Le tirage au sort rompt avec l’idée que la poli­tique est juste un jeu d’équilibre entre domi­nants et domi­nés, entre des per­sonnes qui occupent le pou­voir et des per­sonnes qui attendent de peut-être l’occuper un jour. Cou­plé à d’autres méca­nismes, par exemple des méca­nismes repré­sen­ta­tifs – car pour rap­pel, le tirage au sort n’est pas un méca­nisme de démo­cra­tie directe, mais reste un dis­po­si­tif repré­sen­ta­tif –, il pour­rait peut-être repré­sen­ter un outil de contrôle démo­cra­tique inté­res­sant. Ima­gi­nons par exemple un Sénat en par­tie com­po­sé de citoyens tirés au sort et doté des com­pé­tences d’assentiment aux trai­tés et aux réformes constitutionnelles.

On parlait d’hyperprofessionnalisation. Est-ce que démocratiser, cela ne consisterait pas à accomplir une certaine déprofessionnalisation du personnel politique, par exemple avec le décumul des mandats ?

JF : La ques­tion du cumul ou du décu­mul des man­dats peut s’envisager de deux manières dif­fé­rentes. On a d’un côté l’idée qu’il est néces­saire d’avoir en main des leviers d’action qui soient mul­tiples et de dif­fé­rents ordres (éco­no­mique ou poli­tique) de façon à pou­voir mener une poli­tique à large spectre. De l’autre, on a une thèse qui vise à limi­ter les man­dats en nombre et/ou en durée. En nombre, car la démo­cra­tie néces­site de jouer col­lec­tif et qu’il n’est pas néces­sai­re­ment bon que tous les pou­voirs soient concen­trés dans les mains d’une per­sonne, notam­ment en rai­son des risques de conflit d’intérêts que cela peut géné­rer. En durée afin de contraindre un man­da­taire de res­ter au contact des réa­li­tés vécues par la popu­la­tion, en vue d’éviter que les élus ne forment une sorte de caste décon­nec­tée de la popu­la­tion. Ce à quoi les par­ti­sans du cumul répondent que la cam­pagne élec­to­rale est le moment qui les amène à reve­nir au contact des citoyens.

La pro­fes­sion­na­li­sa­tion des per­sonnes, mais aus­si des par­tis, deve­nues de grosses machines (notam­ment finan­cières), nous amène dans une situa­tion où les prin­ci­pales forces ont un accès pri­vi­lé­gié à l’électorat, à l’information et aux tri­bunes poli­tiques : il y a donc une forme de repro­duc­tion et une cer­taine ten­dance à l’inertie du pay­sage poli­tique. Même si cela n’empêche pas de voir per­cer cer­tains autres par­tis, de manière assez forte, par­fois ful­gu­rante, par­fois éphé­mère : par exemple la N‑VA et sa crois­sance extrê­me­ment rapide ou la Lijst Dede­cker. Et bien enten­du aus­si le PTB, dont il n’est pas encore pos­sible de pré­dire la dynamique.

On est dans une situa­tion où cette ques­tion du cumul devient rela­ti­ve­ment impor­tante et pour­tant, on n’a pas l’impression qu’elle soit au cœur des débats sur la manière dont fonc­tionne la démo­cra­tie. Ça reste por­té par un nombre rela­ti­ve­ment limi­té de for­ma­tions, sur­tout les Verts. Même si, ponc­tuel­le­ment, la réflexion sur le cumul des man­dats ou la rota­tion des per­sonnes aux postes à res­pon­sa­bi­li­té revient sur le tapis. Notam­ment lorsque se pro­duit un évè­ne­ment qui met en lumière une cer­taine concen­tra­tion des pou­voirs, comme des affaires poli­ti­co-judi­ciaires. On est face à une ques­tion fon­da­men­tale pour le fonc­tion­ne­ment de notre démo­cra­tie, sans pré­tendre qu’une thèse ou l’autre soit plus solide, ni que régler cette ques­tion soit pos­sible, dési­rable ou syno­nyme de réso­lu­tion de tous les autres pro­blèmes, mais ça reste une ques­tion fina­le­ment peu traitée.

