José Verdin

« La sidérurgie à Liège ? C’est obligatoire ! »

Photo : Pierre Machiroux

José Ver­din est conseiller à la Fédé­ra­tion des Métal­los. Il revient ici sur la pos­si­bi­li­té d’une alter­na­tive à la fer­me­ture des sites lié­geois que pro­posent en front com­mun les syn­di­cats CSC et FGTB. Un plan viable et réa­liste qui s’inspire d’exemples euro­péens déjà mis en œuvre.

La sidérurgie en Europe et plus singulièrement en Wallonie est-elle condamnée par la concurrence mondiale ?

Peut-être que c’est toute l’industrie euro­péenne qui est condam­née par le capi­ta­lisme ! On assiste à une dés­in­dus­tria­li­sa­tion de l’Europe. Et mal­heur pour nous, la sidé­rur­gie est direc­te­ment sur le feu. Si l’Europe ne se res­sai­sit pas, ne tente pas de maî­tri­ser un cer­tain nombre de para­mètres éco­no­miques qui consti­tuent le socle de son déve­lop­pe­ment, elle connai­tra un déclin après une période de puis­sance comme l’Egypte ancienne. Nous en sommes à ce stade-là. La sidé­rur­gie est exem­pla­tive mais je pour­rais prendre le domaine de la chi­mie, de la phar­ma­cie ou de l’électronique où on est dans des méca­nismes presque identiques.

La dyna­mique éco­no­mique actuelle est pro­blé­ma­tique car elle est de plus en plus finan­cière et amène à une exi­gence du court terme par les bourses qui demandent des résul­tats tri­mes­triels, voire men­suels. Et cela, alors même qu’on est typi­que­ment dans un de ces sec­teurs indus­triels où l’on doit avoir des visions d’avenir sur 20 ans. On ne sait rien construire à court terme : un inves­tis­se­ment est por­teur de résul­tats que sur un temps long. En ce sens, le libé­ra­lisme, tel qu’il est enga­gé aujourd’hui dans sa phase finan­cière, ne peut plus, ne pour­ra plus enga­ger de pro­ces­sus longs. Il ne pour­ra plus être le moteur de l’économie de nos sociétés.

Plus immédiatement, la phase à chaud a‑t-elle encore un avenir à Liège ou faut-il se résoudre à la fermeture ?

Si j’étais fata­liste, je dirais que c’est nor­mal, que la demande est plus impor­tante en Asie (il y 1,4 mil­liard d’habitants en Chine, près du mil­liard en Inde), et qu’en plus ils ont des coûts qui sont beau­coup plus faibles en termes d’offres. Tout est réuni là-bas. Alors, avec notre his­toire sociale où les gens ne tra­vaillent plus que 180 jours par an, où ils ont un reve­nu cor­rect… si je pre­nais cette logique-là, oui j’accepterais la fermeture !

Mais je m’inscris à l’opposé de cette logique de fata­lisme : c’est aux gens à récu­pé­rer les ter­rains sur les­quels se sont construits une richesse, se construit une pro­duc­tion, la maî­tri­ser et la mettre au ser­vice d’une popu­la­tion. Il y a suf­fi­sam­ment de besoins par­tout dans le monde.

Vous pensez dès lors que c’est une des missions des collectivités locales ?

Il s’agir de faire en sorte qu’il y ait un consen­sus régio­nal sus­cep­tible de récu­pé­rer la pro­prié­té indus­trielle, la pro­prié­té doma­niale que cela consti­tue. On a pro­po­sé de mettre bout à bout la Région wal­lonne, les outils finan­ciers, les com­munes, parce qu’elles sont toutes, en tout cas dans la grande région lié­geoise, inter­pel­lées de près ou de loin dans leurs res­sources finan­cières mais aus­si dans la façon de gérer tous les hommes et toutes les femmes qui vont se retrou­ver sans avenir.

Et donc nous, orga­ni­sa­tions syn­di­cales, essayons de pré­co­ni­ser des for­mules qui ne soient pas éta­tiques au sens pre­mier du terme mais dont on mesure bien que c’est quand même une capa­ci­té pour une région de se réap­pro­prier un cer­tain nombre de choses et le les mettre à l’abri des multinationales.

Des exemples existent-ils ailleurs en Europe ?

