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« Reclaim the night » : quand exprimer une injustice dans la rue pose problème

Entretien avec Joëlle Sambi Nzeba

Tract annonçant l'action "Reclaim the night 2017"

Le 11 février 2017, « Reclaim the night », une marche fémi­niste dans les rues de Bruxelles, a pro­vo­qué une inter­ven­tion poli­cière vio­lente, une réac­tion dis­pro­por­tion­née à l’extrême oppo­sé du mes­sage véhi­cu­lé par cette mani­fes­ta­tion, à savoir la réap­pro­pria­tion paci­fique de l’espace public par les femmes et les per­sonnes trans­genres. Joëlle Sam­bi Nze­ba, mili­tante queer et par ailleurs res­pon­sable du ser­vice Com­mu­ni­ca­tion des Femmes pré­voyantes socia­listes y était. Elle l’a racon­té dans la tri­bune « Et sou­dain, tout bas­cule », lar­ge­ment par­ta­gée sur les réseaux sociaux. Que dit cet évè­ne­ment des pos­si­bi­li­tés d’exprimer ses indi­gna­tions, notam­ment fémi­nistes, dans l’espace public ?

Pouvez-vous nous rappeler le contexte et ce qu’il s’est passé lors de la marche « Reclaim the night » ?

La « Reclaim the night », est une marche de nuit fémi­niste (en mixi­té choi­sie sans hommes cis1) visant à se réap­pro­prier la rue pen­dant la nuit contre les vio­lences sexistes. Elle choi­sit la forme d’une marche aux flam­beaux por­teuse d’un fémi­nisme inclu­sif, inter­sec­tion­nel2, insur­rec­tion­nel et pro-choix (pour le libre choix en matière d’avortement, du port ou non du hijab, la liber­té des tra­vailleuses-rs du sexe, etc). L’organisation de la mani­fes­ta­tion se fait de manière inclu­sive et hori­zon­tale, c’est-à-dire qu’il n’y a pas à pro­pre­ment par­ler de hié­rar­chie, ce qui s’est avé­ré impor­tant pour la suite des évè­ne­ments. J’ai répon­du à l’appel à titre per­son­nel en me disant que c’était l’occasion, en tant que mili­tante fémi­niste, de par­ti­ci­per à un évè­ne­ment reven­di­ca­tif dont j’avais déjà enten­du par­ler maintes fois et auquel il ne m’avait jamais encore été pos­sible de participer.

On s’est retrou­vé vers 20h au Mont des Arts, et nous nous sommes diri­gées vers le centre de Bruxelles. On était tout un cor­tège, envi­ron 150 per­sonnes, avec flam­beaux et chants, c’était assez fes­tif. Des tou­ristes et des pas­sants chan­taient avec nous. Arri­vée rue des Grands Carmes, au niveau du Man­ne­ken Pis, j’ai tout d’un coup sen­ti quelqu’un dans mon dos. Un homme vêtu d’un blou­son brun m’a dépas­sé en cou­rant et s’est pré­ci­pi­té sur une fille à quelques mètres devant moi en la pla­quant vio­lem­ment au sol. On s’est pré­ci­pi­tées pour l’aider car on pen­sait à une agres­sion. Et là, ça a dégé­né­ré. L’homme a sor­ti une matraque — on a com­pris que c’était un poli­cier en civil — et a com­men­cé à frap­per dans la foule. À ce moment-là, j’ai eu un réflexe de jour­na­liste, j’ai sor­ti mon télé­phone por­table pour fil­mer. Il n’arrêtait pas de frap­per, on le voit bien dans les vidéos qui cir­culent sur le net.

Le policier en civil s’est mis à attaquer sans raison spéciale ?

Sans rai­son par­ti­cu­lière. En tout cas, nous, nous étions en train de mar­cher, de chan­ter. Il faut s’imaginer toutes ces femmes qui crient, qui lui disent d’arrêter, et ce type qui conti­nue de frap­per vrai­ment fort, dans le tas, aveu­glé­ment. Il y a eu quand même un poi­gnet cas­sé, des bleus énormes, des contrac­tures… Nous étions tel­le­ment en colère. Rapi­de­ment, des ren­forts poli­ciers sont arri­vés. Et très vite, on s’est faites encer­clées dans cette rue par des four­gon­nettes qui en blo­quaient les issues sui­vant la tech­nique de la nasse, avec des poli­ciers matraques et bou­cliers sortis.

