- Agir par la culture - https://www.agirparlaculture.be -

Bienvenue à la maison

Jo Dekmine

Photo : PAC

Mes­sa­ger cultu­rel et déni­cheur de talents du mou­ve­ment contre-cultu­rel, Jo Dek­mine vient de fer­mer la page du grand livre du Théâtre 140 qu’il a diri­gé pen­dant 52 ans. À Bruxelles, il est une figure appré­ciée et emblé­ma­tique du théâtre. On le ren­contre par­tout où il y a de la vie. Che­ve­lure de lion aujourd’hui gri­son­nante, yeux pétillants et grands sour­cils, avec ses che­mises aux impri­més cha­toyants, il accueillait son public comme s’il était à la mai­son, lui mur­mu­rant un bref mot d’introduction, qui vous invi­tait à pen­ser que vous alliez vivre un spec­tacle, un concert ou un one-man-show du ton­nerre. Ren­contre avec un pas­seur de passion !

Comment en êtes-vous venu à devenir l’homme des découvertes, des cultures avant-gardistes, hors-normes, atypiques, souvent osées pour l’époque et incarnant le mouvement contre-culturel ?

Tout est par­ti de ce que nous appe­lions le caba­ret lit­té­raire. Lorsque j’étais étu­diant à La Cambre — car je me diri­geais plu­tôt au début de ma jeu­nesse vers les arts plas­tiques — en com­pa­gnie de quelques amis nous avons res­sen­ti une grande envie com­mune de fon­der un caba­ret. Un caba­ret un peu comme ceux de la rive gauche, de Saint-Ger­main-des-Prés à Paris avant mai 68 ou encore des caba­rets ber­li­nois des années 30, à l’époque de Kurt Weill. Début des années 50, nous avons donc ouvert « La Pou­belle », à Ixelles, ensuite, en 1955, « La Tour de Babel » sur la Grand Place puis « L’Os à la Moelle » en 1960, à Schaer­beek. Et enfin, tout près de ce der­nier, à par­tir de 1962, le Théâtre 140 où j’ai pré­sen­té beau­coup de choses qui sont nées du caba­ret. Je pense par­ti­cu­liè­re­ment à l’aventure alle­mande de l’entre-deux-guerres avec Kurt Weill et « L’opéra de quat’­sous ».Le 140 est plu­ri­dis­ci­pli­naire, il doit être consi­dé­ré comme tel. Il n’est pas un théâtre au sens pre­mier du terme. J’insiste là-dessus.

Faisiez-vous partie de ceux qui nourrissaient le mouvement contre-culturel dans les années 60 ?

Cer­tai­ne­ment, j’ai d’ailleurs pré­sen­té Boris Vian dans ce contexte. Pour ma part, j’ai lu presque tout Hen­ri Michaux sur scène, c’était un poète que j’a­du­lais. J’ai aus­si fait le pari d’inviter Serge Gains­bourg pour sa pre­mière appa­ri­tion à Bruxelles. Il était à l’époque incon­nu ou presque et le public était très clair­se­mé. Les cri­tiques disaient de lui qu’il était un chan­teur mou et désin­volte et que l’on n’entendrait pro­ba­ble­ment plus par­ler de lui… On m’a tenu le même dis­cours quand j’ai invi­té Pink Floyd. Il y a eu éga­le­ment Bob­by Lapointe, Bri­gitte Fon­taine, Jacques Hige­lin à leurs débuts. J’ai aus­si été à l’initiative du pre­mier fes­ti­val rock de Bel­gique, le « Pop-Event », à l’Arena de Deurne qui s’est dérou­lé le 27 février 1969. S’y sont pro­duits des groupes comme The Nice, Yes, Fleet­wood Mac ou encore Wal­lace collection.

