Jérôme Cotte

Rire pour « s’en prendre à l’ordre policé du monde »

Illustration : Alice Bossut

Jérôme Cotte est doc­to­rant en phi­lo­so­phie à l’Université de Mont­réal et membre de l’Observatoire de l’Humour du Qué­bec. Ses tra­vaux portent sur des ques­tion­ne­ments éthiques par rap­port à l’humour et à son arti­cu­la­tion dans les rap­ports de force entre domi­nants et domi­nés. L’occasion de voir sous quelles condi­tions l’humour peut s’avérer être une force poli­tique d’émancipation et sor­tir des fata­lismes. Mais aus­si com­ment le rire peut visi­bi­li­ser des struc­tures hié­rar­chiques et sociales de domi­na­tion qui se pré­sentent tou­jours comme étant l’ordre natu­rel des choses.

Une idée de plus en plus répandue actuellement dans les milieux militants est que l’on doive s’amuser dans la lutte, voire être amusant (Brigade des clowns, manifiesta, conférences gesticulées ou vidéo humoristique sur YouTube). Est-il devenu nécessaire de faire rire pour mobiliser et pour faire réfléchir ?

Il n’est pas néces­saire de faire rire pour mobi­li­ser ou faire réflé­chir. Le mili­tan­tisme n’a pas le devoir d’être drôle en tout temps. Si la pos­ture humo­ris­tique devient un impé­ra­tif, quelque chose cloche. La gaie­té de com­mande étouffe l’humour. Cela se remarque par­ti­cu­liè­re­ment du côté de l’industrie du diver­tis­se­ment qui, le plus sou­vent, pres­crit le rire comme une dose de vita­mines pour contrer la fatigue et la misère quo­ti­dienne. Les sou­rires cherchent à voi­ler la tris­tesse, mais celle-ci réap­pa­raît aus­si­tôt dans des for­mules que nous répé­tons sur un ton rési­gné : « c’est la vie » ou encore « mieux vaut en rire ».

Cela dit, les exemples humo­ris­tiques que vous don­nez peuvent tout à fait deve­nir des forces mobi­li­sa­trices et atti­ser la réflexion au sein d’un contexte plus large de contes­ta­tion à la fois sérieux, enga­gé et très sen­sible aux souf­frances sociales. Je dirais même qu’une cer­taine conscience humo­ris­tique gagne du ter­rain au sein de plu­sieurs milieux mili­tants et qu’il faut la saluer. Par oppo­si­tion au héros tra­gique por­teur d’un grand pro­jet éman­ci­pa­teur où l’humain pour­rait enfin atteindre sa nature authen­tique (ce qui demande un sérieux plu­tôt rigide), la conscience humo­ris­tique apporte une conso­la­tion à la perte de cet Hori­zon sans rien perdre de sa dissidence.

L’humour, par son jeu et ses ten­sions avec les idées reçues, entre­tient la conscience de la pos­si­bi­li­té de trans­for­mer le monde pour le mieux, tout en sachant que l’actualisation héroïque d’une socié­té idéale est une vue du pas­sé auquel il ne convient plus de s’accrocher. C’est-à-dire que l’humour res­sur­git devant les grandes Uto­pies orgueilleuses (auto­ri­taires, trans­cen­dantes) de cer­taines franges révo­lu­tion­naires autant que devant les grands Prin­cipes ou les grandes Véri­tés des dis­cours domi­nants (capi­ta­lisme, patriar­cat, libé­ra­lisme) pour mettre en évi­dence leur ridi­cule, pour les fis­su­rer, pour qu’ils « éclatent » par le rire. Sans pré­sen­ter de solu­tions toutes faites et sans pres­crire pré­ci­sé­ment ce qu’il y a à faire, l’humour per­met de pres­sen­tir que la vie est plus riche et diver­si­fiée que ce qu’elle peut sem­bler être au sein du monde admi­nis­tré. Lorsque les façades idéo­lo­giques sont ain­si ébran­lées, nous pou­vons entra­per­ce­voir qu’elles cachent des pos­si­bi­li­tés de vie inouïes même si l’état écra­sant de la socié­té en bloque actuel­le­ment la réa­li­sa­tion. L’humour est une pro­messe de bon­heur qu’il ne peut pas tenir à lui seul. Sans cette conscience humo­ris­tique, l’essoufflement des forces dis­si­dentes pour­rait s’accélérer.