JP : Ce qui me frappe dans ce débat, c’est que la ques­tion de la pro­fes­sion­na­li­sa­tion, sou­vent mise en avant, laisse sous le bois­seau la ques­tion du par­tage du pou­voir et du renou­vel­le­ment (ou au contraire de la repro­duc­tion) des idées, des codes, des manières de faire… On entend sou­vent des argu­ments tels que : est-il pos­sible qu’une même per­sonne puisse par­ta­ger son temps entre plu­sieurs man­dats ? Ou qu’elle puisse faire pen­dant 20 ans la même chose ? Ou encore que, pour des rai­sons de com­pé­tences pro­fes­sion­nelles, des man­dats puissent être cou­plés ou décou­plés ? Ça tourne tou­jours autour de la ques­tion de la pro­fes­sion­na­li­sa­tion. Or il faut voir aus­si qu’un man­dat, c’est un pou­voir qui est don­né, et en fonc­tion de la manière dont on répar­tit ces man­dats et du nombre de man­dats dont on dis­pose, on choi­sit tout sim­ple­ment des modèles dif­fé­rents de par­tage du pou­voir. Ain­si, plus on aura de man­dats, plus on par­ta­ge­ra le pou­voir. Moins une per­sonne pour­ra avoir de man­dats dif­fé­rents, plus il sera néces­saire de répar­tir ce pou­voir. Moins une per­sonne pour­ra cumu­ler de man­dats dans le temps, plus elle devra céder du pouvoir.

Par ailleurs, en Bel­gique, la manière dont on appré­hende les man­dats ne peut pas être décou­plée du rôle des par­tis dans la dési­gna­tion des élus pour ces man­dats au sein du sys­tème repré­sen­ta­tif. Ain­si, ces man­dats sont sou­vent dis­tri­bués de manière interne à ces dif­fé­rents par­tis. For­mel­le­ment, il y a des listes qui sont don­nées, c’est par­fois déli­bé­ré en conseil des ministres ou en inter­ca­bi­nets. Bien enten­du, il y a des élec­tions qui font que cer­tains can­di­dats sont choi­sis et pas d’autres. Mais les man­dats externes qui sont pro­po­sés sont d’abord déci­dés au sein des par­tis, et nous sommes quand même dans un scru­tin de liste où, sauf catas­trophe élec­to­rale ou triomphe ines­pé­ré, on peut déjà déter­mi­ner 10 jours avant les élec­tions envi­ron 80 % des élus des dif­fé­rentes listes. Bref, on sait déjà gros­so modo qui va être élu. Cela freine le renou­vel­le­ment et favo­rise une cer­taine repro­duc­tion des codes sociaux internes aux par­tis. Il est donc dif­fi­cile de pen­ser le renou­vel­le­ment des man­dats et du régime des man­dats sans pen­ser à renou­ve­ler le régime des par­tis. Et en même temps, ce régime des par­tis — la manière dont les par­tis se repro­duisent, s’identifient, adoptent pour eux-mêmes des codes de fonc­tion­ne­ment — s’appuie en grande par­tie sur ce régime des mandats.

Quelle est la part de pouvoir que les élus pourraient céder aux citoyens ? Est-ce qu’on peut imaginer étendre cette part ? Par quels moyens ? Budgets réellement participatifs ? Réécriture des constitutions par des citoyens ? Usage plus fréquent du référendum ?

JP : On pour­rait aus­si refor­mu­ler cette ques­tion : est-ce qu’il fau­drait reti­rer du pou­voir aux élus ou bien est-ce qu’il faut redon­ner du pou­voir aux citoyens ? Par ailleurs, de quel pou­voir des élus parle-t-on ? Les repré­sen­tants me semblent en fait avoir peu de pou­voir par rap­port aux autres organes poli­tiques de notre sys­tème ins­ti­tu­tion­nel, tel le gou­ver­ne­ment. Ou même par rap­port au par­ti auquel ils appar­tiennent. Du reste, nos ins­ti­tu­tions poli­tiques n’ont, elles, pas tou­jours beau­coup de pou­voir par rap­port à d’autres ensembles ins­ti­tu­tion­nels ou d’autres sphères d’activité. Aujourd’hui, quel est le pou­voir dont dis­posent nos élus et ins­ti­tu­tions pour influen­cer la poli­tique d’une grande mul­ti­na­tio­nale ou faire valoir leur point de vue au sein de l’Union euro­péenne ? Du coup, la ques­tion devien­drait : com­ment peut-on redon­ner du pou­voir à nos élus ? On a là un para­doxe : d’un côté, les citoyens veulent plus de pou­voir par rap­port aux élus, mais ils veulent aus­si, d’un autre côté, que les élus aient plus de pou­voir par rap­port à d’autres ins­ti­tu­tions. Cela amène à des mécom­pré­hen­sions et explique peut-être cer­taines ten­ta­tions populistes.