Pour ce qui est du théâtre, j’ai fait venir sur scène Romain Bou­teille, Patrick Dewaere, Miou-Miou, Coluche qui étaient en train d’inventer le pre­mier Café de la Gare. Pour la danse contem­po­raine, les pre­miers spec­tacles de Michèle Anne De Mey, Anne Tere­sa De Keers­mae­ker, Pina Bausch… Et tel­le­ment d’autres qu’il me fau­drait une deuxième vie pour les citer tous ! J’ai tou­jours essayé de main­te­nir une alter­nance entre théâtre, musique et cho­ré­gra­phie. Cette orien­ta­tion mul­ti­dis­ci­pli­naire m’a pour­sui­vi toute ma carrière.

C’est votre passion qui vous a amené vraiment à mener tous ces choix, toutes ces découvertes que vous avez faites à l’étranger ? C’est cela qui vous a amené à l’homme de théâtre que vous êtes ?

Exac­te­ment, ce qui m’intéressait, m’amusait, me pas­sion­nait, c’était de voir des choses qui n’avaient pas encore trou­vé le che­min de la célé­bri­té, de pro­po­ser de nou­veaux lan­gages, en minus­cules comme en majus­cules, des diver­tis­se­ments, mais des diver­tis­se­ments intel­li­gents et éclairés.

Ce qui m’a toujours frappé chez vous, c’est ce rapport, que j’ai rarement vu chez d’autres directeurs de théâtre, que vous entreteniez avec votre public. Vous montiez sur scène avant de lancer le spectacle pour leur adresser quelques mots. Là aussi, c’est la personnalité de Jo Dekmine qui transparaît ?

Je ne le fai­sais pas sys­té­ma­ti­que­ment. Cette façon de ren­con­trer le public est sim­ple­ment due au fait que je sou­hai­tais faire par­ta­ger ma pas­sion. Je ne suis pas l’auteur du spec­tacle, je ne suis pas met­teur en scène, mais je tenais tout de même à dire aux gens « voi­là j’ai eu un bon­heur, j’ai décou­vert une chose et je vou­drais vous la faire par­ta­ger ». C’était ce dis­cours-là que je tenais à chaque fois, jamais plus long…

Quels sont les grands noms que vous avez invités, toutes catégories culturelles confondues, et que vous avez envie de pointer, qui représentent pour vous, la contre-culture ?

Le Living Theatre de New York a été déter­mi­nant, plus tard Jan Lau­wers, Pina Bausch, Peter Brook, Joël Pom­me­rat et la com­pa­gnie 4 litres 12. Mais aus­si les com­pa­gnies d’avant-garde comme The Bread and Pup­pet et M7 Cata­lo­nia. Il y avait aus­si beau­coup de spec­tacles qui venaient d’Angleterre. Je pense notam­ment à « An eve­ning with the bri­tish rub­bish » de la com­pa­gnie The Alberts, joué en 1963. Un petit chef-d’œuvre de l’humour absurde, doté d’un maté­riel élec­trique aber­rant, qui se rap­pro­chait de l’univers et des folies de Pana­ma­ren­ko. Mais je pense aus­si aus­si à l’Anglais Paul Clark dont les œuvres ont été pré­sen­tées de nom­breuses fois au 140, mais qui était peu connu à Londres. Il y a eu aus­si la pièce « Naïves hiron­delles » de Roland Dubillard. Et évi­dem­ment Alain Pla­tel qui a pesé assez lour­de­ment dans la car­rière du 140. Je crois que presque tous les spec­tacles y ont été mar­qués par l’humour et la déri­sion. Quelqu’un comme Rufus est un grand poète et avait véri­ta­ble­ment une écri­ture tout à fait inté­res­sante. Sans oublier Pierre Des­proges ou Zouc. Je suis plu­tôt un homme de spec­tacle que de théâtre.

Trop de gens, trop de noms me viennent en tête. Un Poyo­royo de Bue­nos-Aires, la com­pa­gnie Mabayas­sa du Bur­ki­na Faso, Third Angel de Londres, La Volige de Mont­réal, Vincent Delerm, San­se­ve­ri­no, Karim Jhar­di. Cathe­rine Frot et Denis Lavant inter­pré­taient « La mouette de Tche­khov » en 1986. Mais aus­si Renaud Cojo, ce Bor­de­lais qui a réa­li­sé un tra­vail fou, notam­ment un spec­tacle qui s’appelait « Le taxi­der­miste », un bijou secouant où il met­tait en scène ce que des alié­nés men­taux écri­vaient sur les ani­maux. Plus récem­ment, à l’époque du mou­ve­ment punk, j’ai invi­té le légen­daire John­ny Rot­ten des Sex Pis­tols. Il est venu jouer deux concerts avec son groupe PIL, il se fai­sait alors appe­ler John Lydon. Ce soir-là, ce fut chaud et pas trop du goût des habi­tants du quar­tier qui avaient une vue plon­geante sur le public qui s’y engouffrait !