La fonction cathartique de l’humour et de la satire, le côté « défouloir », en désamorçant les colères, ne risque-t-il pas de démobiliser politiquement ? Ou au contraire, peut-il permettre d’amorcer une contestation ?

Tout dépend de la pré­ci­sion du trait créa­tif de l’humour. L’obsession pour la bouf­fon­ne­rie bête à l’égard de la domi­na­tion annonce une joie illu­soire, une conso­la­tion qui rime plu­tôt avec la rési­gna­tion, le refus de pen­ser au pro­fit d’un amu­se­ment qui, en fin de compte, par­ti­cipe à la misère. De la même manière, si, après avoir bien ri ensemble de tel poli­ti­cien ou de tel homme d’affaires, nous retour­nons bien satis­faits à notre quo­ti­dien, rien ne change. L’humour éman­ci­pa­teur agit plu­tôt comme une pro­pé­deu­tique à plus de contes­ta­tion, à davan­tage de réflexion. Il nous montre d’abord et avant tout que les obs­tacles qui semblent si puis­sants, si grands, si inébran­lables ne sont rien de plus que des pro­duits sociaux et his­to­riques qui peuvent être sur­mon­tés, qui sont péris­sables, qui ne sont pas la fin de l’histoire. Sans non plus sous-esti­mer la puis­sance de l’idéologie qui les sous-tend, l’humour donne le cou­rage de faire face aux puis­sances de la domi­na­tion sociales en riant de leur emprise dite natu­relle. Cela étant dit, cet humour n’est pas tout à fait ras­su­rant non plus. Une cer­taine angoisse face aux chan­ge­ments de pers­pec­tives et aux cham­bou­le­ments de nos idées peut accom­pa­gner ces rires. L’humour brise les repères au lieu d’en don­ner des nou­veaux. L’humour peut nous révé­ler que nous avions tort de tenir si fer­me­ment à cer­taines vérités.

Quels usages politiques de l’humour et du rire sont possibles ?

Je suis contre les approches fonc­tion­na­listes de l’humour et du rire. À mon avis, ils n’ont aucune fonc­tion sociale pré­cise ou unique. L’humour peut avoir pour fonc­tion d’accentuer la honte, mais il peut aus­si libé­rer. En ce sens, je dis­tingue l’humour poli­cier de l’humour anar­chi­sant ou éthique. Le pre­mier est celui auquel nous sommes mal­heu­reu­se­ment si habi­tués. Il mise sur la réité­ra­tion des sté­réo­types, il fige les iden­ti­tés et ren­force les hié­rar­chies actuelles. Je pense, entre autres, à l’humour sexiste, raciste, isla­mo­phobe ou homo­phobe. L’humour poli­cier ras­sure sans cesse les rieurs d’être du bon côté. À part les corps orgueilleux empor­tés par le rire, rien ne bouge. Le second, l’humour éthique ou anar­chi­sant, s’en prend pré­ci­sé­ment à cet ordre poli­cé du monde. Il joue avec les iden­ti­tés, il déjoue les normes oppres­santes éta­blies. Il tourne en ridi­cule tout ordre fixe qui enserre la vie.

Avec quels moyens d’action concrets et sur quel champ cet humour progressiste et émancipateur peut-il se développer ?

Ses moyens n’ont d’autres limites que celles de l’imagination et de la réa­li­té sociale. C’est-à-dire que l’imagination humo­ris­tique, pour pou­voir être éman­ci­pa­trice, ne peut aller dans tous les sens. Elle doit conser­ver son entière liber­té tout en se rap­pro­chant au plus près des forces réelles qui étouffent la vie dans un contexte don­né. L’imagination, pour me ser­vir libre­ment d’une expres­sion d’Adorno, doit être exacte. L’humour ne tire pas à l’aveuglette. Il doit trou­ver une manière ori­gi­nale et créa­tive de faire voir ce qui cloche dans l’ordre des choses afin d’exprimer, à mots cou­verts, la souf­france que nous par­ta­geons. L’œuvre de Beckett ou de Kaf­ka peut tout aus­si bien y arri­ver que l’inventivité humo­ris­tique que nous retrou­vons dans les mani­fes­ta­tions pro­gres­sistes (slo­gans et pan­cartes), les vidéos mili­tants en ligne, les livrets dis­tri­bués dans la rue ou à l’université. Le spectre est très large, les exemples sont nom­breux et diver­si­fiés. Si la cible (le patriar­cat, le capi­ta­lisme, le racisme, les hié­rar­chies fixes, etc.) est habi­le­ment tou­chée par l’imagination exacte de l’humoriste et qu’il per­met d’en voir le ridi­cule, l’humour éthique ou anar­chi­sant appa­raît. Si la moque­rie est com­plai­sante, qu’elle ne sus­cite aucun inté­rêt, qu’elle veut faire rire à tout prix à la manière de l’industrie, elle échoue.