JF : Ce qui me frappe, c’est la manière dont vous posez la ques­tion. En disant cela, vous réper­cu­tez l’idée que le pou­voir appar­tient aux élus alors qu’en prin­cipe, dans nos Consti­tu­tions, les pou­voirs émanent de la Nation : ce sont les citoyens dans leur ensemble qui détiennent le pou­voir, et non pas les élus qui devraient donc céder du pou­voir. Main­te­nant, si on fait la socio­lo­gie des élus eux-mêmes, dans leur per­cep­tion, c’est vrai que beau­coup d’entre eux envi­sagent les choses de cette manière, esti­mant que le pou­voir leur appar­tient et qu’ils doivent l’exercer entiè­re­ment. Certes pour le bien des citoyens, mais en consi­dé­rant qu’il leur revient de voir com­ment ils le par­tagent, le concèdent ou, à l’inverse, évitent que ce pou­voir ne leur échappe. Cette manière de for­mu­ler les choses force à ren­ver­ser la pers­pec­tive et per­met de mieux com­prendre aus­si le res­sen­ti d’une bonne par­tie de la popu­la­tion par rap­port au fonc­tion­ne­ment de la démo­cra­tie et des élites politiques.

Mais donc, quelle part de pouvoir les élus pourraient-ils céder, partager ou rendre aux citoyens ?

JF : Cela nous ren­voie à la ques­tion de la répar­ti­tion des pou­voir entre citoyens, élus et éven­tuel­le­ment d’autres ins­tances qui, elles, ne sont pas élues (ou pas direc­te­ment) : la Com­mis­sion euro­péenne, le gou­ver­ne­ment, des entre­prises pri­vées de taille impor­tante ou les médias. Cette répar­ti­tion des pou­voirs repose la ques­tion de la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive. Qu’elle soit de type élec­tive ou par tirage au sort, c’est une forme de délé­ga­tion de la com­pé­tence : on est dans une situa­tion où on accepte de céder, en tant que citoyen, sa sou­ve­rai­ne­té à des gens qui sont dési­gnés. On pense par­fois qu’une telle délé­ga­tion s’opère à un moment don­né et que, ensuite, il n’y aurait plus d’intervention des citoyens. Or, si on résume la démo­cra­tie à cela, on est alors effec­ti­ve­ment dans une forme de cou­pure assez forte, de pou­voir qui appar­tient beau­coup aux man­da­taires. D’autres concep­tions de la démo­cra­tie peuvent exis­ter, plus glo­ba­li­santes, avec comme pré­mice une néces­saire impli­ca­tion des citoyens – on peut pen­ser à la démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive, à l’échelle des quar­tiers ou des com­munes, avec des bud­gets par­ti­ci­pa­tifs qui semblent, dans un cer­tain nombre d’expériences, avoir pour effet d’impliquer les gens. Car, indé­pen­dam­ment de la déci­sion qu’ils seraient ame­nés à prendre, le pro­ces­sus lui-même les repo­li­tise, c’est-à-dire les amène à réen­vi­sa­ger des ques­tions poli­tiques. Pas néces­sai­re­ment au sujet de grands enjeux de poli­tique inter­na­tio­nale, cela peut être une forme d’intérêt très local à la poli­tique. Et cela les amène aus­si à sans doute inté­rio­ri­ser davan­tage toute une série d’enjeux et de contraintes puisque les par­ti­ci­pants à ces prises de déci­sion doivent aus­si faire l’expérience d’une absence de consen­sus, d’une défaite s’ils sont mis en mino­ri­té ou de l’impossibilité tech­nique ou bud­gé­taire de réa­li­ser tel ou tel projet.