Oui, il suf­fit d’aller en Alle­magne, dans la Sarre, un Land d’un mil­lion d’habitants, avec son par­le­ment et ses ministres. Cette col­lec­ti­vi­té locale a pris des dis­po­si­tions légales pour obli­ger celui qui dirige une entre­prise à avoir 71% des parts, donc une majo­ri­té simple. D’autres per­sonnes ou enti­tés ne peuvent donc pas en avoir la maî­trise, ne peuvent pas s’approprier ce qui est une pro­prié­té col­lec­tive. C’est une condi­tion sine qua non pour évi­ter que tout nous échappe. C’est la même chose dans cer­tains pays scan­di­naves en Autriche. Ce sont des bas­sins sidé­rur­giques qui ont construits leur déve­lop­pe­ment sur des res­sources minières avec une évo­lu­tion his­to­rique simi­laire à celle de Liège. On n’a donc pas à décou­vrir, à construire un modèle de toutes pièces : on peut se repo­ser sur des exemples étran­gers qui se sont construits des méca­nismes pour se mettre à l’abri de très grands groupes, d’exigences finan­cières à court terme et qui ont, mal­gré la crise, une situa­tion éco­no­mique inté­res­sante et des pers­pec­tives tout à fait positives.

Et qu’ont-ils fait pour récupérer la sidérurgie là-bas ?

Cela s’est fait de la même façon que chez nous en 1977 : la Socié­té Géné­rale de Bel­gique qui était pro­prié­taire de Cocke­rill a esti­mé qu’il n’y avait plus aucun ave­nir. Les mou­ve­ments syn­di­caux ont for­cé l’Etat à reprendre. L’Etat qui n’était pas encore régio­na­li­sé à ce moment-là a donc repris la sidé­rur­gie. Et cela a été mieux, puis c’est la Région qui a héri­té du pac­tole et puis il y a eu toutes les évo­lu­tions his­to­riques. Donc, c’est pos­sible, ce n’est pas une chose nou­velle que les col­lec­ti­vi­tés locales reprennent une indus­trie. La dif­fé­rence, c’est qu’à l’époque, la Géné­rale était dis­po­sée à vendre. Mit­tal lui veut détruire.

C’est la difficulté du Plan, Mittal ne veut pas revendre ni la phase à chaud ni la phase à froid. Or, ce plan n’est valable que si on a une sidérurgie intégrée ?

Nous pen­sons effec­ti­ve­ment depuis long­temps que là où nous sommes la seule solu­tion pos­sible c’est d’abord une sidé­rur­gie inté­grée. « Inté­grée », cela veut dire avoir une phase liquide de trans­for­ma­tion du fer (phase à chaud) qui ali­mente des uni­tés du froid qui elles-mêmes s’appuient sur des centres de recherche et des centres de for­ma­tions humaines pour faire en sorte d’assurer un ave­nir à l’ensemble. C’est très lié dans notre esprit et c’est très lar­ge­ment par­ta­gé. Mit­tal pense peut-être la même chose. Mais pour lui l’intégration, ce sont des usines du chaud à 5000 km du reste…

Comment procéder si M. Mittal ne veut pas vendre ?

Nous n’avons pas 36 solu­tions. La seule qui soit pos­sible c’est de convaincre le plus de gens pos­sibles des effets catas­tro­phiques de cette déci­sion et de mon­trer qu’une alter­na­tive est pos­sible et d’expliquer cela par­tout, aux tra­vailleurs, au monde poli­tique, aux villes, aux com­munes, dans les éta­blis­se­ments sco­laires uni­ver­si­taires, etc. et on s’y emploie. Donc créer un consen­sus qui fasse par­ta­ger l’idée de ce que c’est la catas­trophe et en même temps c’est peut-être encore plus dif­fi­cile de faire en sorte que ce consen­sus se reporte sur des alter­na­tives. Alter­na­tives qui sont décrites dans notre pro­po­si­tion de front com­mun et qui tendent à dire qu’il faut consti­tuer une capa­ci­té pour la Région de se réap­pro­prier les outils de gré ou de force. Je ne pense pas que cela se fera de gré.

S’il ne veut pas vendre, il peut les don­ner. Qu’il nous donne les outils et on les fera tour­ner ! Parce que ce n’est pas depuis Londres qu’il va faire tour­ner un lami­noir. On est devant un pro­blème de fond et qui tient à la pro­prié­té pri­vée, au capi­ta­lisme. Si l’homme ne veut pas se défaire d’une entre­prise dont il estime que cela ne lui rap­por­te­ra plus rien et que dans le même temps s’il la vend à un concur­rent cela va hypo­thé­quer un cer­tain nombre de résul­tats de ce qui lui reste par ailleurs, cela pose une grosse ques­tion : jusqu’où peut-on accep­ter qu’au nom d’une pro­prié­té pri­vée, on dés­in­carne toute une région ?

Qu’en est-il de l’innovation technique ?

L’évolution tech­nique est tout à fait excep­tion­nelle dans la sidé­rur­gie, tech­no­lo­gie qui date pour­tant du moyen-âge : en 5 ans 40% des pro­duits qui sont sor­tis de la phase à froid sont nou­veaux et modernes. On a donc des inno­va­tions qui sont tout à fait consi­dé­rables (inté­gra­tion de pan­neaux solaires dans l’acier, acier haute-résis­tance, revê­te­ment nano-tech­no­lo­gique etc.).