Au début, on s’est dit que ça allait pas­ser car, après tout, on était juste en train de mar­cher. Donc on s’est remises à chan­ter. Mais la police s’est rap­pro­chée jusqu’à ce qu’on soit toutes ser­rées les unes contre les autres. Tout cela a duré plu­sieurs heures. Il faut s’imaginer que pen­dant tout ce temps, cela fusait de coups de matraques et d’insultes de la part des forces de l’ordre, avec des « rentre dans ta cui­sine », des « salopes », etc., ils nous accu­saient nous d’être agres­sives ! Ils nous ont fait quit­ter les lieux en nous éva­cuant vio­lem­ment une par une, en nous tirant par les che­veux ou les bras et en matra­quant celles de nos cama­rades qui essayaient de nous rete­nir. Ce n’était pas facile mais, mal­gré tout, ce fut un moment plein de solidarité.

Certes, c’était une expé­rience dou­lou­reuse, mais qui, pour ma part, m’a don­né énor­mé­ment de force et de foi en la capa­ci­té à nous mettre ensemble entre meufs, femmes, les­biennes, queer, trans, etc… et à répondre à la vio­lence patriar­cale dans son expres­sion la plus lim­pide. Bien que nous ayons essuyé des coups, des insultes, etc., j’ai le sen­ti­ment que nous n’avons pas été vic­times, du moins que nous ne nous sommes pas vau­trées dans ce « rôle » qu’ils auraient cer­tai­ne­ment aimé nous voir endos­ser com­plai­sam­ment, sans réagir ! C’est le sou­ve­nir que je garde de cette nuit : un moment qui m’a per­mis de conti­nuer la lutte et me fait dire que je n’ai pas tort de le faire, que c’est bien, incroya­ble­ment utile d’être fémi­niste aujourd’hui.

La Reclaim The Night est une marche pacifiste organisée pour dénoncer les violences sexistes et transphobes notamment dans l’espace public. Qu’est-ce que ces évènements disent des possibilités d’exprimer des colères dans l’espace public aujourd’hui ?

Ils illus­trent bien le fait qu’exprimer une colère, une indi­gna­tion par des voies ou dans des cadres qui ne sont pas ins­ti­tu­tion­na­li­sés n’est pas pos­sible. J’ai enten­du bien des reproches au len­de­main de la « Reclaim » : la marche n’était pas auto­ri­sée, l’état d’urgence, etc. mais cela jus­ti­fie-t-il pareille vio­lence ? Peut-on véri­ta­ble­ment, en toute bonne foi éta­blir un lien entre un groupe de per­sonnes qui marche et chante paci­fi­que­ment dans la rue et l’agression poli­cière qui s’en est sui­vie ? Je ne vois vrai­ment pas ce qu’il y avait de dan­ge­reux là-dedans. C’était jus­te­ment un choix de ne pas deman­der d’autorisation. Car c’est quand même assez absurde d’imaginer qu’en tant que femme, on puisse ne pas être en sécu­ri­té dans la rue, qu’on soit constam­ment en alerte. C’est dif­fi­cile à per­ce­voir et à entendre pour cer­taines per­sonnes. Il y avait donc la volon­té, en orga­ni­sant cette marche, d’être pré­sentes dans l’espace public. Car, a prio­ri, on devrait avoir le droit et la pos­si­bi­li­té d’y cir­cu­ler sans deman­der spé­cia­le­ment une auto­ri­sa­tion ni à son mec, son patron, son mari, son ministre ni même à la police !

Il y a des colères qui sont plus « enca­drées » que d’autres mais alors est-ce que cela reste réel­le­ment une expres­sion de colère ? Ou bien est-ce que ça devient juste un moyen de don­ner bonne conscience à ceux qui nous main­tiennent dans une forme d’oppression ? Je n’ai pas de réponse à cette ques­tion, mais si nous avions orga­ni­sé cette marche dans le cadre d’un 1er mai, jour férié pour tout le monde, où on n’embête per­sonne, car tout le monde est au cou­rant que le 1er mai est un jour où l’on mani­feste, est-ce que ça aurait eu le même sens ? Par­fois, cela ne suf­fit pas de faire une marche en deman­dant l’autorisation dans un cadre bien pré­cis. L’Histoire nous apprend que les choses changent à par­tir du moment où il y a eu une étin­celle, un ras-le-bol expri­mé et celui-ci ne s’exprime pas tou­jours, rare­ment même dans un cadre conve­nu par les dominants.