Pourquoi est-ce que l’humour le plus répandu et le plus acceptable dans nos sociétés émane en majorité des catégories dominantes ? Et qu’est-ce que cela peut entrainer chez les individus de groupes subalternes d’accepter et intérioriser une forme d’humour extérieure à leur groupe ?

Les domi­nants pos­sèdent les moyens de pro­duc­tion. Cela est aus­si vrai, bien sûr, du côté de la culture. Leurs valeurs et leurs rap­ports aux autres sont sou­vent reflé­tés dans l’industrie du diver­tis­se­ment. Au Qué­bec, par exemple, la scène offi­cielle de l’humour est tra­di­tion­nel­le­ment occu­pée par des hommes pri­vi­lé­giés. Il semble que les choses tendent à chan­ger, mais sur 22 nou­veaux spec­tacles d’humour en 2017, seule­ment deux sont des one-woman-show. Le sexisme teinte depuis long­temps l’humour grand public, au point d’être bana­li­sé. Plu­sieurs obs­tacles se dressent devant les femmes qui veulent faire un humour dif­fé­rent, fémi­niste, tou­chant leurs pro­blé­ma­tiques. Le dan­ger est de croire que l’humour tra­di­tion­nel des hommes est la seule voix à suivre pour faire rire, d’intérioriser les codes domi­nants ou de ne pas oser en créer de nou­veaux – quoique, en non-mixi­té fémi­niste, le rire se donne sans doute des liber­tés plus grandes en rai­son de l’affinité éta­blie, de l’absence d’une poten­tielle réac­tion vio­lente. En effet, quand les femmes trans­gressent les codes conser­va­teurs de l’humour, elles doivent trop sou­vent com­po­ser avec un milieu réactionnaire.

Der­rière l’image cool et décon­trac­tée de celles et ceux qui pré­tendent rire de tout (alors que ce n’est jamais le cas) se cache par­fois un refus très rigide de chan­ger les choses. Du côté mili­tant, elles font face à des enjeux simi­laires. Même si l’ouverture au chan­ge­ment est plus grande, les hommes prennent tra­di­tion­nel­le­ment plus de place quand vient le temps de faire des blagues et ils s’accommodent sou­vent trop bien de la culture humo­ris­tique domi­nante pour tenir des pro­pos en contra­dic­tions avec les valeurs qu’ils défendent pour­tant radi­ca­le­ment lorsque le ton est sérieux. Aus­si, la mise en évi­dence de la vio­lence de l’humour poli­cier est une tâche ingrate, dif­fi­cile, mais néces­saire pour chan­ger les choses. Pour­tant, les per­sonnes visées par cet humour de la domi­na­tion sont sou­vent lais­sées à elles-mêmes, seules, quand vient le temps de nom­mer ces problèmes.

Pourquoi dites-vous qu’il est plus facile de rire des dominés, des minorités, des groupes subalternes que des dominants ? Des émissions ou humoristes ne ciblent-ils pas des gens riches et célèbres, des PDG, des hommes et femmes politiques, etc ?

Il est vrai que plu­sieurs émis­sions humo­ris­tiques visent les per­sonnes puis­santes, les per­son­na­li­tés publiques et poli­tiques. Celles-ci en viennent même sou­vent à deve­nir des com­plices dans les émis­sions ou les spec­tacles où l’on se moque d’eux. Accep­ter la satire ou la moque­rie est deve­nu impor­tant pour les per­son­na­li­tés publiques qui sou­haitent mettre de l’avant la sup­po­sée sou­plesse de leur per­son­na­li­té. Celles qui s’indignent face aux cari­ca­tures que l’on peut faire d’eux n’ont qu’à bien se tenir. D’ailleurs, il est encore très tôt pour tirer des conclu­sions et la plu­part des ana­lyses tendent à saluer les nom­breuses satires sur Donald Trump, mais il pour­rait aus­si, peut-être et sous toute réserve, deve­nir une figure déter­mi­nante pour dire que ce genre de ridi­cule expo­sé dans les grands médias ne tue pas, au contraire.