Je vais prendre un exemple : on a mis au point à Liège des aciers à haute résis­tance. Dans une voi­ture, en ayant un acier d’une épais­seur moindre, on aura la même capa­ci­té de pro­tec­tion du pas­sa­ger ou conduc­teur contre un acci­dent mais en plus on allè­ge­ra le poids de la voi­ture, ce qui en fera dimi­nuer la consommation.

Mais pour avoir cet acier haute résis­tance, il faut des outils qui, en amont, per­met­tront à l’acier de se trans­for­mer en acier haute résis­tance. Cela veut dire que dans les hauts four­neaux et dans les conver­tis­seurs à l’aciérie, il faut mettre des nuances d’acier, d’autres pro­duits, d’autres métaux. Il faut que les outils de lami­nage qui dimi­nuent l’épaisseur à part soient aus­si plus résis­tants que pour des aciers nor­maux. Cela concerne toute la chaine, de fil en aiguille. A Liège, on a tout cela. Si on enlève une des phases, on ne pour­ra plus pro­duire ces pro­duits nova­teurs parce qu’on aura plus les ingré­dients de base et les outils adéquats.

Autre exemple : les tôles de fines épais­seurs. Elles seront demain dans des pro­duits garan­tis contre la cor­ro­sion pen­dant 15 ans. Cela sup­pose que l’on ne fait plus sim­ple­ment des bains de zinc mais on y ajoute du magné­sium. C’est une tech­no­lo­gie très poin­tue et pour obte­nir de la tôle fine. Mais c’est très pro­met­teur, notam­ment dans le domaine de l’énergie : la tôle va pou­voir deve­nir un cap­teur solaire en tant que tel- ou l’usage des nano­par­ti­cules qui en recou­vri­ront la sur­face. Pour être utile et uti­li­sable au mieux, il faut que l’on réus­sisse à l’amincir à une épais­seur de lame de rasoir. Cela sup­pose un outil de lami­nage qui soit extrê­me­ment com­plexe et qui demande des com­pé­tences humaines tout à fait considérables.

La sidé­rur­gie est tou­jours une acti­vi­té struc­tu­rante, c’est-à-dire qu’en rai­son de sa taille, en rai­son des dif­fé­rents para­mètres tech­niques et autres, cela génère une acti­vi­té autour qui est considérable.

Jusqu’à quel point ?

Mal­gré la situa­tion de crise, l’an pas­sé, on a fac­tu­ré à la sidé­rur­gie de Liège pour 470 mil­lions d’euros d’interventions, de sous-trai­tance, de main­te­nance, des fours. Autour, il y a une acti­vi­té qui est tout autant consi­dé­rable, pas seule­ment les tra­vailleurs dans la sidérurgie.

C’est extrê­me­ment struc­tu­rant : pour l’emploi, dans la recherche, à l’université, dans la concep­tion des maté­riaux, dans la culture elle-même.
Donc, est-ce que la sidé­rur­gie a un ave­nir ? C’est obli­ga­toire ! C’est tou­jours le sque­lette éco­no­mique. Or, si le sque­lette dimi­nue, on aura beau avoir des muscles, cela ne sou­tien­dra rien du tout. Cela ne veut pas dire qu’il faut la lais­ser dans l’état où elle est aujourd’hui : là où on est fort, il faut être très fort, donc il faut conti­nuer à amé­lio­rer toutes les tech­niques d’innovation et de recherches de nou­veaux produits.

La réappropriation régionale : l’exemple de la Sarre (Allemagne)

La réappropriation régionale d’une partie de la sidérurgie wallonne permettrait à celle-ci de sortir des griffes des multinationales et pourrait garantir l’indépendance et le maintien de l’activité.

En 2012, réagissant à la fermeture de la phase à chaud liégeoise et s’inspirant de ce qui a été développé dans la Sarre, les syndicats métallurgistes liégeois présentent un plan visant à la réappropriation de l’ensemble des outils de la sidérurgie liégeoise et au maintien de la sidérurgie intégrée. Dans la Sarre, syndicats, politiques et travailleurs ont bâti sur fonds publics une fondation. Celle-ci est propriétaire d’un holding actionnaire majoritaire de la sidérurgie sarroise (comparable à la sidérurgie liégeoise). Garantissant l’indépendance face aux multinationales, ce montage permet de réinvestir chaque année 3 % du chiffre d’affaire dans l’outil et la recherche afin de maintenir la compétitivité. Et cela marche ! Pour transposer ce modèle à Liège, de nombreux obstacles devraient être levés : rachat des industries, investissement, approvisionnement, développement commercial…

Interview réalisée en août 2012, avant l'annonce de la fermeture de la phase à chaud par la direction d'Arcelormittal

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