Une autre manière de com­plé­ter la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive et le moment de choix des man­da­taires réside dans des moments et des canaux d’expression autres : les mobi­li­sa­tions sociales (mani­fes­ta­tions ou péti­tions), des organes de consul­ta­tion comme des organes de concer­ta­tion (patrons-syn­di­cats, mutua­li­tés-syn­di­cats de méde­cin…) avec par­fois des formes plu­tôt contrai­gnantes pour le pou­voir poli­tique, qui doit davan­tage se tenir à leur déci­sion. Ce sont des formes qui existent déjà et qui sont employées régu­liè­re­ment. On peut cepen­dant s’interroger. Si on regarde les grands mou­ve­ments de grève, de mobi­li­sa­tions sociales, en par­ti­cu­lier syn­di­cales, de ces 30 – 35 der­nières années, il faut remon­ter loin pour voir une vraie grande vic­toire rem­por­tées par les syn­di­cats. Se pose alors évi­dem­ment la ques­tion de la manière dont les diri­geants vont accep­ter de céder leur pou­voir. Et on repose donc votre ques­tion dans les termes for­mu­lés au début…

JP : À cet égard, l’idée qu’on entend sou­vent, selon laquelle « la démo­cra­tie, ce n’est pas la rue », est dou­ble­ment fausse. D’une part, la démo­cra­tie c’est aus­si la rue, enten­due comme les mou­ve­ments sociaux. D’autre part, les mou­ve­ments sociaux, ce ne sont pas « la rue », une foule à la Gus­tave Le Bon, une masse grouillante, fac­teur de désordre, un blob géla­ti­neux. Les mou­ve­ments sociaux, ce sont aus­si et sur­tout des orga­ni­sa­tions qui dis­cutent, déli­bèrent, s’organisent, prennent place dans d’autres institutions.

JF : Dans ce cadre-là, on peut se deman­der si on n’a pas effec­ti­ve­ment moins de démo­cra­tie aujourd’hui. C’est ce que peuvent lais­ser pen­ser les cri­tiques récur­rentes adres­sées au gou­ver­ne­ment fédé­ral actuel, qui pren­drait peu en compte la concer­ta­tion sociale, ou les objec­tions de l’opposition, qui se plaint for­te­ment de ne pas être du tout enten­due et d’être peu consi­dé­rée. On peut donc se deman­der s’il n’y a pas une réduc­tion plus impor­tante de la démo­cra­tie aux seules élec­tions, à l’idée « on a le pou­voir pour 5 ans, on dirige pour 5 ans. Les citoyens pour­ront juger lors des pro­chaines élec­tions ». On est actuel­le­ment dans une logique plus majo­ri­taire qu’auparavant, dans une concep­tion où la majo­ri­té a le poids requis pour pas­ser outre aux remarques de la minorité.

Et qu’en serait-il d’un usage plus fréquent des référendums ?

JF : Le réfé­ren­dum peut ame­ner à des pra­tiques dif­fé­ren­ciées. On peut avoir un réfé­ren­dum de temps en temps, voire presque jamais, sur de très grosses ques­tions. Cela peut avoir pour effet — c’est un reproche sou­vent fait à la popu­la­tion, sur­tout si elle ne vote pas comme les diri­geants l’avaient pré­vu — que les gens uti­lisent ce vote comme défou­loir. Dès lors, on peut se deman­der si un sys­tème de vota­tions plus régu­lières, je pense au sys­tème suisse, ne pour­rait pas, lui, leur don­ner une habi­tude qui fait qu’ils seraient peut-être plus enclins à répondre réel­le­ment à la ques­tion qui leur est sou­mise plu­tôt qu’en fonc­tion de l’air du temps ou pour d’autres consi­dé­ra­tions comme celle d’envoyer un signal aux élites politiques.

JP : Ce qui est impor­tant, quel que soit le méca­nisme réfé­ren­daire qu’on pro­meut, c’est qu’il puisse contri­buer – sans conno­ta­tion pater­na­liste – à édu­quer à la démo­cra­tie, à don­ner aux citoyens des habi­tudes démo­cra­tiques, à leur faire prendre conscience des contraintes, des res­sources et des règles de la démo­cra­tie, par­mi les­quelles les règles de dis­cus­sion et d’argumentation liées à la déli­bé­ra­tion publique. C’est ce qui peut faire toute la dif­fé­rence entre une pra­tique spec­ta­cu­laire – solen­nelle et peut-être glo­rieuse, mais rare – d’un réfé­ren­dum et la mise en place d’un sys­tème de vota­tion comme un élé­ment nor­mal du sys­tème démo­cra­tique, comme moyen nor­mal d’implication des citoyens.