Ce qui est frap­pant, tou­te­fois, c’est que, dans les médias et sur­tout au quo­ti­dien, plus on s’attaque au haut de la hié­rar­chie sociale, plus on s’en prend à des traits par­ti­cu­liers de telle ou telle per­sonne pré­cise. Plus les attaques visent les gens des groupes mino­ri­taires (femmes, per­sonnes raci­sées, per­sonnes dému­nies), plus les blagues évoquent des sté­réo­types dépré­cia­teurs et fal­la­cieux, des géné­ra­li­tés trom­peuses. Ain­si, les per­sonnes puis­santes semblent être déta­chées de leur groupe social, indé­pen­dantes, libres de toutes déter­mi­na­tions sociales. Les mino­ri­tés, par contre, sont sou­vent réduites aux sté­réo­types qui leur sont asso­ciés dans le sens com­mun comme si elles étaient toutes sem­blables. Cet humour est le signe de la bêtise, d’une paresse intel­lec­tuelle bien triste.

Quelle relation cet humour émancipateur entretient-il avec l’idée de « politiquement correct » ? Quel rôle ce dernier joue en matière d’humour ?

L’aversion rigide contre toute forme de rec­ti­tude poli­tique est deve­nue un trait carac­té­ris­tique de celles et ceux qui s’entêtent à conser­ver à tout prix les pires côtés de la tra­di­tion humo­ris­tique. Des cri­tiques tout à fait per­ti­nentes à l’égard des blagues racistes ou miso­gynes sont asso­ciées frau­du­leu­se­ment à de la cen­sure. Lorsqu’un groupe mino­ri­taire nous exhorte à res­pec­ter une cer­taine rec­ti­tude poli­tique, la moindre des choses est d’être sen­sible à cette demande, de voir ce qui peut poser pro­blème, de se remettre en ques­tion et d’oser chan­ger le dis­cours s’il est oppres­sant. Ce n’est pas de la cen­sure ou une entrave à la liber­té d’expression (comme si les groupes mino­ri­taires contrô­laient vrai­ment ce qui se dit dans l’espace public), mais un appel à redou­bler d’inventivité pour créer de nou­velles manières plus inclu­sives de faire rire. Sans rec­ti­tude poli­tique, les pires insultes encore trop répé­tées contre les noirs et les homo­sexuels seraient tou­jours aus­si populaires.

L’humour éthique ne voit pas toute rec­ti­tude poli­tique comme un musè­le­ment. Celle-ci est même par­fois essen­tielle pour conser­ver la dyna­mique nova­trice de l’humour, pour repous­ser les limites impo­sées par le sens com­mun et pour se dis­tin­guer du rire qui réitère sans relâche le tou­jours-sem­blable, les mêmes sté­réo­types. Pour­tant, il est faux de pen­ser que l’humour anar­chi­sant est néces­sai­re­ment moins abra­sif, moins mor­dant, qu’il est tou­jours poli ou bon enfant. Il refuse tout sim­ple­ment d’afficher une vaine supé­rio­ri­té à l’égard de l’autre. Inclure de nou­velles pers­pec­tives, écou­ter les voix trop sou­vent étouf­fées ne peut qu’enrichir l’humour.

Qui porte ou peut porter cette critique des dominations par l’humour émancipateur et la critique de l’humour policier et où le déployer ? Les humoristes sur scène, sur YouTube ou à la télévision ? Les militants politiques sur les scènes politiques ? Tout un chacun dans ses interaction quotidiennes ?

L’humour, de manière géné­rale, a la par­ti­cu­la­ri­té de s’immiscer autant par sur­prise dans notre quo­ti­dien que dans des œuvres d’art. Il peut éga­le­ment appa­raître dans des mou­ve­ments de contes­ta­tion poli­tique. L’humour poli­cier se retrouve autant sur scène qu’au coin de la rue. Heu­reu­se­ment, l’humour éthique aus­si. Déve­lop­per une sen­si­bi­li­té pour ce genre d’humour est à la por­tée de chaque per­sonne, de chaque artiste, de chaque militant.es. Cela va évi­dem­ment de pair avec une curio­si­té, une ouver­ture, une sen­si­bi­li­té, un effort de com­pré­hen­sion. Il reste à pré­ci­ser qu’il n’y a pas de pure­té à main­te­nir, il arrive de se lais­ser empor­ter par le rire poli­cier lorsqu’il est effi­cace. Si l’humour nous en apprend beau­coup sur l’état de la socié­té, il peut aus­si nous mon­trer que nous ne sommes pas tou­jours exac­te­ment ce que nous pen­sons être, qu’il y a encore et tou­jours du che­min à faire.