Des mauvais souvenirs vous en avez ?

Cer­tai­ne­ment, oui. J’ai pré­sen­té un spec­tacle de clowns ita­liens, je ne sais ce qui m’a pris. Je les ai vus à Rome, il y régnait une atmo­sphère for­mi­dable, ils déve­lop­paient une force de déri­sion incroyable. J’ai vou­lu qu’ils se pro­duisent au 140. Mais cette atmo­sphère s’est éva­nouie dans le voyage… C’est une chose qui ne pou­vait vivre que dans ce petit théâtre-là, à Rome. Par­fois, un spec­tacle ne peut pas être transposable.

Est-ce qu’il y a aujourd’hui des théâtres qui travaillent de la même façon que vous, qui défendent les libertés et les droits à la différence et qui dénichent comme vous de vrais talents ?

Bien sûr. On peut pen­ser à l’aventure du théâtre des Bri­git­tines évi­dem­ment. J’accorde une confiance par­ti­cu­lière au direc­teur actuel du Théâtre Natio­nal Jean-Louis Coli­net qui est un vrai décou­vreur. Il y en a d’autres. Je pense au Varia qui a fait des décou­vertes, aux belles aven­tures du Théâtre de la Vie ain­si qu’aux théâtres fla­mands à Bruxelles qui prennent un volume inté­res­sant et qui ont des moyens que per­son­nel­le­ment je n’ai jamais connus.

Est-ce que vous avez un regret au terme de 52 ans de carrière ? Est-ce que vous regrettez quelqu’un ou quelque chose que vous auriez voulu faire ou que vous n’avez pas pu faire ? Un rêve que vous n’avez pas pu réaliser ?

Pas en grand nombre. Mon rôle était plu­tôt un rôle de décou­verte de talents qui éclo­saient ici et là. Nous trou­vions un lan­gage com­mun. Les condi­tions n’étaient pas tou­jours réunies, je l’ai fait savoir plu­sieurs fois.

La culture est parfois désertée aujourd’hui, car les gens sont amenés à faire des choix financiers. Bien souvent ils rognent sur leur budget culturel. Faut-il repenser la façon d’amener les gens à la culture ?

Je pense que la télé­vi­sion et la radio devraient jouer un rôle plus impor­tant à cet égard. En 1985, j’ai déve­lop­pé le pro­jet d’une émis­sion cultu­relle heb­do­ma­daire qui s’appelait « Car­go de Nuit » (sous-titrée « vita­mines, cultures etro­ck’n’­roll »). Elle était pré­sen­tée et pro­duite par Jean-Louis Sbille et Anne His­laire et pas­sait tard dans la soi­rée sur les ondes de la RTBF. Cette émis­sion, à la fois cultu­relle et musi­cale, durait 45 minutes. J’en avais écrit le synop­sis. L’information c’est très impor­tant pour ame­ner les gens au spec­tacle. Aujourd’hui, que reste-t-il comme émis­sion annon­cia­trice de ce qui se déroule sur les scènes bruxel­loises ? Est-ce que l’information passe ? Si peu… Bruxelles est plus riche en pro­grammes cultu­rels que Paris, mais les Bruxel­lois ne le savent pas !

Est-ce que vous vous considérez comme un passeur de culture ?