Y a‑t-il d’autres pistes susceptibles de démocratiser nos démocraties ?

JP : Cer­taines pistes très concrètes sont rare­ment évo­quées : par exemple, la réforme du Pacte cultu­rel, conçu en grande par­tie en fonc­tion de la manière dont la socié­té était orga­ni­sée en piliers il y a 30 ou 40 ans. Com­ment réfor­mer le Pacte cultu­rel en tenant compte de l’évolution socio­lo­gique de la Belgique ?

Autre ques­tion : que se passe-t-il après une élec­tion ? Actuel­le­ment, on est dans un sys­tème très par­ti­cu­lier où ce sont les par­le­ments élus qui véri­fient leurs pou­voirs. Quand il y a un « bug élec­to­ral », ou lorsque cer­tains can­di­dats ou par­tis qui se pré­sentent ont l’impression qu’il y a des pro­blèmes de pro­cé­dures ou de voix mal comp­tées, les récla­mants sont jugés par leurs cocur­rents poli­tiques. Ain­si, après les élec­tions de 2014, le PTB s’est plaint de la manière dont la pro­cé­dure a été menée puisque son recours a été réglé par un vote majo­ri­té contre oppo­si­tion et non par une ins­tance indé­pen­dante, par exemple. Ce type de situa­tion est problématique.

Autre pro­blème : actuel­le­ment, les pro­jets et pro­po­si­tions de lois dépo­sés font l’objet de com­pro­mis poli­tiques com­pli­qués qui, par­fois, flirtent avec les limites de la léga­li­té ou de la consti­tu­tion­na­li­té. Dans ce cadre, les avis de la sec­tion de légis­la­tion du Conseil d’État peuvent peser beau­coup ou, au contraire, être lais­sés de côté de manière sus­pecte, le tout de manière infor­melle, car ces avis ne sont pas ren­dus publics. Le citoyen n’est donc pas en mesure de savoir les pro­blèmes de léga­li­té ou de consti­tu­tion­na­li­té que pose un texte de loi. Il serait donc utile que les avis de la sec­tion de légis­la­tion du Conseil d’État puissent être acces­sibles au citoyen.

Autre exemple : les consul­ta­tions popu­laires, qui s’avéreront un outil démo­cra­tique pré­cieux ou un bibe­lot illu­soire en fonc­tion des moyens qui leur sont consa­crés et des pro­cé­dures qui les encadrent. Quand on dit : « Êtes-vous pour ou contre le bud­get par­ti­ci­pa­tif ou la consul­ta­tion popu­laire ? », je réponds : « Ça dépend, quelle est la pro­po­si­tion concrète exac­te­ment ? Sous quelles condi­tions ? Quelles sont les condi­tions pour réunir les signa­tures ? Les sujets qui peuvent être ou non sou­mis à consul­ta­tion ? Les seuils élec­to­raux ? » Ain­si, actuel­le­ment, pour qu’une consul­ta­tion popu­laire soit valable en Bel­gique, les taux de par­ti­ci­pa­tion néces­saires sont rela­ti­ve­ment éle­vés (10 %) compte tenu des enjeux et de l’échelle. Le diable est dans les détails ! Si la consul­ta­tion popu­laire tenue à Liège en février 2009 quant à l’opportunité de pré­sen­ter la can­di­da­ture de la ville au titre de capi­tale euro­péenne de la culture n’a pas obte­nu le nombre de votants requis par le quo­rum, c’est non seule­ment lié à un quo­rum mini­mal peut-être trop éle­vé, mais peut-être aus­si en rai­son de pro­blèmes d’horaire d’ouverture des bureaux de vote, de publi­ci­té de cette pro­cé­dure, d’information des citoyens quant aux enjeux…

Tous ces débats-là ont déjà eu lieu, tout en sus­ci­tant des blo­cages au sein du monde poli­tique. Ce sont des petites choses par­fois très ténues, mais qui peuvent faire la dif­fé­rence entre des choses qui marchent ou d’autres qui ne marchent pas.

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