Est-ce que la colère joue un rôle particulier dans les luttes féministes ?

On dit que la colère est mau­vaise conseillère, je ne suis pas d’accord avec ce pos­tu­lat-là. Je pense que s’il y a des luttes, s’il y a des luttes fémi­nistes, s’il y a des luttes pour les droits civiques, ce n’est pos­sible que parce qu’à un moment don­né il a fal­lu se mettre en colère, parce qu’on ne se résigne pas. La colère est un car­bu­rant. Ce n’est pas le seul. Mais, si dans un moteur il y a plu­sieurs pièces, c’est une des pièces néces­saires si pas cen­trales. C’est aus­si cette colère-là qui fait de moi une fémi­niste. Je suis plu­tôt quelqu’un en colère, même si l’âge et le temps font que j’ai appris à cana­li­ser, en tout cas à la mode­ler de manière à ce que ce soit utile et que cela fonc­tionne. Il faut de la colère, de la révolte. Il faut pou­voir poin­ter du doigt, d’un poing rageur des choses qui ne vont pas, trou­ver le cou­rage et la force de s’indigner, collectivement.

Est-ce que sortir dans la rue pour exprimer une indignation et se faire taper dessus pour cela n’aboutit pas à une sorte de « colère au carré » ? Est-ce que ça ne rend pas d’autant plus en colère ?

La répres­sion de la marche, c’était sur­pre­nant sans l’être vrai­ment. J’ai été cho­quée par la vio­lence de la police, outrée par les pro­pos qu’elle a tenus. Tout comme j’ai été sur­prise du silence assour­dis­sant des poli­tiques après cet évè­ne­ment, et extrê­me­ment tou­chée par les nom­breux mots de sou­tien et d’encouragements reçus dès l’instant où des indi­vi­dus, des groupes, des col­lec­tifs, des orga­ni­sa­tions fémi­nistes — même ins­ti­tu­tion­nelles — se sont mon­trés soli­daires de toutes les meufs pré­sentes cette nuit-là. Avec le recul, rien de ce qui a sui­vi la Reclaim n’est com­plè­te­ment sur­pre­nant et cela me conforte dans l’idée qu’il y a encore beau­coup de com­bats à mener pour mettre fin au patriar­cat, au machisme, au sexisme, à la trans­pho­bie, à la lesbophobie…

Le concept de la marche était de se retrou­ver entre femmes pour occu­per l’espace public. Mais, der­rière ça, il y avait toute la ques­tion de la place que les femmes occupent ou peuvent occu­per dans cette socié­té, notam­ment dans ce vaste champ (de bataille ?) qu’est l’espace public. Cela m’a rame­né à ce qui m’est ren­voyé au quo­ti­dien, à tra­vers une mul­ti­tude de petites choses, en tant que femme, en tant que les­bienne : « ferme ta gueule et va te cacher ! ». Bref, l’expérience Reclaim The Night aura pour moi, été très dure, certes, cela m’a mise extrê­me­ment en colère, mais l’avantage c’est que j’en sors avec encore plus de force pour conti­nuer à mili­ter. Tremblez…

  1. « Cis » se dit du genre (« cis­genre ») d’une per­sonne lorsque l’identité de genre res­sen­ti cor­res­pond au genre assi­gné à la nais­sance. Ain­si, peut qua­li­fier un homme se sen­tant homme ou une femme se sen­tant femme. Ce mot se construit par oppo­si­tion à « trans­genre » qui qua­li­fie des situa­tions où un homme peut se sen­tir femme ou une femme se sen­tir homme. NDLR
  2. L’intersectionnalité est un concept poli­tique dési­gnant le fait de subir simul­ta­né­ment plu­sieurs formes de domi­na­tion et dis­cri­mi­na­tion (racisme, homo­pho­bie, sexisme…) à com­battre dans le même temps et aux endroits où elles se croisent. NDLR


Le récit complet de la marche et sa répression « Et soudain, tout bascule » de Joëlle Sambi Nzeba est disponible sur le site des Femmes Prévoyantes Socialistes.

Infos sur la marche Reclaim the night ici.