Je l’ai cru, mais là j’ai pris mes dis­tances. Il y a un sujet majeur aujourd’hui, c’est que nous sommes dans le siècle indus­triel, la consom­ma­tion y est forte et domi­nante et donc, on est peut-être un peu moins exal­té. Avant l’exaltation venait du fait de l’individualité, de l’exclusivité, de l’insolite des aven­tures. Actuel­le­ment, les pro­po­si­tions mer­veilleuses qui sont faites à Bruxelles en matière de diver­tis­se­ments et spec­tacles relèvent davan­tage de l’esprit de consom­ma­tion que de la pure décou­verte. En ce qui concerne le 140, même si son public reste abon­dant aujourd’hui, les spec­tacles les plus pré­cieux qui y passent peuvent être qua­li­fiés de non-mar­chands. Par ailleurs, j’estime que les gens doivent aus­si aller au ciné­ma, voir des expo­si­tions, etc. Il existe une très grande sol­li­ci­ta­tion et se limi­ter au théâtre me paraît un peu court.

Si vous n’aviez pas été homme de théâtre, qu’auriez-vous aimé faire ?

Peut-être ouvrir une gale­rie d’art. Ou peut-être être cri­tique d’art. J’ai écrit beau­coup de choses en fait, j’ai écrit énor­mé­ment sur la pein­ture. On m’a sou­vent deman­dé d’écrire pour les gale­ries des billets pour leurs cata­logues. Cela m’a tou­jours pas­sion­né comme d’ailleurs m’a tou­jours pas­sion­né la part de l’image, la part gra­phique dans le théâtre, dans le spec­tacle. Il y a en ce moment une superbe expo­si­tion dans le hall et le foyer du théâtre 140 de toutes les affiches que nous avons sor­ties depuis 1963.

Voici quelques années, vous avez présenté au 140 un spectacle sur la Palestine.

Oui, il s’agissait de « Quand m’embrasseras-tu ? » écrit par Mah­moud Dar­wich. Mais on a aus­si mon­tré une ver­sion d’Antigone en arabe mis en scène par le Théâtre natio­nal pales­ti­nien. C’était un évé­ne­ment. Je l’avais décou­vert en ban­lieue pari­sienne. Je n’ai pas été jusqu’à Jéru­sa­lem-Est pour le faire venir à Bruxelles ! [Rires]. De la même manière, Tadeusz Kan­tor, ce n’est pas en Pologne que je l’ai décou­vert. La plu­part du temps j’allais le voir en Hol­lande au théâtre Le Micke­ry où se jouaient plein de choses venant de par­tout. On ne découvre pas néces­sai­re­ment le théâtre argen­tin en Argen­tine, non !

Quels sont les films que vous aimez ?

Le der­nier film que j’ai vu en 2016 était « A walk in the woods ». C’était un diver­tis­se­ment sur deux vieux hommes qui décident d’aller faire une pro­me­nade très éprou­vante dans une cam­pagne énorme et qui ren­contrent des obs­tacles. C’est tendre, beau, une belle cama­ra­de­rie. Robert Red­ford joue le rôle d’un écri­vain âgé. J’ai revu à la télé presque tout Woo­dy Allen et tous les films de Jacques Tati qui sont exem­plaires et tout à fait impor­tants. Ils sont pour moi tel­le­ment proches de ce que j’ai essayé de dire en théâtre : expri­mer toute une phi­lo­so­phie par l’absurdité des situations.

Votre dernier lieu de vacances, un endroit particulier où vous aimez vous retrouver ?

Je ne vais plus vers ces pays où la pro­me­nade théâ­trale me condui­sait, parce que j’ai à peu près tout connu. Là, main­te­nant, je vais gen­ti­ment au sud de l’Espagne et c’est très bien.

En septembre dernier, vous avez décidé de tourner la grande page du livre du 140, comment voyez-vous la suite ?

Effec­ti­ve­ment, je viens de tour­ner la page, mais au pro­fit d’une équipe qui me donne un grand bon­heur. Aujourd’hui, je ne fais plus par­tie du conseil d’administration, j’y suis invi­té. Je crois qu’il est très impor­tant que cette équipe vole de ses propres ailes. Astrid Van Impe a un ins­tinct mer­veilleux de la pro­gram­ma­tion. Je puis en témoi­gner, elle a été ma co-pro­gram­ma­trice durant 4 ans.