Où réside la frontière entre la stigmatisation par l’humour et le jeu avec les stéréotypes pour mieux les dénoncer ? Je pense notamment à l’humour utilisant des stéréotypes ethniques ou de genre. Faut-il en passer par l’exposé des stéréotypes pour mieux les démonter ? A quel moment on se moque des stéréotypes, on les déconstruit et à quel moment on les renforce ? Comment distinguer les cas et repérer le dénigrement ?

Je répon­drais en fai­sant réfé­rence à un vidéo sur You­Tube inti­tu­lé « Manoj » de l’humoriste amé­ri­cain Hari Kon­da­bo­lu. Il s’agit d’un faux docu­men­taire à pro­pos d’un humo­riste né en Inde, Manoj, qui fait sa car­rière aux État-Unis. Manoj, sui­vant les conseils de l’homme blanc qui semble être son gérant, ne mise que sur les sté­réo­types attri­bués aux Indiens pour satis­faire son public. Ses admi­ra­trices et de ses admi­ra­teurs (blancs encore une fois) nous disent que Manoj est non seule­ment une sorte de fenêtre sur une autre culture, mais aus­si une voix qui arrive à nom­mer ce qu’ils n’osent plus dire sur la culture indienne. Une des sub­ti­li­tés de la vidéo : lorsque Manoj est inter­viewé, le dra­peau de l’Inde en arrière-plan est à l’envers. Nous appre­nons pro­gres­si­ve­ment que Hari Kon­da­bo­lu dénonce les humo­ristes qui ne misent que sur l’humour eth­nique pour gagner leur vie puisqu’ils se nour­rissent à même le racisme latent ou expli­cite aux États-Unis. Par le fait même, ils l’entretiennent. Avec Hari Kon­da­bo­lu, je dirais que si un humo­riste veut pas­ser par l’exposition des sté­réo­types afin de les démon­ter, il doit être très habile et faire preuve d’une grande ingé­nio­si­té, ce qui n’est vrai­ment pas tou­jours le cas chez ceux qui pré­tendent faire ce genre de travail.

Comment valoriser et mettre en avant l’humour/les humours des groupes subalternes et d’en faire des productions culturelles capable de contrebalancer les hégémonies culturelles, de subvertir les regards et de contester l’autorité des puissants ?

Aucun plan pré­cis ne peut répondre à une telle exi­gence. L’idéologie domi­nante est très forte. Le capi­ta­lisme tar­dif a la par­ti­cu­la­ri­té de s’adapter aux mou­ve­ments de plus en plus rapides de la socié­té. Il cap­ture les forces dis­si­dentes et arrive à s’en nour­rir. L’humour éthique ou anar­chi­sant n’échappe pas com­plè­te­ment aux griffes du capi­ta­lisme. L’idée est de ne pas se rési­gner, mal­gré tout. Nous pou­vons aus­si trou­ver des espaces – dans des mani­fes­ta­tions, mais aus­si dans des salles alter­na­tives, des endroits que l’on s’approprie, des livres, des blogues – pour faire exis­ter cet humour. J’aime beau­coup l’expression « rira bien qui rira le der­nier » si on y ajoute un point d’interrogation : rira bien, mais qui rira le der­nier ? Si la catas­trophe peut sem­bler iné­luc­table, nous n’en sommes pas encore au der­nier rire, nous n’en sommes pas encore à la fin de l’Histoire. Il faut conti­nuer de mon­trer le ridi­cule de l’ordre éta­bli, il faut conti­nuer de lut­ter, d’être ému, de réflé­chir, de s’engager. C’est peut-être l’engouement pour un nou­vel humour qu’il faut répandre de plus en plus pour contes­ter l’autorité des puis­sants. Un humour qui par­ti­cipe à des mou­ve­ments de contes­ta­tion sociale plus larges et qui est prompt à remettre en cause nos véri­tés lorsque nous fai­sons fausse route. Un humour conscient qu’au fond, per­sonne ne rira le der­nier, que nous en sommes tou­jours au rire pénul­tième, à l’avant-dernier rire. Un humour contre les prin­cipes immuables, pour l’éclatement des sys­tèmes qui clô­turent la vie.

Une intéressante recherche de Jérôme Cotte dans laquelle il développe son propos autour de l'humour émancipateur et l'humour policier est disponible ici.

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